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Femme respirant dans un angle mort

par Kamel DAOUD

«…Le mensonge est un mur qui devient la peau, puis la bouche, le visage, les yeux, le prénom puis il contamine toutes les choses. Je mentais tellement que je perdais la trace de toute chose, de Dieu, de ma mémoire qui n’était plus que saccage ou comme remplie de fausses herbes qui cachaient le reste. Je détestais mon propre prénom à cause de tous ceux qui l’ont prononcé et sali avec leur salive. J’avais un peu tout ce qu’une femme pouvait vouloir dans mon village. Un mari qui avait un travail, une belle-mère sans belles-sœurs, une maison à moi toute seule avec toute la vaisselle du monde. Mais c’était comme si j’avais accompli le rêve de quelqu’un d’autre.

J’étais dedans, mais c’était peut-être le rêve de ma mère, elle avait manqué de murs toute sa vie et était inquiète quand le vent soufflait. Sa première maison a été en tôle et zinc, elle en garda la peur de voir tout s’envoler à la moindre tempête. La pierre pour elle était la racine, la sécurité la possibilité de s’accrocher à quelque chose. Elle adorait les pierres et parlait souvent des voisins qui avaient une dalle de ciment sur la tête, avec bonheur. Mon père avait-il un rêve ? Oui, celui de trouver un endroit où personne ne le reconnaissait peut-être. J’étais dans cette maison pour la troisième année et je savais qu’un jour, le gros chien du «Dehors» allait me mordre. Ou que j’allais m’enfuir. Ou que Djillali allait me tuer. Cela arriva. Une nuit, il me frappa tant et tant que j’en devins une étrangère dans ma propre tête, un morceau de bois sur de l’eau, quelque part. Je ne sais pas pourquoi. Il me cria que je ne m’occupais pas suffisamment de sa mère. Que sa mère était ses yeux et son trésor et que je voulais surtout voler les louis d’or de la famille. Il avait cumulé des dettes. Ou avait fumé de la drogue. Il me cria que j’avais allumé la télévision derrière son dos et que sa mère a uriné sur elle-même jusqu’au cou pendant que je regardais des films. Je ne sais plus.

J’étais un peu absente depuis des jours, je scrutais un peu trop les gens dont je voulais voler la vie par la fenêtre, j’étais fatiguée de manger debout pendant que lui et sa mère se nourrissaient avec leurs sourires. Je me suis souvenue de mon père et de ses peurs et je lui en ai voulu. Ma mère était contre moi, même après sa mort et elle me le disait dans mes rêves. Dieu était du côté de «l’Araignée». Est-ce que je croyais en lui ? Bien sûr, mais je n’avais pas été éduquée à prier. C’était comme quelqu’un qui existait mais qui est parti en voyage, très loin de moi et je ne pouvais lui en vouloir. J’étais à bout et Djillali m’avait insultée sur mon ventre gros et stérile. Il voulait un enfant peut-être ou s’est fait moquer par les voisins sur sa stérilité. Je ne sais pas. Je me souviens d’une tempête mais aussi d’une indifférence. Tout a commencé par une insolence : quand je m’asseyais, j’écartais les jambes. Ah, il en avait les yeux si gros de surprise ! Et ma belle-mère en avait presque repris la parole. C’était une journée, ou deux, ou trois, où je ne me souciais plus de la vitesse du soleil et des ombres. Pourquoi ? Parce qu’il m’avait frappée et parce que ma belle-mère avait fait ses besoins quatre fois de suite et que je dus la laver et parce que la télévision a grillé quand je l’ai allumée et que je sus, à l’instant, avec l’odeur de ses ampoules brûlées, que mes cheveux allaient être arrachés de ma tête que je pouvais hurler autant que je pouvais, c’est alors que j’ai décidé de hurler bien avant tout le monde, là, seule, entres les pommes de terre à éplucher et le seau pour le parterre, avec ma robe grise et sale et mon corps qui était une grosse lèvre tuméfiée. Je vomissais, j’avais des nausées et je me sentais salie et souillée et tous les aliments, dans ma tête, flairaient le vomi. Je me mentais alors que le plus simple était de mentir aux autres. Voilà ma conclusion, à cette époque.

Je vivais cette vie, en tant que femme, comme si je devais payer une dette ou attendre que ma mère, ou mon père, m’octroient leur bénédiction après le martyr. Alors qu’ils étaient si morts que je devais dormir pour retrouver leurs visages et un peu de leurs paroles. Et, surtout, mon corps savait que je n’avais plus où aller si Djillali me chassait… Alors, il faisait le mort, de plus en plus parfaitement».