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Tlemcen : La mémoire oublieuse

par Bénali El Hassar

Le «Nadi chabiba al-wataniya al-djazairia» communément appelé «cercle les jeunes algériens» n'appartient plus qu'au souvenir de ceux qui l'ont connu. La démolition de ce lieu de mémoire historique a interpellé plus d'un parmi les habitants craignant de voir tomber dans l'oubli l'héritage des jeunes au tournant du siècle passé. Cet endroit d'une forte image symbolique rappelant un moment important dans l'histoire de la lutte politico-culturelle dans la vie de cette cité. Les changements impliqués par la domination coloniale vécue avec un sentiment de perte expliquent la poussée patriotique, enfin la naissance de ce phénomène jouant sur les valeurs, les droits portés aussi sur l'avenir. Ce lieu est resté attaché au souvenir d'un destin de lutte des jeunes Algériens de la génération de la nouvelle élite avec des comportements suscitant des sentiments nationalistes.

Ces jeunes immergés en rapport avec le nouveau monde s'impliquant dans la complexité de l'évolution s'inscrivaient certes dans un même combat avec celui des jeunes égyptiens et tunisiens et plus largement des jeunes musulmans dans les pays sous domination coloniale. Le cercle les jeunes Algériens continuait certes à rappeler le souvenir des jeunes entrés dans l'histoire à l'aube du XXe siècle marquant les débuts du nationalisme en Algérie. Fondé en 1904, il comptait parmi les autres ou nawadis issus de la sphère des jeunes Algériens nés au même moment avec Nadi Tawfiqiya d'Alger, Nadi Salah Bey de Constantine? fonctionnant en mode modernité interprétée sous l'angle de l'évolution assumant en même temps l'identité. Le cercle des jeunes Algériens est emblématique de ce moment historique important de prise de conscience de la nouvelle élite en faveur du droit, l'émancipation, la liberté.

L'instant des jeunes fut prestigieux. Il allait marquer un changement dans la forme de lutte politique marquée par le début de prise de parole politique de résistance. avec l'émergence de figures de proue de ce mouvement de l'élite avec des personnalités de haute stature, tels Mohamed Agha Bouayad, Abdeslam Aboubekr Abdelkader Midjaoui, Abdelaziz Zenagui, Aboubekr M'rah, Moulay Hassan Baghdadi, Mustapha Benyellès, Mohamed Zerrouki, Mohamed Benblal, Abdelhamid Benachenhou, Abdelkader Mahdad ?

L'instant des jeunes Algériens

Le jeune Algérien est un concept de pensée et d'action politique et culturelle revendiquant l'accès aux droits, à la modernité et à son pari majeur : la liberté. C'est la situation de domination qui a motivé plus largement la création du courant «jeune musulman» et sa réaction provoquant la naissance d'un processus historique de motivation et d'engagement des élites du monde musulman. Dans sa mouvance arabe et musulmane l'instant des jeunes s'était illustré des noms de fortes personnalités. Journalistes et juristes, assumant fortement leur parti pris en faveur de la modernité, se distinguèrent dans ce courant. Le jeune Egyptien Mustapha Kami Pacha fondateur du Hizb al watani al misri, directeur du journal l'étendard (Lewa) du Caire, les jeunes Tunisiens Abdelmadjid Zaouèche (1873-1947) et Mohamed Bach Hamba (1881-1920), le jeune Indo-Pakistanais Mohamed Iqbal, le jeune Algérien Bénali Fekar juriste, journaliste et spécialiste, auteur de nombreux ouvrages sur l'Islam et le droit musulman, considéré comme le plus titré arabe et musulman de son temps, en 1910. Profitant de sa carrière dans la presse en France il lancera avec son frère Larbi, instituteur le premier journal jeune algérien du nom d'Al Misbah à Oran, en 1904? Dans son l'Algérie révélée, Droz, 1982, l'historien Gylbert Meynier note que «la ligne politique des jeunes Algériens est pour la première fois nettement exprimée par Bénali Fekar dans son article intitulée «La représentation politique des musulmans algériens» paru dans la revue du Monde musulman, en 1909. Dans leur rôle ils incarnèrent la culture nouvelle portée vers la civilisation et la science sous toutes ses formes plus créatives dans l'art, la littérature? Dans les centres de vieille tradition urbaine à forte propension intellectuelle des journaux jeunes Algériens verront le jour : El Misbah et Al-hak al wahrani à Oran, Rachidi à Jijel, L'Islam à Annaba, «Al-taqaddoum à Alger? La mouvance des jeunes Algériens a servi de levier à une forte politisation ayant entraîné l'éclosion d'autres relais ou nawadis vivants relevant de la même sphère, devenus des lieux de vie quotidienne, une dizaine au moins, dont Radja, Jeunesse littéraire musulmane, Ittihad, Sanoussiya, Saada, les Amis du livre? sans compter les associations caritatives (kheiriya), les clubs sportifs, les troupes musico-théâtrales?les imprimeries avec la parution de revues (al-abkaria, Lissane eddine?), ces ?'homes'' appuyés par des mécènes au sein de l'espace urbain et de son univers symbolique et religieux, la médina. Cette effervescence politico-culturelle a favorisé dès le début du début du 20e siècle l'existence à Tlemcen d'une microsociété d'hommes d'esprit et de pensée libre, et cela sous l'influence des courants rénovateurs en agitation partout dans le monde sous domination coloniale. C'est dans le milieu de ces cercles ou nawadis qu'est née la conscience politique du leader maghrébin Messali Hadj. L'héritage des jeunes algériens rappelle en souvenir l'accueil triomphant réservé à Tlemcen au petit-fils du héros national Abdelkader, l'émir Khaled, en 1921 plus tard à Messali Hadj, Ferhat Abbès, Bachir al Ibrahimi?puis Moufdi Zakaria, Cherif Salhi, Said Zahiri, Malek Bennabi, Abdelhamid Messaoudi les jeunes tunisiens Ahmed Bensalah, Bahi Ladgham, Ali Balahouane, Hédi Nouira, Othmane al Kaak , Brahim al-Kettani réunis à l'occasion de la tenue du 5e congrès des étudiants nord-africains organisé au nadi Saada en 1935? Avec les nawadis c'est une véritable vie plurielle qui s'installe dans la cité. Les médecins martyrs Tédjini Damerdji, Bénaouda Benzerdjeb, Boumédiène Chafii Mouleshoul? les professeurs révolutionnaires Sid Ahmed Inal, Abdelkader Guerroudj, Mohamed Dib, Mohamed Gnanèche ?en étaient sociétaires dans ces foyers du civisme et du militantisme.

A l'indépendance, l'uniformisme politique allait donner un coup d'arrêt à l' élan diversifié du paysage politico-culturel lié aux nawadis de différentes obédiences idéologiques : religieux, nationalistes, progressistes? .

Une mémoire qui s'efface dans l'indifférence

Le cercle patriotique des jeunes Algériens dont la mémoire physique s'efface aujourd'hui dans l'indifférence fut créé à l'instigation d'instituteurs et de lettrés de la jeune élite tlemcenienne politisée au tournant du XXe siècle ayant eu successivement pour présidents les instituteurs Mohamed Agha Bouayed ( 1906- 1919), fondateur du premier club sportif, le football club tlemcenien en 1910, où le jeune ?'Hadji'' Messaliste figurait en tant que joueur, Mohamed Bekhchi (1919-1932)? La société civile s'était plusieurs fois manifestée pour proposer le classement de ce lieu historique et d'autres non encore protégés attachés au souvenir de savants illustres ou personnalités intellectuelles et politiques, voire les demeures du célèbre cadi Choaib Aboubekr, Messali Hadj, Mohamed Dib, Mohamed Bensmail.... L'absence de politique de protection de ce qui reste comme témoin de la médina médiévale des vestiges entiers de son histoire sont en train de disparaître s'écroulant ou tombant sous les coups de boutoir parfois aussi débaptisés-rebaptisés dans l'ignorance à l'exemple de Dar al-Bouhmidi' (1903-1844) savant et guerrier de grande popularité de la résistance sous l'émir Abdelkader, mort assassiné à Fès lors d'une mission auprès du roi du Maroc Moulay Abderrahmane, ou encore Dar Mohamed Bennouna, grand commerçant de la Qaïssaria devenu ministre des finances sous le pouvoir de notre héros national. Plus d'un se demande alors où est la société civile ? Même les instruments de démocratie participative pourtant prévus par la loi dans le domaine de l'urbanisme, des sites et monuments historiques, de la culture? sont relégués, donc inopérants. La raison en est que les pouvoirs locaux peinent encore à donner sens sur le terrain à ses outils traduisant une volonté politique visant les débats pour la compréhension et la solution, et cela au rythme de l'actualité des problèmes de progrès de la région assumant des retards ou le temps de l'administration n'étant pas encore en phase avec le temps des grands changements.

Les contre effets de la bureaucratie

Ahbab tourath, l'ADESC (Association pour le développement social et culturel), Jasr?qui ont mobilisé un temps l'élite ont fini coincés entre médiocrité de candidats politiques et une bureaucratie paralysante en rupture par mettre une à une les clés sous le paillasson alors qu'elles ont été très actives dans l'animation, voire l'organisation de moments culturels importants conférences ou colloques nationaux et internationaux sur des thématiques diverses telles «Tlemcen capitale méditerranéenne», «Colloque international sur Messali Hadj sous le patronage de Monsieur le Président de la République», «Le khalifa de Tlemcen sous l'émir Abdelkader»? Ces espaces de rencontre, de réflexion et d'action de l'élite dans la marge ont eu à peine le temps de s'affirmer avant de disparaitre sous l'effet de décisions bureaucratiques inattendues visant notamment la récupération des locaux. On imagine très mal qu'une ville comme Tlemcen réputée pour son passé comptant un très grand nombre de monuments classés n'ait pas encore à ce jour une association chargée de la protection du patrimoine historique et archéologique ?

Du traditionnalisme patriotique de solidarité

Du traditionalisme patriotique des jeunes il en est resté malgré tout quelque chose de vivant lorsqu'en 1970 l'avocat nationaliste et esthète Boukli Hacène Omar, connu pour son passé militant et son civisme, membre fondateur du Croissant Rouge algérien en 1956 à Tanger et fidèle à la vieille école de mécénat, décide dans un but de solidarité de léguer l'universalité de ses biens dont sa maison de maître dotée d'une des plus riches bibliothèques privées remplie de manuscrits et d'œuvres d'art et un bain pour en faire un bien waqf destiné soit à l'action sociale ou à la culture, proposant par testament son rattachement à Sidi Abou Madyan. Cette fondation exemplaire de piété et de générosité est non seulement encore dans les limbes mais lestée de tout ce qui constituait sa richesse en livres, manuscrits, œuvres d'art et autres pièces précieuses. Cela n'a pas été sans décourager plus d'un parmi les donateurs voyant là le sort réservé à ce jour à ce bien waqf de piété et de charité. Nous pouvons également méditer l'exemple de cette fondation dotée sur trois étages en moyens les plus sophistiquées pour la lecture, les rencontres scientifiques avec une bibliothèque composée aussi d'un trésor de manuscrits et qu'il destinait à une œuvre de générosité au profit de la science et la culture et qui, craignant le sort réservé au waqf de maitre Boukli, s'en est ensuite malheureusement désisté...

L'absence de stratégie de développement dans le domaine de la culture fait aussi qu'à ce jour, en dehors des espaces de diffusion, voire la maison et palais de la culture, la wilaya ne dispose pas encore de structures destinées à la formation, voire un conservatoire, une école des beaux arts, un théâtre régional et d'autres espaces d'art et de création. Le chantier du musée d'art islamique est aussi depuis plusieurs années à l'abandon au centre de la ville.

Les leçons à tirer font qu'aujourd'hui il est impensable d'imaginer le développement sans accorder une importance aux principes de la participation et de la décentralisation, convaincu que la bureaucratie est encore un grand mal pour le pays.