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La Norvège d’après la mort

par Kamel DAOUD

L’écologie est peut-être la seule religion qui ne tue pas, ou presque. Au centre de Copenhague, un soleil inhabituel cette semaine, des corps qui s’y tournent et en cherchent le moindre rayon pour transformer la photosynthèse en extase. C’est que le beau temps ici est rare. On le vit comme un temps féérique, une aubaine. Alors la place entière, la ville, cherchent l’exposition, tournent le visage vers le haut et s’enfoncent dans le plaisir brut de cette lumière. La ville n’est pas géante, elle est saine, avec cet air d’un village méditerranéen. Ici, pour prier, on use de vélo. Plus de la moitié de ce peuple roule en vélo.

Quelques jours plus tard, le chroniqueur pousse plus loin vers la Suède, puis vers la Norvège qui est si proche du rêve qu’on porte son propre corps comme une valise et qu’on vérifie à chaque fois si on ne l’a pas oublié dans une gare précédente. Là aussi, la même pratique : l’écologie. Cette religion qui vous donne le paradis ici, là, sous les pieds, vous le promet selon vos gestes. Intriguant renversement : le paradis est promis aux enfants qui ne sont pas encore nés, non aux ancêtres qui ne sont plus. Le moindre geste est pensé en fonction de cet impératif de sauver le pays. Ce lien de filiation en devient une culture, une hantise, une construction de l’éthique de la responsabilité. Pour ne pas avoir à égorger son fils ni à en rêver, Ibrahim est, ici, végétarien. Cela résout l’intrigue à la racine.

Le souci est qu’aucun Algérien ne voyage sans fuir ou comparer. Même exilé, il porte la moitié de son pays dans sa tête. Et habite la moitié du pays où il arrive au nom de la culture, du mouton à égorger, du lieu de prière ou du repli sur soi. C’est alors qu’on revient à cette question brutale : pourquoi chez nous le paradis est plus beau que nos pays ? Sur une chaîne TV populiste algérienne, on fait cette semaine l’éloge risible d’un Algérien qui a accroché sur chaque plaque de signalisation routière, le long de quelques kilomètres, une invocation, un appel au repentir, une prière. Dans le style comptable du moyen-âge européen : «si tu prononces 100 fois ceci ou cela, Dieu te pardonnera ceci ou cela». Époque d’une religion tombée dans le reliquat. Cet Algérien «Jil Bouteflika» est salué car il est le produit des deux dernières décennies et de la réconciliation : bigot, aveugle, fervent et soumis. Être à moitié vivant de la conscience cloisonnée. Car on aurait compris si cet homme avait fait campagne contre les sachets, la saleté. Si cet Algérien s’était porté volontaire pour nettoyer une école primaire, ou à planter un arbre. Non, il est le produit collatéral du bigotisme islamiste ambiant. Celui de ces médias, journaux, partis et prêcheurs qui s’indignent pour une jupe ou une «basmalla» mais pas pour la saleté.

Car le pays est sale et l’explosion de la consommation chez nous a fait de la nation une poubelle. On s’abîme à y collectionner les raisons profondes : dépossession de l’espace public, le Tout-Etat qui provoque la réaction du rejet, l’annihilation de la responsabilité individuelle au nom de la gloire du collectif, le culte du logement comme idéal au détriment de l’espace commun comme poubelle pour tous…etc. A cela s’ajoute cette invention de la paresse active, de la démission fervente : le «paradisme». Le paradis, cette Norvège d’après la mort, est décrit, voulu, désiré, détaillé, aimé, attendu et fréquenté par les dormeurs, tous les jours du monde. Le paradisme est devenu le palliatif à l’échec des utopies de développement des années des hymnes. Le Paradis a ses prêcheurs, ses descriptions, ses fantasmeurs, ses onanistes et ses kamikazes. Il a remplacé le parti unique qui est devenu une pensée unique religieuse. On en discute même si on a trois doctorats en neurologue moléculaire et on en parle comme si c’était une station de métro après les ablutions et l’expiration. Fascinant renversement du sens de la responsabilité : au lieu de bâtir le paradis, on l’attend. Au lieu de le léguer à nos enfants, nous le léguons à nos morts. Au lieu de travailler nous achetons des tickets pour la file d’attente.

L’écologie est le contraire du paradis. C’est une façon de prier sans saccager, de promettre sans tuer et de consommer sans cannibaliser. Mais pourquoi aimons-nous le paradis plutôt que l’écologie ici ? Non à cause de la foi, mais surtout parce que c’est du prêt-à-consommer. S’il était dit que nous n’allons pas aller en enfer mais qu’au paradis nous aurions à planter et nettoyer et se faire «écolo», il est probable qu’il y aurait moins de ferveurs et de prières au poteau.

L’autre solution est d’aller en Norvège et de convertir ce pays à nos paresses : ainsi nous aurions le paradis ici et après la mort. Mais cela va détruire ce pays que cette équation. C’est ce que nous avons fait de notre terre d’ailleurs : une poubelle sous les pieds et une trace de prière sur le front avec un drapeau sous l’aisselle et un sous-titrage du réel par «l’Histoire», qui permet de nous faire oublier nos présents et nos responsabilités.

L’écologie sera-t-elle un jour une religion chez nous ? Un Algérien sans sachets bleus est-il possible ?