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Yves Bonnet, Préfet de Région Honoraire, ancien responsable de la direction française de la surveillance du territoire (DST), au « Le Quotidien d'Oran »: «L'assassinat de Boudiaf n'est en rien imputable aux services algériens»

par Interview Réalisée Par Ghania Oukazi

L'ancien patron du contre espionnage français aime profondément l'Algérie. Il l'affirme sans ambages. «Je me suis donné aux relations entre mon pays et l'Algérie que j'aime profondément et je suis sûr qu'il n'existe pas en ce monde d'autre couple aussi attachant que celui que nous formons,» dit-il dans cette interview. Il parle aussi des moines de Tibhirine, de l'assassinat de Boudiaf, du détournement de l'Airbus d'Air France? Cependant, Yves Bonnet ne croit pas qu'aux services secrets. «Aujourd'hui, il n'y a pas d'autre moyen de sortir durablement de la crise que d'ouvrir le dialogue entre les religions,» affirme-t-il.

Le Quotidien d'Oran : En introduction de votre livre «Le berger de Touggourt : Vérités des moines de Tibhirine» (paru en 2016), vous écrivez en page 10 que «Ces moines trappistes se voulaient algériens ainsi que le leur conseillait leur hiérarchie. Le père Christian de Chergé en avait fait la demande, malheureusement en dehors des délais ouverts par la loi algérienne. Est-ce que «la tradition» trappiste veut que les moines prennent la nationalité du pays où ils se trouvent «en poste» ? Quels sont ces délais que la loi algérienne avait clos face aux moines trappistes ?

Yves Bonnet : C'est l'église catholique qui fait obligation à tous les religieux, et pas seulement les moines, de prendre la nationalité du pays où ils résident. Le cardinal Duval en est l'exemple. Les moines de Tibhirine n'ont fait que se conformer à cette règle. S'agissant de Christian de Chergé, j'ignore quelle était la prescription mais je confirme qu'il avait bien effectué les démarches.

Q.O.: «Le berger de Tougourt» vous a-t-il tant marqué au point de le mettre en «Une» comme dit dans le jargon journalistique ? En ces temps de profondes déchirures de l'islam en Algérie, pensez-vous vraiment que «l'homme était embarrassé (parce que) confus (ainsi) d'être pris en flagrant délit d'intrusion en terre chrétienne ?

Y.B.: J'ai aimé la symbolique du berger pour plusieurs raisons. En particulier pour l'engagement spirituel de ce jeune montagnard, mais aussi parce que dans la religion chrétienne, le berger est celui qui guide le troupeau, le prêtre, par conséquent. Le reste est affaire de littérature. J'aime les titres-référence et celui-ci en est un. Ceci précisé, l'homme était réellement embarrassé, ce qui se comprend parce que le monastère était vide et qu'il avait peut-être le sentiment d'être un intrus.

Q. O.: En page 202, vous écrivez «une réunion de tous les responsables des administrations et services spécialisés de l'Etat français, tenue sous la présidence du Premier ministre, Alain Jupé, va donner le ton de la position officielle de la France.» Vous affirmez alors que «autoritaire ou décidé selon les appréciations, le chef du gouvernement signifie à ses auditeurs sidérés qu'il est hors de question de travailler sur le dossier des moines avec les services secrets». Pourriez-vous nous préciser clairement votre pensée sur «l'énoncé cynique de la position du gouvernement français (?)» ?

Y. B.: Je confirme le propos en forme de mise en garde de Juppé. Il ne cessait pas de m'adresser des avertissements voire des menaces concernant mes propres déplacements: élevé dans la méfiance à l'encontre de l'Algérie, il confirmait ainsi le malaise installé entre Paris et Alger depuis l'affaire du camouflet de Manhattan. Or, Juppé ne pouvait ignorer que la seule façon de revoir les moines vivants était de travailler avec les Algériens. Je suis d'autant plus crédible sur ce point qu'à la même époque et constamment par la suite, j'ai défendu Juppé accusé à tort par Marchiani d'avoir saboté les efforts de ce dernier pour faire libérer les moines, assertion radicalement fausse.

Q.O.: Vous affirmez aussi dans votre livre que «(?)'il était hors de question pour le gouvernement français de négocier avec les ravisseurs. C'est la position officielle de la France dont on sait qu'elle a subi depuis lors, de nombreux accommodements.» Jusqu'où a pu aller la France en termes «d'accommodements ?» Le paiement des rançons est-il pour elle systématique à chaque fois qu'il y a une prise d'otages français ?

Y. B.: La France a pris l'habitude, comme tous les pays européens, de verser des rançons. En atteste le paiement d'une vingtaine de millions d'euros pour la libération des otages d'Areva. Il y a bien d'autres exemples, comme celui du règlement du contentieux franco-iranien sur le nucléaire. Le sujet est inépuisable.

Q. O.: L'assassinat de Boudiaf le 29 juin 1992 laisse paraître, écrivez-vous «des certitudes» au titre desquelles on lit en page 69 que «la commission d'enquête apportera des explications plus ou moins convaincantes (?) pour étayer la thèse d'un complot «interne». Aujourd'hui, avec du recul, pourriez-vous nous dire pourquoi assassiner un homme qui n'avait aucun ancrage dans les arcanes du pouvoir militaire algérien, par conséquent, qui ne pouvait nuire à personne ni changer véritablement l'ordre établi des choses ? Pourquoi ne l'avoir pas tout simplement écarté de la présidence sans effusion de sang ? Un putsch militaire n'aurait-il pas été moins criminel ? A moins que la thèse de l'acte isolé vous agrée totalement, sinon pourquoi toutes les failles dans le dispositif sécuritaire présidentiel ?

Y. B.: J'ai la conviction que l'assassinat de Boudiaf n'est en rien imputable aux services algériens. En atteste le fait que l'assassin est toujours en détention près de trente ans après le crime: il serait tellement facile de le faire disparaître si tel était le cas (la mise en cause des services.) En revanche, il y a eu, à mon sens, de graves lacunes dans l'organisation du service de la protection rapprochée et aucune sanction n'a été prise. Incurie, certainement, crime certainement pas.

Q. O.: Vous ne parlez pas beaucoup du détournement, le 27 décembre1994 à Alger, de l'Airbus d'Air France. Que s'était-il passé exactement sur le tarmac de l'aéroport de Marignane ? Pourquoi la France a-t-elle obligé l'Algérie à laisser partir l'avion vers Marseille ? Est-il vrai que les autorités françaises avaient douté de «l'efficacité» des services algériens d'intervention à dénouer une crise aussi complexe ? Y a-t-il eu beaucoup de morts au moment de la prise d'assaut de l'avion par les GIGN ?

Y. B.: Le gouvernement français n'avait aucune confiance dans la capacité des Algériens à régler sans trop de casse l'affaire de l'avion d'Air France. La discussion a été très dure entre les deux capitales, Chirac et Pasqua craignant que l'avion n'aille s'écraser sur Paris. L'intervention du GIGN a été impeccable puisqu'aucun otage n'a été tué lors de l'assaut. Smain Lamari m'en a parlé et dit qu'Alger avait finalement cédé pour ne pas envenimer les relations déjà difficiles entre les deux pays.

Q. O.: Ce n'est qu'après avoir été libéré de vos fonctions de patron de la DST que vous avez décidé d'évoquer publiquement une période d'intrigues des plus troublante entre Paris et Alger. Le devoir de réserve ne vous est-il plus imposé ?

Y. B.: Quand j'ai quitté la DST, les relations entre mon ancien service et la SM ont glissé au niveau au dessous : en clair, c'est le général Rondot qui les a prises en charge. Mes successeurs n'ont pas voulu les poursuivre eux-mêmes par crainte d'être recadrés par le gouvernement. Sans me vanter, je peux dire tranquillement que mon œuvre de rapprochement, de travail commun et d'amitié entre nos deux services n'a plus tenu qu'au travail de Raymond Nart et de Philippe Rondot. Je n'ai aucun état d'âme à le dire. Ni Pautrat, ni Gérard, ni Parent, ni Fournet, ni Pascal, ni de Bousquet ne se sont intéressés à l'Algérie.

Q. O.: Pourriez-vous nous parler de vos contacts professionnels (de renseignements) en Algérie lorsque vous étiez à la tête de la DST ? Les généraux algériens, -l'état major de l'ANP- que vous citez très souvent dans votre livre étaient-ils plus vos interlocuteurs que le patron des services secrets, le général Mohamed Médiane (Toufik) ?

Y. B.: J'ai essentiellement travaillé avec le colonel Lakhal Ayat et le commandant Smain Lamari, promus par la suite au grade de général.

Q. O.: Est-ce que la coopération sécuritaire entre les services de sécurité algériens et les services français reste aussi contingente que durant la période d'Alain Jupé alors 1er ministre ?

Y. B.: Pour le présent, je ne dispose d'aucun élément.

Q.O.: La réorganisation des services secrets algériens n'a-t-elle pas quelque peu brouillé les cartes à cet effet ?

Y. B.: Je ne sais pas, mais ce serait possible.

Q. O.: Pensez-vous que la réconciliation nationale a permis l'éradication de la pensée islamiste extrémiste et que le terrorisme est pratiquement vaincu en Algérie ?

Y. B.: La réconciliation nationale est pour beaucoup dans le retour au calme. N'oublions pas que, le premier, Smain Lamari est allé négocier la reddition de l'AIS et qu'à ses obsèques un détachement de l'AIS est venu lui rendre les honneurs (je n'y étais pas). Il est donc le premier responsable et auteur de l'arrêt de la spirale terroriste qui, à mon avis, ne reprendra pas.

Q. O.: D'où sortent tous ces groupes terroristes qui sèment la mort dans plusieurs pays arabes et musulmans ? Peut-on établir un lien entre les intérêts des Etats occidentaux, la propagation du terrorisme dans ces régions et le Grand Moyen-Orient (GMO), «redécoupage» du monde version américaine ? Les «printemps arabes» ont-ils été conçus dans cette même logique ?

Y. B.: Un certain nombre de pays arabes ont mis la main dans la déstabilisation de régimes dits dictatoriaux, en réalité à la fois autoritaires et tolérants. Le printemps arabe, opération soigneusement préparée entre partenaires occidentaux et arabes - essentiellement le Qatar - a échoué en Algérie parce qu'elle sortait d'une crise qu'elle avait surmontée et s'en trouvait vaccinée.

Q. O.: Vous attendez-vous à un redéploiement aussi rapide des groupes terroristes dans la bande sahélo-sahélienne après l'intervention française au nord-Mali ?

Y. B.: C'était malheureusement à prévoir. Nous l'avons écrit dans un rapport rédigé en 2011 et cosigné par Madame Saïda Benhabilès, sur la crise libyenne. Notre mise en garde très claire n'a pas été entendue.

Q. O.: Les interventions dans les affaires internes des Etats sont devenues légions. Sont-elles décidées juste parce que des dirigeants arabes auraient financé des campagnes électorales de présidents occidentaux ?

Y. B.: Si vous faites allusion aux affaires qui menacent M. Sarkozy, la justice tranchera. J'ai mon opinion.

Q. O.: Vous avez participé samedi dernier à Marseille à une rencontre sur le dialogue entre les cultures et les civilisations. En tant que responsable «pétri» dans le renseignement, pensez-vous que «l'interreligieux» ou «le vivre ensemble» pourraient venir à bout des vendeurs d'armes et des va-t-en-guerre des temps modernes?

Y. B.: Il n'y a pas d'autre moyen de sortir durablement de la crise que d'ouvrir le dialogue entre les religions, ce que cherche précisément le Vatican qui a désigné le cardinal Tauran pour s'en occuper. Le chemin est long, difficile, mais chaque pavé disposé nous fait progresser vers la fin d'une longue mésentente.

Q. O.: Vous écrivez dans votre livre «(?), l'amitié, le mot le plus beau dans toutes les langues, qui se glisse entre les peuples, singulièrement ces deux-là, algérien et français, deux peuples qui se sont combattus férocement, jusqu'à la sauvagerie, et qui ont su, curieusement, maintenir entre eux un haut niveau de confiance et de collaboration.» Ce «haut niveau de confiance et de collaboration» est-il réel ? Les relations entre l'Algérie et la France arriveront-elles à transcender leur caractère passionnel du «je t'aime moi non plus»?

Y. B.: Je ne retire pas un mot de cette conclusion : je me suis donné aux relations entre mon pays et l'Algérie que j'aime profondément et je suis sûr qu'il n'existe pas en ce monde d'autre couple aussi attachant que celui que nous formons.