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5e édition du «Dialogue des cultures et des civilisations»: Le triste bilan de la mondialisation

par Ghania Oukazi

«Il faut s'approcher de l'Algérie tout doucement, prendre son temps, toucher terre paisiblement, regarder attentivement ! Regarder par exemple la luminosité de certains paysages !»

Organisée la semaine dernière par l'UFAC (Union des universitaires algériens et franco-algériens) dans le cadre de la 5e édition du «Dialogue des cultures et des civilisations», la conférence-débat a réuni des têtes pensantes de divers horizons. Marseille a ainsi reçu Abdelaziz Rahabi, ancien ministre et ancien diplomate, Michel Rimbaud, ancien ambassadeur de France (Soudan, Mauritanie), professeur au Centre d'études diplomatiques et stratégiques, Yves Bonnet, ancien directeur de la direction de la Surveillance du territoire (DST), le Dr Ghaleb Bencheikh, islamologue, philosophe, président de la Conférence mondiale des religions pour la paix, le père Alain Feuvrier, diocèse de Marseille, professeur islamologue, facultés jésuites-Paris, le Dr Azzedine Gaci, islamologue, recteur de la mosquée Othmane de Villeurbanne, le Dr Serge Pautot, écrivain, avocat au barreau de Marseille, Slimane Zeghidour, journaliste, écrivain, chercheur, spécialiste du monde arabo-musulman et Karim Zeribi, président de l'agora des dirigeants France-Algérie, ancien député européen.

C'est «la Méditerranée» qui a été interrogée sur toute son étendue et tous ses «revers», ses conflits, sa prospérité, sa sécurité, sa politique de voisinage, à travers elle la sécurité mondiale, la mondialisation, la libre circulation des acteurs, des idées et des biens, la démocratie, la stabilité, la diversité, les leçons de l'Emir Abdelkader, le dialogue interreligieux...

A l'ouverture de l'événement, le président de l'UFAC avait repris le discours du secrétaire général des Nations unies pour rappeler que «(?) Je compte sur les pays de la Méditerranée et au-delà, pour réaffirmer leur tradition d'ouverture et de solidarité», a dit le SG des Nations unies comme repris par Abdelkader Haddouche. Ce dernier a tenu à ajouter deux éléments qui, dit-il, vont dans le sens de la réalisation de cet appel, le droit du peuple palestinien à un Etat indépendant et celui du peuple sahraoui à l'autodétermination (?).

«C'est à Oran que j'ai vécu? »

L'Algérie a été, cependant, bien au cœur de ce débat marseillais. Le père jésuite Alain Feuvrier y est retourné -le temps d'une conférence- pour en faire un exemple du «goût du vivre ensemble dans la différence». Il y a, dit-il, «au musée archéologique de Tipaza, la merveilleuse cité antique célébrée par Albert Camus, une mosaïque paléochrétienne tout à fait originale ! Cette mosaïque porte, en lettres majuscules, l'inscription suivante: IN DEO ET CONCORDIA SIT CONVIVIO NOSTRO (en Dieu, que la paix et la concorde soit notre partage)». «Mais, dit-il, j'aime à élargir le cercle des convives pour appeler la paix et la concorde sur tous ceux qui vivent ensemble sur la terre d'Algérie, certes, et pourquoi pas, sur les pays limitrophes de la «MARE NOSTRUM», notre «Méditerranée» ! (?) J'ai vécu une quinzaine d'années dans l'ouest algérien, mon activité professionnelle consistait à aider des étudiants et enseignants en sciences économiques, en sociologie et en droit (?) expérience passionnante pour la rencontre interculturelle ! Quelques verbes me permettent, aujourd'hui, de rassembler mon expérience interculturelle et interreligieuse dans l'ouest algérien: à Oran, d'abord, puis à Tlemcen; je retiens donc quatre verbes: s'approcher, se lier, se laisser toucher, se donner. (?) Il faut s'approcher de l'Algérie tout doucement, prendre son temps, toucher terre paisiblement, regarder attentivement ! Regarder par exemple la luminosité de certains paysages ! Certes, à Oran -puisque c'est à Oran que j'ai vécu mes premières années algériennes-, et à Marseille, le soleil est le même, la luminosité, identique ! (?) Fouler donc, tout doucement, avec un immense respect, la terre de

l'autre ! Et si, d'Oran, vous montez à Mascara, vous verrez, au village de Froha, des grands arbres peuplés de centaines de cigognes -cigognes identiques et pourtant différentes de celles de notre Alsace-Lorraine nationale ! (?) à Mascara, au climat plus rude qu'à Oran, vous foulez la patrie de l'Emir Abdelkader (?). Une personnalité fascinante, tellement éloignée de ce que j'avais appris dans ma jeunesse franc-comtoise, mes instituteurs me parlaient de l'émir comme d'un ennemi, certes redoutable de la France, mais surtout, d'un vaincu de je ne sais plus quel général français, alors que l'émir est, certes, le père de la nation algérienne, mais c'est aussi un soufi, un mystique musulman de premier plan, dans la lignée de l'immense Ibn Arabi, surnommé à juste titre le «cheikh al akbar» (le doctor maximus, le très grand savant !)».

Les valeurs essentielles pour l'Emir Abdelkader

Le recteur de la mosquée Othmane de Villeurbanne parlera lui aussi de l'Emir Abdelkader pour souligner que «l'émir rappelle que toutes les religions s'accordent sur des valeurs qui sont universelles, il en cite 4 qu'il considère comme essentielles: le respect de la personne, de l'esprit, de la famille et des biens acquis». Le Dr Azzedine Gaci note que «pour réussir le dialogue interreligieux, l'émir rappelle qu'il faut distinguer les lois religieuses qui incorporent les quatre valeurs universelles, qui sont fondamentales et immuables, d'une part et d'autre part les lois circonstancielles adaptables dans le cadre de l'Ijtihad, pour permettre aux sociétés d'évoluer avec leur époque». A partir de là, dit-il, «on peut tirer quatre points essentiels qui apparaissent dans le combat de l'émir et son engagement dans le dialogue interreligieux, à savoir «le pluralisme religieux -diversité religieuse (?), les droits de l'humanité- la dignité humaine (?), la promotion d'un dialogue sincère (?) et enfin la promotion des valeurs humanistes (?)».

Abdelaziz Rahabi intervient sur les migrants et affirme que «l'Algérie n'est pas responsable de l'émigration clandestine, c'est l'Europe qui a manqué à ses engagements vis-à-vis d'un continent qu'elle a colonisé et pillé». Pour cet ancien responsable algérien, «il est du devoir de l'Europe d'aider l'Afrique à se reconstruire, elle doit l'aider à se développer, pour fixer ses populations (?)».

Maître Serge Pautot dit sur le même sujet que «(?) nous ne pouvons pas rester insensibles devant cette affreuse dégradation de l'espèce humaine». Et, fait-il remarquer, «cette réaction affective me conduit au religieux. La doctrine religieuse, message d'amour de fraternité, m'interpelle sur l'accueil que nous devons réserver à l'étranger». C'est, à ses yeux, une grande responsabilité que «l'Eglise entend partager avec tous les croyants ainsi qu'avec tous les hommes et femmes de bonne volonté». De même, ajoute-t-il, «l'hospitalité dans l'Islam: quiconque a déjà été l'hôte d'une famille musulmane connaît l'importance de l'hospitalité dans l'Islam».

«La France, gendarme de l'Afrique»

Le professeur Michel Rimbaud expliquera la démocratie «des temps modernes». Il assure que «quand elle vient, c'est par surcroît (pour ne pas dire par miracle) et elle reste l'objet d'une bataille permanente, y compris et notamment dans nos «grandes démocraties» qui méritent d'ailleurs de moins en moins ce qualificatif par lequel elles s'auto-désignent». Répétons-le, note-t-il plus loin, «cette intervention militaire (cas de la Libye ndlr), de toute façon illégitime voire illégale, n'a aucunement pour objectif d'apporter ou même d'imposer la démocratisation, mais vise à provoquer un changement de régime, c'est-à-dire le remplacement du pouvoir existant qui déplaît par un régime qui plaît, non pas démocratique (car tout le monde s'en moque), mais docile face aux intérêts des parrains étrangers (?). L'ancien ambassadeur français est persuadé que «la naissance idéologique de la «communauté internationale» marque les débuts de l'offensive visant à réduire, au nom de la mondialisation, la portée de deux principes: souveraineté des Etats et non-ingérence» (?) «La notion de «devoir d'ingérence» elle-même ne sera formulée qu'en 1987, vingt ans après son «invention», par Bernard Kouchner et Mario Bettati, un juriste français (décédé le 23 mars 2017) (?)», rappelle-t-il. Cependant, explique-t-il, «il faudra attendre les années 1990 pour que le droit d'ingérence réinvestisse avec vigueur le champ diplomatique, à l'initiative de la France qui l'aura invoqué à maintes occasions afin de faciliter ses ingérences de «gendarme de l'Afrique». La guerre de Syrie illustrera, affirme-t-il, à partir de mars 2011 l'hypocrisie des guerres «pour la démocratie», en général conduites et parrainées par des forces foncièrement antidémocratiques et lorsque la «démocratisation» n'est qu'un stratagème pour parvenir à un changement de régime, à la destruction de l'Etat ou à sa mise sous tutelle ou à la prise du pouvoir par des forces étrangères ou représentant des Etats étrangers». Il estime que «désormais, à la lumière du conflit de Syrie, il apparaît que le monde onusien est clairement divisé en deux camps qui s'affrontent juridiquement et militairement: le camp de la paix et du droit, celui de la Russie, des BRICS, de l'OTSC (Organisation du Traité de sécurité collective) et de l'axe de la résistance arabo-musulmane d'une part, le parti de la guerre et du non-droit, celui de l'Occident «judéo-chrétien» et de ses complices takfiristes, d'autre part».

Yves Bonnet intervient, lui, pour interroger «le terrorisme n'est-il pas l'arbre qui nous cache la forêt d'une autre forme de désordre, en l'espèce la guerre économique qui fait rage dans le monde entier et dont les ravages sont de loin plus éprouvants et de plus long effet que les épreuves causées par le terrorisme ?». L'ancien patron de la DST, le préfet de région honoraire, indique que «nous connaissons le bilan des actes terroristes. Quelques cruels et injustes qu'ils apparaissent, ils n'ont jamais déstabilisé un seul Etat, ni provoqué la chute d'aucun régime. (?). En regard, explique-t-il, «les dommages que cause cette guerre économique, que Michel Debré fut le premier à dénoncer, sont catastrophiques et irrémédiables. C'est le triste bilan de la mondialisation en termes de paupérisation, de fracture sociale, de destruction des ressources

naturelles (?)».

Les deuxièmes croisades?

Plus loin, Bonnet pense qu'«il faut parler entre croyants et même incroyants de ce qui fâche, ne serait-ce que pour éviter la répétition de la lourde erreur du Printemps arabe, terme falsifié s'il en fut puisqu'il n'aboutit qu'à chasser du pouvoir des gouvernants certes autoritaires mais qui avaient en tête l'évolution culturelle de leurs peuples et leur progrès social et sociétal. Ce qu'il faut bien appeler les deuxièmes croisades ont fait régresser des sociétés sur la voie du développement des classes moyennes et de la tolérance. Les pétromonarchies y ont apporté leur concours, évidemment intéressé. En ce sens, le Printemps arabe est l'enfant adultérin de l'impérialisme occidental et du sectarisme arabe. Les peuples arabes y ont perdu de précieuses années de libération des esprits». Slimane Zeghidour estime que «nul ne doit rester prisonnier de son passé. Il faut alors en extraire ce qui peut servir le bien commun, au présent, ici et maintenant, dans l'endroit où vit chacun d'entre nous. Il en va ainsi du rapport franco-algérien, tout en paradoxes, ce qui en fait un véritable cas d'école».

Des exemples ? Le journaliste en donne: «il y avait 4 quotidiens francophones à Alger au summum de l'Algérie française, il en sort aujourd'hui 27, soit trois fois plus qu'à Paris, à Alger, capitale de l'Algérie souveraine. Il y a plus de ressortissants algériens dans la seule agglomération marseillaise que dans toutes les capitales arabes réunies. Le nombre de couples franco-algériens est, et de loin, supérieur à celui des couples formés par des Algériens avec des conjoints de tous les autres pays». Morale de l'histoire, dit-il, «de la colonisation et d'une atroce guerre d'indépendance, l'Algérie est plus francophone que jamais, la France abrite plus d'Algériens qu'à tout autre moment de son histoire...

Le hic, et c'est tout le drame, c'est que ce constat, plutôt optimiste, fait l'objet d'une surenchère d'un autre âge et de ce côté-ci de la mer commune et de l'autre. Le passé est irrévocable, l'avenir est un champ à cultiver».

Karim Zeribi, modérateur de la conférence, résume la Méditerranée. «Les enjeux de paix et de stabilité autour de l'espace méditerranéen sont nombreux (?), nécessitent des approches politiques nouvelles. Ainsi la seule dimension sécuritaire et la volonté occidentale de contenir les flux migratoires ne sauraient répondre aux grands défis du 21e siècle. C'est à travers des coopérations économiques gagnant-gagnant capables de remettre l'humain au centre des préoccupations que l'espace méditerranéen retrouvera sa stabilité. C'est à travers une dynamique de coopération éducative, universitaire, culturelle que les cœurs s'ouvriront pour créer un espace de relations humaines fraternelles, respectueuses des identités de chacun et des histoires de chacun», dit-il. Il prévient que «la nouvelle coopération à laquelle j'appelle n'est pas compatible avec les stratégies d'ingérences occidentales actuelles dans cette région, ne doit pas singer les vieilles postures coloniales, doit s'appuyer sur le triptyque Respect- Réciprocité et Confiance. L'axe franco-algérien doit être le moteur de cette nouvelle coopération au sein de l'espace méditerranéen. C'est le sens du message que je veux faire passer lors de cette conférence de Marseille !».

Le Dr Ghaleb Bencheikh a eu la délicate tâche de synthétiser l'ensemble des interventions. Il l'a fait avec tact, éloquence et élégance.