Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Le revers calme d’un corps

par Kamel DAOUD

«… Quand mon père est mort, je trouvais étrange que moi je pouvais encore toucher les choses, déplacer des objets et sentir le soleil sur ma nuque ou l’eau venir à moi. Je me heurtais un peu partout et éprouvais des vertiges tant ma survie, et non sa mort, était arbitraire. Il n’y avait pas de loi distincte qui pouvait expliquer le choix de la mort et celui de ma respiration. Pourquoi l’un meurt et pas un autre ? Cela pousse à se poser une question plus vertigineuse : pourquoi l’un vient au monde et l’autre reste une intention, une femme qu’on n’a pas épousée, un prénom qui n’a pas été décidé ? Donner un prénom à un puits ne change pas le fait qu’il est un puits et peut-être sans fond, ou sans eau. Je m’imaginais la vie comme un privilège, accordé à de rares personnes et refusé à des milliers d’autres qui attendent qu’un homme se décide, qu’une femme en rêve, qu’un billet de train soit acheté ou qu’une main soit demandée. Je l’ai lu un jour, quelque part : imaginons que la vie soit la mort et qu’avant de venir au monde, on vit dans une sorte d’un autre monde où l’on craint le vieillissement, la maladie, l’accident, le temps et la douleur, et où on s’agrippe pour ne pas prendre une ride ou un couteau dans le dos. Et où on finit par sombrer pour venir ici, là, mais sans mémoire.

Je divague. Je voulais juste dire qu’avec la mort de Hadj Kada mon père muet, j’ai perdu mon corps aussi inexplicablement que lui. Le sien, on le lava, le mien on le serra dans des bras puis on l’ignora. On enterra El Hadj et moi on m’oublia avec de grandes accolades. Alors les choses (poignées de porte, boites, pièces de monnaie, vêtement, chaussures, épines, lampes, robinets et écharpes, cuillère, parfums, etc.) ont repris une sorte de distance, se dérobaient ou reculaient quand je voulais les posséder, me narguaient dans l’illusion qu’elles sont un bien alors qu’elles ne sont que les miroirs de ma faim ou des cailloux perdus de la poche d’un autre qui a trépassé. Les objets se sont révélés à moi comme une collection d’esprits plaisantins : on passe la vie à croire qu’on les possède alors qu’ils nous regardent passer et glisser comme des feuilles ou des ombres.

Au fil de la semaine de deuil, ma peau devint insensible et je devins plus agité par les idées que par les couleurs, plus proche de l’immobilité que de la parole. Dans mon quartier, on a cru à ma tristesse alors qu’il ne s’agissait que de la réflexion qui figea mon visage et le tourna vers l’intérieur comme un miroir dans la nuit. L’évidence de l’arbitraire de ma naissance pouvait me pousser soit à vivre comme un fou -tant la vie est un privilège quand on la compare à la non-naissance de millions d’autres-, soit à croire que l’arbitraire est la preuve que la mort n’existe pas, mais seulement une exposition au soleil, puis à l’ombre, une fois avec un prénom et l’autre fois avec une pierre tombale. Puisque personne n’est nécessaire, on l’est tous ou personne ne l’est jamais. Je tournais en rond, bien sûr. Quand El Hadj Kada est mort, je fus comme surpris par un rire que je n’ai jamais perçu avant. Oui, une sorte de chuchotement, de sourire qui avait la largeur d’un horizon, une sorte d’amusement tendre du monde. Voilà, je l’ai dit. C’était comme si on se moquait de moi mais avec une compassion paternelle. Ou maternelle. Je pouvais vivre de ne plus jamais bouger et cela aurait été l’une des plus fabuleuse aventure d’un homme ! J’ai abouti à quelque chose que nulle ne m’enseigna : le trésor de la précarité. Tout était posé sur un fil, un chemin de crête, une immense respiration retenue. Tout était donné, totalement, et ravi, absolument. Mais allez expliquer ces idées aux miens. Ils vont croire que je suis devenu fou de chagrin, alors que je l’étais. Mais d’empathie. Pour tous».