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Le docteur Mustapha Negadi, psychiatre, au «Le Quotidien d'Oran»: «La démocratie implique des remises en cause auxquelles il n'est pas facile de consentir»

par Entretien Réalisé Par Amine Bouali

Le docteur Mustapha Negadi a été, avec les docteurs Benmiloud et Boucebci à Alger, Bensmain, Bencharif et Dojghri dans le constantinois, l'un des 6 médecins algériens «à s'être hasardés dans le domaine psychiatrique avant l'Indépendance». Né en 1932 à Tlemcen, il a longtemps exercé comme médecin-chef à l'hôpital psychiatrique de Sidi Chami, près d'Oran, et travaillé, en tant que psychiatre, dans le secteur médical privé de cette ville.

Le docteur Negadi a publié, il y'a 2 ans, un ouvrage autobiographique intitulé «Un roman algéro-soviétique; aux origines de l'UGEMA» dans lequel il relate son parcours de jeune étudiant et militant de la cause nationale. Il y décrit notamment son départ en France, en octobre 1955, pour y poursuivre ses études «comme étant objectivement une conduite de fuite; alors que des jeunes algériens comme lui participaient au combat pour la liberté, au péril de leur vie». Mais la grève des étudiants du 19 mai 1956, décrétée par l'UGEMA (Union Générale des Etudiants Musulmans Algériens) le transforma vite en «activiste». Vice-président de la section de l'UGEMA de Paris, il fut tenté un temps par l'enrôlement dans la lutte armée mais en fut dissuadé par sa hiérarchie de l'UGEMA qui obtint pour lui, en 1958, une bourse d'étude à Moscou, accordée par l'ex-URSS. En juin 1961, il quitta la capitale soviétique pour Tunis où il fit ses premières armes comme médecin-praticien au coté du docteur Pierre Chaulet, dans le centre de santé pour combattants de l'ALN de Hammam Lif. Il fut ensuite affecté à l'avant-poste de l'ALN de Ghardimaou, dirigé par le futur ministre Abdelghani Okbi. Ce dernier lui conseilla de retourner terminer ses études à Moscou (il était en cinquième année de médecine). «Abdelghani Okbi voulait-il me protéger du sort peu enviable de ces jeunes intellectuels transformés en soldats de fortune, menés à la dure, entassés dans les tranchées et prêts à affronter le pire», s'interroge-t-il dans son livre. Le 16 juillet 1962, Mustapha Negadi atterrit à Alger, après une escale à Bruxelles et Rabat. Il se présenta alors dans un Palais du Gouvernement algérois presque vide et demanda un poste de médecin psychiatre hospitalier «avec logement de fonction». Le destin choisira pour lui: ce sera Sidi Chami (près d'Oran). Âgé aujourd'hui de 86 ans mais avec l'esprit vif de ses 20 ans, le docteur Mustapha Negadi a bien voulu répondre aux questions du Quotidien d'Oran.

Le Quotidien d'Oran: Dr Negadi, vous exercez la psychiatrie depuis 1962. Durant ces plus de 50 ans d'exercice de la psychiatrie en Algérie, aussi bien en milieu hospitalier que dans le secteur libéral, est-ce que vous avez pu constater une évolution de la physionomie de la pathologie mentale en Algérie ? Est-ce que, à chaque étape cruciale de son développement, une société produit-elle un type particulier de dérèglements mentaux et, d'un autre côté, conforte des aptitudes psychiques générales ? Quelles seraient alors, selon vous, les grandes lignes de l'évolution de la santé mentale en Algérie et à quelle période critique de son histoire récente peuvent-elles être rattachées ? (Je pense, par exemple, aux années traumatisantes du terrorisme)

Dr Mustapha Negadi: En tant que praticien, je suis mélé au dépistage, au soin et à la prévention des affections mentales de patients algériens depuis le début de l'indépendance de l'Algérie. Ce pays vient de connaitre une guerre de sept ans dont les répercussions ont laissé des traces durables immédiates mais aussi sous forme différée: soit des séquelles de psychonévroses de guerre (états d'anxiété quasi permanents résultant des conséquences de peurs éprouvées durant la guerre, par exemple lors de sévices subis durant les interrogatoires) des dépressions ou bien l'apparition de comportements pathologiques tardifs en relation avec un vécu traumatique plus ancien. Ces caractéristiques sont nettement marquées, dans notre pays, dans les années 1960 et même 1970.

Si on considère la pathologie psychiatrique lourde formant le quotidien de la pratique hospitalière, elle est représentée par les grandes formes nosologiques (ou si l'on veut: les grandes maladies connues) que l'on retrouve dans la plupart des pays, dans des proportions à peu près équivalentes. En revanche, les formes plus légères de la pathologie psychiatrique ont une richesse de symptômes remarquable. Cela va de la dramaturgie richement colorée de l'hystérie (comme cette dame sujette à des crises d'agitation, dans le lieu même de l'examen, qui tombe en pâmoison - sans se faire mal - puis produit une gesticulation d'allure théâtrale accompagnée de paroles incohérentes puis, au bout de quelques minutes, reprend connaissance, devient calme, placide, comme si rien ne s'était passé) aux phénomènes compulsifs minutieusement décrits par les sujets atteints de névrose obsessionnelle (tel ce patient qui s'inquiète si les portes sont bien fermées, s'il a touché des objets souillés, s'il a dit telle ou telle chose à telle personne et se préoccupe de vérifier tout cela). À souligner, durant ces années-là, la fréquence importante de la demande de psychothérapie ou de traitement par la psychanalyse (alors en vogue, en Occident) chez les sujets jeunes, en particulier des étudiants.

A partir de la fin des années 1980, cette richesse des symptômes diminue pour laisser place, chez les patients, à une forme plus monotone dans la description des plaintes et en la foi presque absolue dans l'effet du seul médicament. La culture médicale instrumentaliste (c'est-à-dire: qui se base sur du concret) des patients, au-delà des années 1980, remplace celle, plus intellectuelle, des années 1970.

Ceci nous mène au seuil des années 1990, nommées «les années noires» avec le déchainement inouï de la violence du terrorisme islamiste qui allait sévir une décennie entière, beaucoup plus longtemps que la guerre de Libération. La pathologie psychiatrique est alors largement dominée par le psycho-traumatisme quotidien qu'allait vivre la population algérienne, et dont cette dernière ne s'est pas relevée jusqu'à nos jours. Ceux qui ont été atteints dans leur chair ou dans leur famille, ne sont pas près d'oublier ce qu'ils ont subi. Ils continueront à en parler pour atténuer leurs souffrances et conjurer les cauchemars vécus. Néanmoins, l'oubli qui recouvre cette période atroce est loin d'être une résilience par le fait que cet oubli n'est même pas la liquidation d'un deuil sur le plan psychologique.

Q.O.: On définit la résilience comme la capacité d'un être humain à se reconstruire après un échec ou un traumatisme. Ma seconde question s'adresse aussi bien au psychiatre de grande expérience qu'à l'ancien militant de la cause nationale, durant vos études de médecine, dans les années 1950, à Paris et dans l'ex-URSS. Est-ce que vous croyez Dr Negadi, que ce concept de résilience s'applique aussi aux nations ? Je me réfère à l'exemple de l'Allemagne et du Japon qui ont surmonté leur défaite de la seconde guerre mondiale et ont pu renouer avec le développement alors que nombre de pays arabes n'arrivent pas à bâtir un véritable avenir après le traumatisme de la colonisation mais aussi le choc des indépendances «confisquées».

D.M.N.: En effet, la résilience collective n'a pas eu lieu car l'Algérie est loin d'avoir réglé ses comptes avec son passé et notamment avec l'extrémisme islamiste dont se réclamait le terrorisme des «années noires». Pourquoi ne l'a-t-elle pas fait et...le voulait-elle vraiment ? Quoiqu'il en soit, il n'est pas question d'entrer ici dans le domaine de l'analyse politique des erreurs passées, ce n'est pas notre propos. Mais ceci ne nous dispense pas d'insister sur certaines interrogations concernant la résilience qui s'applique aux nations comme vous l'évoquez si pertinemment. Vous avez mis le doigt sur la capacité d'une nation ayant enduré une grande catastrophe, de trouver en elle-même les ressources pour surmonter le traumatisme collectif. La résilience commence à partir du moment où on fait l'inventaire de ce qui a été perdu, pourquoi il y a eu tant de pertes et décider de prendre ses distances avec les causes qui en étaient responsables. Ce n'est qu'après cela qu'il sera possible de tourner définitivement la page du sinistre et s'orienter vers un comportement démocratique sublimé, clarifié.

Les printemps arabes (des années 2010-2012) étaient porteurs d'un message d'espoir similaire au départ, mais l'ouverture démocratique a profité à l'extrémisme qui a tôt fait de réduire à néant l'espoir originel.

Nous, Algériens, avons connu notre printemps arabe au début des années 1990. Nous avons connu, avant les autres pays de la région, le schéma infernal des printemps arabes: révolte contre la dictature - exigence démocratique très vite confisquée par l'extrémisme islamiste. Et c'est en décidant de contrecarrer l'irruption de cet extrémisme par les urnes que l'Etat algérien s'est trouvé face à l'hydre terroriste qui lui imposa une guerre civile de dix ans.

Tant que les pays arabes continueront à naviguer entre Charybde et Scylla, ils seront voués à l'impossible réalisation de leur résilience. Alors les pays arabes sont-ils vraiment inaptes à promouvoir la démocratie et à transcender la mortifère «culture de l'échec répété» (qu'on appelle «névrose d'échec» en psychologie individuelle, un concept qui peut aussi parfaitement s'appliquer aux nations)? Bien sûr que non! Les peuples arabes (le mot étant compris dans un sens extensif: le peuple algérien, même s'il n'est pas essentiellement arabe, fait partie des peuples arabes par la civilisation) sont intelligents et doués de grandes qualités dans de nombreux domaines. Il faut espérer qu'ils comprennent que l'accès à la démocratie passe par des cheminements malaisés qui impliquent, sans aucun doute, des remises en cause auxquelles il n'est pas facile de consentir....et cette disposition d'esprit demande du temps pour son acquisition.