Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Ce que l'économie concède aux croyances

par Arezki Derguini

Qu'est-ce que la société concède au marché ? La réponse varie selon les croyances. On peut opposer trois croyances, celle qui associe l'idée de justice à l'État, celle qui l'associe à l'indifférenciation relative de la société et celle qui l'associe au marché autorégulé[1].

Une répartition efficace, mais inéquitable des ressources par le marché pour la première nécessite l'intervention de l'État pour corriger ses défaillances ; la meilleure répartition possible pour la dernière, l'intervention étatique ne faisant qu'accroître les défaillances du marché. Ces deux croyances impliquent une société individualiste reposant sur le couple individu État pour l'une, individu-marché pour l'autre. La seconde croyance ne pose pas l'individu indépendamment du groupe et joue des couples groupe-marché (la compétition internationale déterminant celle interne et individuelle), groupe-État (les corporations et autres associations civiles jouant un rôle équivalent au marché et à l'État)[2].

Ces croyances sont à la base de la distinction entre systèmes sociaux et systèmes économiques et de la compétition des systèmes sociaux au travers de la compétition économique. Ces croyances entrent donc en compétition. Au-delà de la compétitivité des systèmes politiques et économiques s'illustre la compétition des systèmes sociaux telle qu'on peut l'observer comparativement avec les pays nordiques et asiatiques.

La société libérale concède au marché le pouvoir d'allouer les ressources de la collectivité aux meilleurs emplois possibles. Le marché constitue ainsi l'institution centrale, il alloue les capitaux aux membres de la société qui en feront le meilleur usage, étant donné des coûts de transaction et des préférences collectives. Ce sont ensuite ces préférences qui vont distinguer les sociétés libérales égalitaires des sociétés libérales inégalitaires jusqu'à influer sur les coûts de transactions au travers du capital social [3], selon l'étendue du pouvoir qui sera consenti à l'argent, à la différenciation sociale. On pourra en juger au travers de la place que l'on fera à l'égalité des chances grâce à des services publics de qualité, dont ceux de l'éducation et de la santé, les deux indicateurs du développement humain à côté du revenu.

La société non libérale ne concède au marché que lorsque l'Etat est défaillant. Les besoins finissant par excéder les ressources, l'État qui ne peut plus prendre en charge les besoins sociaux cède aux riches un pouvoir de marché (la possibilité de dicter les termes de l'échange). Les longues files d'attente autour d'un service public dont l'offre est débordée et se dégrade, suscitent des marchés noirs, de la corruption et du favoritisme de sorte que pour l'intérêt du service il vaut mieux le privatiser, séparer les clients solvables des autres pour entretenir sa pérennité, que de l'abandonner aux coupe-file parasites qui ne font qu'accompagner sa dégradation. Nous assistons alors à une libéralisation forcée et non consentie par la société qui se traduira par une structure sociale trouble, des arrangements institutionnels incertains, une cohésion sociale et une compétitivité déficientes.

Rappelons qu'outre le marché « la rareté a été gérée de façons multiples : la file d'attente (dans le cas de pénuries de biens vitaux tels que la nourriture ou l'essence) ; le tirage au sort (pour l'attribution de cartes de résident permanent - green cards - aux États-Unis, le pèlerinage à la Mecque quand la demande est excédentaire, etc.) ; l'approche administrative de distribution des biens (en établissant des publics prioritaires) ou de fixation de leurs prix en dessous du niveau qui équilibrerait l'offre et la demande pour le bien ; la corruption et le favoritisme ; la violence et les guerres ? »[4].

Après que la croyance en l'Etat semblait l'avoir emporté depuis la révolution bolchévique, la crise des années trente, Keynes et le président américain Roosevelt survint la crise des années quatre-vingt, la chute du mur de Berlin, qui vit le retour de la croyance dans le marché. On passa d'une politique de soutien de la demande à une autre de l'offre. Puis survint la crise américaine des subprimes de 2007 et la crise financière mondiale de 2008-2009 et nous voilà en panne de croyance.

Dans un passé peu éloigné, on craignait que le marché subsume la société sous sa logique contractuelle, on parlait de « société de marché », certains s'en réjouissaient, d'autres s'en effrayaient. Aujourd'hui, alors que la croyance dans le plein emploi s'érode, on craint que le marché ne puisse concerner qu'une partie de la société, s'avérant incapable d'intégrer l'ensemble de la population, l'État devenant incapable d'y pallier du fait du ralentissement de la croissance et de ses recettes fiscales. On assisterait à une soumission des rapports sociaux à une marchandisation croissante à un pôle et à une paupérisation de la société à un autre. On parle d'humanité augmentée, de polarisation du marché du travail [5], de métropolisation de la vie économique [6] et de croissance non inclusive.

Ainsi peut-on lire dans le « rapport sur le cadre de l'OCDE pour une croissance inclusive (2014) » : « Compte tenu du creusement des inégalités de revenu enregistré ces trente dernières années dans la plupart des pays de l'OCDE, il importe, pour évaluer le succès des politiques de croissance auprès de groupes de population parfois très différents, d'aller au-delà de l'individu ou du ménage « moyen ». En effet, le chômage qui continue de toucher certains groupes sociodémographiques, comme les femmes, les jeunes et les immigrés, ainsi que l'augmentation de la pauvreté relative depuis la crise, mettent en évidence les multiples enjeux de l'action publique. Par ailleurs, au vu d'une inégalité des chances croissante, les mesures qui visent à lutter contre les inégalités de résultats sont condamnées à échouer si elles ne parviennent pas à garantir une plus grande égalité d'accès à un enseignement, des services de santé et des infrastructures de qualité, accès qui reste aujourd'hui inégalement réparti entre les catégories sociales et entre les régions dans de nombreux pays[7]. »

Que faut-il entendre par redistribution ?

La correction de la défaillance du marché, de l'inéquitable répartition marchande des ressources, revenait à une politique de redistribution. Deuxième principe d'intégration économique, la redistribution est la politique publique chargée de pallier la défaillance de cet autre principe d'intégration économique qu'est le marché [8] en matière d'équité.

Que nous faut-il entendre par redistribution ? La correction d'une distribution primaire des revenus qui n'est pas en adéquation avec une distribution en mesure d'assurer la stabilité sociale, la reproduction d'une structure sociale. L'allocation des ressources par le marché permet certes leur meilleure utilisation du point de vue de la production marchande, du pouvoir d'obtenir au moyen de l'argent, d'une accumulation du capital financier au détriment cependant des autres formes de capital, autrement dit à la faveur d'une destruction du capital naturel et social (parce que la conversion non réversible), d'une distribution inégale du capital humain, et non pas leur meilleure utilisation sociale, la meilleure répartition du revenu du point de vue de la société et de la dynamique de l'accumulation (ruissellement et non concentration). Selon qu'il y a, avec la croissance, « ruissellement » de la richesse des riches vers les pauvres ou concentration en leur sein, l'intervention de l'État ne s'inscrit pas dans le même mouvement. Dans le cas présent où les riches s'enrichissent et les pauvres s'appauvrissent, l'intervention de l'État s'inscrit à contre-courant et comme le craint l'OCDE, les mesures visant à lutter contre les inégalités de résultats sont condamnées à échouer si les inégalités de chance ne sont pas corrigées. Dans le cadre du ruissellement, la politique keynésienne permettait à la société de corriger les travers de l'inégale répartition du revenu, soit l'épargne excessive des riches et l'insuffisante consommation de masse.

Au cours de la décennie écoulée, la croissance économique a enrichi les riches et appauvrit les pauvres. À quoi cela peut-il tenir ? Cela n'est pas très difficile à deviner : à une répartition initiale du capital inégale que la croissance accentue au lieu de réduire.

Cela étant, quelle serait donc la meilleure manière de conjuguer croissance et justice sociale ? Faut-il disposer d'une certaine répartition initiale du capital suffisamment large, conformément à la théorie des institutions inclusives (Acemoglu et coll., 2005) et se demander ensuite comment obtenir une croissance qui conforte une telle répartition initiale du capital plutôt qu'elle ne la remet en cause (au travers d'une concentration des revenus et d'une marchandisation des services publics) ?

Dans la conjoncture mondiale caractérisée par une croissance faible du revenu moyen et un creusement des écarts de revenus, la croissance qui aggrave l'inégale répartition initiale des capitaux ne dégage plus les ressources en mesure de corriger la répartition des revenus qui en résulte. Il n'y a plus ruissellement des richesses des premiers servis aux derniers tenants de la file, mais concentration en faveur des plus riches. La société libérale qui continue d'avoir foi dans l'institution du marché doit faire face à une croissance des inégalités sociales. D'où ses réponses à la défaillance du marché par des protectionnismes, l'exclusion des minorités et des étrangers.

Dans la société de classes, la correction redistributive est une sorte d'assistance des riches aux pauvres pour préserver la coopération sociale entre les classes sociales, on parle alors de redistribution verticale ; et une sorte d'assurance contre les risques de la vie entre les « pauvres » (corporations et professions) pour produire de la solidarité sociale, on parle alors de redistribution horizontale. Elle vise ainsi à reproduire les conditions de base de la compétition et de la coopération sociales, en préservant la société de la dégradation de celles-ci ou en les améliorant en vue de la compétition internationale.

Cette correction semble être aujourd'hui mise à mal. La substitution massive du capital au travail, la polarisation du marché du travail et la nouvelle compétition internationale remettent en cause les compromis à la base de la coopération sociale. Les bases sociale et économique de la redistribution verticale et horizontale se délitent. Le financement de la protection sociale par l'assurance entre en crise avec la contraction de la société salariale, la restructuration des corps et des métiers et la globalisation des marchés. La société est confrontée à une double impasse : tentée par un recours plus important à l'assurance, elle se heurte à une globalisation des marchés et une décomposition des anciens collectifs. Veut-elle recourir à l'assistance des riches aux pauvres ? Mais alors, réduire l'investissement et la spéculation qui sont au cœur de la compétition en période de faible croissance ? Soutenir la consommation qui ampute cette compétition à la concentration du pouvoir ? Car le cours des choses étant à la concentration des ressources, la compétition s'y activera et ne distinguera pas spéculation et investissement. Ou bien, la société est-elle en mesure d'élaborer les compromis sociaux lui permettant d'alterner entre l'investissement et la consommation comme moteurs de la croissance selon la conjoncture économique internationale ? Investisseurs et consommateurs feront-ils preuve d'un esprit de corps pour ce faire ? Face à cette double impasse qui affecte la redistribution verticale autant qu'horizontale, la société consumériste de classes n'a pas d'autre recours que le populisme pour faire passer la solidarité de classes avant la lutte de classes. N'est-ce pas cette solidarité qui a conduit aux deux guerres mondiales du XX° siècle ?

Quelle répartition initiale des capitaux adopter ?

La compétition sociale admet donc des conditions initiales qui dotent les individus de capitaux différents à son départ. Les sociétés de classes croient en une certaine hiérarchie sociale qui leur a jusqu'ici réussi. De sociétés guerrières, elles se sont faites marchandes conquérantes et se sont transformées en sociétés capitalistes de droit.

Les sociétés faiblement différenciées cherchent leur voie, elles n'arrivent pas à stabiliser une structure sociale, cette dotation initiale de la compétition sociale. Leur compétition interne et externe reste donc confuse. Et c'est cette confusion qu'il s'agit de lever pour permettre à la compétition de produire une ligne de progression claire. Nous sommes donc devant le problème suivant : quelle structure sociale, quelle répartition initiale des capitaux adopter qui conviennent à nos croyances et permettent à la coopération et la compétition de produire leurs meilleurs effets, le bien-être social interne et la respectabilité extérieure ?

Il semblerait qu'au sein des grandes institutions internationales il y ait comme un consensus en la matière : les sociétés qui ont banni la pauvreté des enfants grâce à des services publics de qualité sont les plus justes et les plus performantes. C'est le modèle nordique qui a la palme d'or. Ces sociétés présentent cependant le caractère d'être fortement homogène ethniquement et culturellement à la différence du modèle anglo-saxon hétérogène ethniquement et culturellement, ouvert et compétitif, qui est comme impérial, mais à forte discrimination sociale et raciale. Les deux modèles procèdent de sociétés guerrières, mais à la différenciation sociale différente. On pourrait opposer les deux modèles comme on peut opposer le rang et la fonction dans une organisation hiérarchique. On pourrait donner à la société scandinave le type anthropologique du guerrier paysan, guerrier une saison et paysan une autre. Notre société aurait pour type anthropologique le pasteur guerrier ou le fellah guerrier, plus défensif et non conquérant, si l'on excepte le grand nomade. La place de l'activité guerrière n'étant pas distincte, permanente ou saisonnière, la société ne pouvait donc être conquérante, mais souvent conquise [9]. Voilà pourquoi je considère le modèle nordique (je suis tenté de parler de modèle viking) qui conserve une certaine indifférenciation de la société derrière une différenciation fonctionnelle, au contraire du modèle hiérarchique qui sépare ceux qui peuvent s'élever de ceux qui ne le peuvent pas[10], comme plus proche de notre modèle de société.

Nous avons donc besoin de stabiliser une certaine répartition initiale des ressources sans laquelle il serait vain de vouloir établir des droits de propriété clairs pour compter sur l'intensification de leur production et de leur circulation. Stabiliser une telle structure initiale dans les faits et dans nos esprits afin que les compétitions et coopérations sociales se la donnent comme point de départ et comme point d'arrivée est nécessaire pour soustraire la société à une navigation à vue qui abandonnerait son élite à l'imaginaire de la société de marché[11]. Nous devons être conscients du fait qu'une telle structure ne va pas de soi, qu'il nous faudra considérer nos préférences collectives : sommes-nous prêts à monter et défendre une structure égalitaire ou préférons-nous nous laisser aller à des préférences individuelles distinctives, jouant des inégalités. Il nous faudra répondre à la question : quelle structure, croyons-nous, peut nous assurer la paix intérieure et la paix extérieure ? Car ce n'est pas le marché qui décide de nos préférences ni des incitations que nous lui proposons pour réaliser nos préférences.

Je crois que la structure inégalitaire de classes a fait la différence aux premiers temps des révolutions agricoles et industrielles, mais qu'elle s'avère obsolète à l'ère de l'anthropogène (destruction du capital naturel et social) et des nouvelles révolutions technologiques (concentration du capital humain). Je pense aussi que notre société qui n'a pas pu et/ou voulu supporter une telle différenciation de classes dans le passé, qui s'est doté d'un État social plutôt que libéral à sa libération, ne pourra pas la supporter comme son avenir. On pourrait dire que selon la théorie de « la dépendance au chemin emprunté » (path dependence)[12], la société de classes ne fait pas partie de sa trajectoire historique.

C'est de ce point de vue, stabiliser une structure initiale des droits, établir une égalité des chances, qu'il faut envisager le principe du revenu universel de base. Substituer aux subventions universelles des subventions ciblées laisse filer la question de l'inégalité et de l'intégration de la jeunesse dans l'activité sociale. En séparant les publics, ceux qu'on livre au marché de ceux que l'on protège, nulle garantie que ces derniers ne finissent pas par rejoindre les premiers. Tout au contraire c'est le meilleur moyen d'y parvenir : diviser pour réduire. Nous ne pouvons pas non plus oublier ceux qui chaque année frapperont aux portes du marché du travail, laisser les sortants de l'université hors sujet. Le revenu universel peut être considéré comme un engagement dans la direction d'une structure initiale en mesure d'assurer une répartition efficace et équitable des ressources.

De la démarchandisation publique à la démarchandisation territoriale

Ensuite, il nous faut admettre que la redistribution ne pourra pas bénéficier des mêmes ressources que dans le passé. La démarchandisation publique faute d'une économie de marché performante ne pouvait faire face à la croissance des besoins sociaux. Pour établir la structure sociale que la compétition aura pour objet de reproduire, l'assistance d'une partie de la société à une autre ne pourra se substituer aux transferts sociaux financés par la rente pétrolière. Nous ne disposons pas d'une richesse privée (peu importe sa structure), en mesure de financer la solidarité dont nous avons besoin. C'est au principe d'assurance qu'il faudra faire appel. Mais là aussi, la richesse privée n'étant pas suffisante, c'est à un principe non marchand de solidarité qu'il faudra faire appel. La politique publique ne pouvant ni mobiliser une solidarité verticale des riches aux pauvres par l'impôt ni une solidarité horizontale de salariés ou de marchands par la cotisation, la politique de solidarité ne peut pas être une politique étatique, mais des territoires. De collectivités et territoires pertinents aux ressources intégrées.

Face à la défaillance de l'État puis des politiques de privatisation, ou bien face à la défaillance du marché, puis des politiques de redistributions verticale et horizontale, bref face à la défaillance des deux principes d'intégration économique, quelque puisse être la place des institutions du marché ou de l'État, c'est la société qui est menacée de faillite si ses collectifs ne sont pas en mesure de faire preuve de réciprocité [13]pour s'assurer contre les risques sociaux et économiques.

Nous n'avons pas le choix, un principe d'assurance non marchand est seul dans un avenir proche en mesure de prévenir les individus contre les risques sociaux, économiques et naturels et de reconstruire les deux principes marchand et étatique d'intégration économique sur la base de la réciprocité sociale, principe fondamental d'intégration économique et social, largement entamée par les politiques antérieures inspirées de croyances étrangères à la société. Concrètement, la société ne pouvant plus mobiliser une épargne monétaire préalable à un risque, que pourrait gérer une institution financière, elle devra le faire à sa survenue comme dans la société traditionnelle. L'évènement ou risque (mariage, maladie, dépendance, décès, etc.) sera le moment de la mobilisation de l'épargne collective. Une manière de reprendre la formation de l'épargne privée à sa base et de revoir les institutions marchandes et non marchandes en mesure de la mobiliser. On ne saurait sous-estimer ce point : la société de classes et la science économique ont séparé le consommateur du producteur, la citoyenneté de l'épargne et de l'investissement. La crise exacerbe aujourd'hui de telles séparations et menace la cohésion sociale. Leur remise en cause, avec l'approfondissement de la démocratie politique en démocratie économique, est à l'ordre du jour. Il faudra bien reconnaître qu'on ne peut pas être citoyen si on n'est pas partie prenante des arbitrages de la décision économique (consommer, épargner, investir). La démocratie politique qui sépare décision politique, affaire du grand nombre, et décision économique, affaire de l'oligarchie financière, est obsolète. Elle constituait le régime adéquat de la société industrielle où le vote politique pouvait faire contrepoids au pouvoir économique sans prendre part aux arbitrages de l'activité économique.

Au moment où la société a atteint un point où elle préfère traiter avec des étrangers que des familiers, quels collectifs peuvent être en mesure d'assurer les individus contre les risques de la vie ? La famille, élargie ou nucléaire, le village, le douar ou le quartier, de qui l'État et les individus se sont efforcés de se soustraire de la dépendance, seront-ils en mesure de reprendre à leur compte les fonctions d'épargne et d'assurance ? Des communes et groupes de communes, des territoires, peuvent-ils avoir de nouvelles consistances pour devenir de nouveaux acteurs en la matière ?

Nous avons repris l'anathème de la société occidentale contre la dépendance en route pour l'individu dépendant. Nous n'avons pas voulu voir à l'instar d'Émile Durkheim que la dépendance (ou solidarité) organique n'était qu'une mutation de la dépendance (solidarité) mécanique. La dépendance » s'impersonnalisait » en changeant d'échelle. Il y a là continuité, la rupture n'était pas nécessaire. Marché et État n'avaient nul besoin de détruire la réciprocité sociale. La discontinuité résidait entre la nouvelle division de classes et son imaginaire : celui tripartite de la féodalité ne tenait plus. Il fallait partir à la recherche d'un nouvel imaginaire, viendront celui du socialisme, l'idéal des pauvres, puis de la société de marché, l'idéal des riches. Notre dépendance les uns aux autres n'a fait que s'accroître et s'étendre. L'individu qui croyait s'être émancipé de la tutelle féodale et personnelle, n'y a été poussé que pour mieux être soumis à une tutelle impersonnelle et capitaliste bien plus désespérante dès lors que sa protection fait défaut. Notre indépendance apparente ? c'est pour mieux te manger mon enfant, disait le loup au petit chaperon rouge. Pour Michel Serres, la seule manière de comprendre les autres, c'est d'en dépendre. Nous nous sommes démis de nos liens personnels pour soumettre nos besoins aux rapports symétriques du marché et asymétriques de l'organisation de classe. « La question ne se pose plus de savoir si l'on doit être libre ou attaché, dit Bruno Latour, mais si l'on est bien ou mal attaché »[14]. L'opposition n'est pas entre le personnel et l'impersonnel, mais entre le symétrique et l'asymétrique. Notre fuite dans l'abstraction nous a fait perdre pied. Où atterrir ? demande Bruno Latour.

Avec l'extension du domaine du marché à quoi peut bien compter le lien puisque nous pouvons obtenir davantage de biens et de services que nous procurait le lien ? Pourquoi ne pas préférer être quitte à chaque transaction ? Mais le peut-on ? Pourquoi la division du travail et son changement d'échelle entameraient-ils le lien social, l'esprit de corps ? Pourquoi l'esprit de corps qui régnait dans la famille, le village et la tribu n'est-il pas passé dans le corps plus abstrait de la nation ? Pourquoi un esprit de classe qui a procédé d'un esprit guerrier enraciné dans une division sociale du travail et ayant entretenu un esprit impérial ne se perpétuerait-il pas dans le temps, avec les conquêtes, dans un esprit national ? Aurait-il perdu ses racines ? Pourquoi la compétition divise-t-elle au lieu d'unir ? Parce que la compétition dominante a une focale interne et non externe, enrôle des forces centrifuges et non centripètes ; parce que la compétition externe ne met pas en ordre la compétition interne.

Nous nous disputons les dépouilles coloniales et nous continuons à le faire en nous vantant de nos conquêtes revêtues des titres et des réalisations que nous accordent nos anciens colonisateurs.

Pour la nation ou la civilisation hégémonique, la défense de son hégémonie passe par l'instrumentalisation de la compétition des civilisations dominées, du choc des civilisations comme théorisé par Huntington. Les civilisations s'empruntent l'une à l'autre, se disputent et troquent, mais elles constituent les grands ensembles de la compétition mondiale. Il est normal que seule la civilisation hégémonique puisse apparaître pleine et entière bien que diverse, les autres ne paraissant que dans un état défectueux. Le choc des civilisations ne peut apparaître donc que comme le choc de restes de civilisations. Il ne peut donc opposer la civilisation occidentale et une autre, quelle qu'elle soit, ni civilisation chinoise émergente et musulmane démembrée ; il opposera chiite et sunnite, hindou et musulman, marocain et algérien, etc.. Il opposera les plus faibles pour les soustraire à l'influence du rival de la civilisation hégémonique, pour affaiblir ce dernier. Qui peut dire comment s'achèvera la rivalité États-Unis Chine aujourd'hui ? A-t-on appris à chasser la guerre de notre horizon ? La compétition entre l'Algérie et le Maroc est instrumentalisée par la France et le monde occidental, elle n'est au service ni de l'Afrique ni d'une autre de leur appartenance. Pourquoi un Etat voudrait-il s'imposer à un autre, une région à une autre ? Pourquoi les autres, autour, resteraient-ils spectateurs ?

Ce que la société ne veut pas concéder au marché, elle ne veut pas le concéder à la compétition individuelle, mais à la compétition collective. Depuis la théorie des coûts de transactions de Coase et Williamson, de la réflexion sur la gouvernance des biens communs d'Elinor Ostrom, tous deux prix Nobel d'économie 2010 au titre de la gouvernance économique, on sait que la privatisation, le marché et l'État n'offrent pas toujours la meilleure solution pour obtenir un bien ou un service. Certaines transactions marchandes peuvent engendrer des coûts[15] très importants. Selon Williamson, « lorsqu'une entreprise doit consentir des investissements qui l'exposent au risque de comportements opportunistes de ses partenaires, l'obligeant à adopter des dispositifs de protection coûteux, par exemple des contrats complexes et la plupart du temps incomplets, elle peut avoir avantage à intégrer cette activité ». Les agents économiques peuvent ainsi être amenés à choisir entre différents arrangements institutionnels pour minimiser leurs coûts.

Si l'on entend par économie concurrentielle, l'économie mondiale et pas simplement nationale, nous pouvons appliquer la théorie des coûts de transaction à notre société. Elle doit en effet choisir que produire et qu'acheter aux autres sociétés. Notre économie nationale n'étant pas une économie de marché concurrentielle, on ne prendra pas seulement en considération l'entreprise et la hiérarchie comme seule forme alternative d'organisation et d'arrangement institutionnel au marché. Pour faire face aux comportements opportunistes de ses partenaires, sans pouvoir se fier à des formes d'organisation empruntées, on pourra observer un recours abusif ( ?) aux arrangements informels.

Mais relativement à la théorie des transactions, je n'opposerai pas marché et hiérarchie, bien que cela corresponde parfaitement à l'histoire capitaliste et précapitaliste de l'Occident. Avant le marché, c'était la hiérarchie qui commandait au travail, les hiérarchies seigneuriales[16]. On peut donc dire que la hiérarchie couvrait globalement l'ensemble du champ social pour les sociétés de classes précapitalistes. Mais notre société n'ayant pas été une société de classes, le travail n'ayant pas été commandé par une hiérarchie de classes, une telle organisation hiérarchique n'existant pas, elle ne pouvait pas se transporter dans l'entreprise[17]. Ce que la hiérarchie permettait en réalité c'est de transformer une compétition individuelle d'acheteurs en compétition collective de producteurs. La hiérarchie est une forme de rapport social emprunté au milieu social de l'organisation. Si nous ne pouvons pas acheter ni sur le marché national ni sur le marché mondial, ce dont nous avons besoin, nous devons le produire. Étant donné nos ressources et les besoins pris en compte, les besoins retenus servant le développement des ressources conformément à une politique de la demande, nous produirons ce qui nous revient plus cher à obtenir d'autrui, et définirons ainsi notre politique d'offre[18]. Nous aurons ainsi défini une dynamique d'accumulation sans faire abstraction des dynamiques de la société et du marché mondial.

Ce que nous ne pouvons pas acheter, mais que nous devons obtenir, pour satisfaire nos besoins et accroître nos ressources, il nous faudra le produire grâce à l'organisation de collectifs dont la différenciation transforme leur milieu en milieu concurrentiel de réduction des coûts. Ce n'est qu'avec la différenciation de la compétition, des compétitions collectives que nous pourrons passer à davantage de compétitions individuelles.

Condition de base de la compétition, la compétition individuelle doit se penser dans la compétition collective pour pouvoir se subdiviser sans remettre en cause son unité stratégique. En oubliant une telle prémisse, la compétition individuelle se désolidarise d'une dynamique sociale d'accumulation, d'une dynamique de différenciation de la compétition sociale. Si l'on suit un modèle de société qui ne serait pas de classes, on n'opposera pas la compétition (intraclasse) à la solidarité (interclasses). On parlera de solidarité au service de la compétition (égalité des chances en éradiquant la pauvreté des enfants) et de compétition au service de la solidarité (en même temps que l'on œuvrera pour l'accroissement du produit (PIB) on veillera à la croissance de la part du produit destiné aux services publics[19]). « Un pour tous et tous pour un », faisait dire Alexandre Dumas à ses Mousquetaires, plutôt que « chacun pour soi et Dieu pour tous » de l'homo-economicus. Comme la production, la distribution et la consommation qui ne sont que des moments particuliers du processus de production, la compétition et la solidarité ne sont que des moments particuliers de la compétition. La solidarité est la condition ou l'envers de la compétition collective, la différenciation de la compétition collective la condition de la compétition « individuelle ». On peut exemplifier un cas par l'internalisation des coûts (entreprise ou conglomérat) et l'autre par l'externalisation (sous-traitance, différenciation). On parlera de compétitions de compétitions, de compétitions de solidarités, de solidarités de solidarités et de solidarités de compétitions, pour faire tenir l'une à l'autre. Il n'y a pas de compétition ou de solidarité tout court, c'est juste là une façon de prendre le réel dans des mots. Tout comme il n'y a pas de pure compétition individuelle, ce qu'elle mobilise de collectif invisible sur la scène de la compétition est toujours d'importance.

La préférence pour l'égalité qui caractérise notre société, qui a été prise en étau par le libéralisme et l'étatisme à l'indépendance, qui a été usée par l'étatisme postcolonial, aura-t-elle plus de chance d'échapper au libéralisme qui finirait par l'anéantir ? Pour remonter la pente et engager un autre parcours que rendent possible nos nouvelles ressources internationales, il faut faire une place plus nette à cette préférence avec une autre gouvernance économique que celle qui oppose marché et État. Pour ne pas être inféodée aux puissances de la globalisation, pour être en mesure de réinsuffler la compétition dans le corps social et réinscrire la compétition du corps social dans celle mondiale, une nouvelle citoyenneté doit émerger.



Notes

[1] Jean Tirole dans son ouvrage, « Économie du bien commun », cite le rapport de World Value Survey: « les Américains croient dans un monde juste dans lequel les gens ont ce qu'ils méritent » (p.90) ; en 2005 74 % des Chinois, 71 % des Américains, 65 % des Allemands, 43 % des Russes, 42 % des Argentins et 36 % des Français pensaient que l'économie de marché est le meilleur système sur lequel fonder leur avenir (pp. 57-58).

[2] Je ne m'éloigne pas beaucoup de la distinction de l'économiste et sociologue danois Gesta Esping-Andersen, Esping-Andersen Gésta (les trois mondes de l'État-providence. Essai sur le capitalisme moderne, 2007), qui classe les États providence en un modèle universaliste (ou social-démocrate), un modèle libéral (ou résiduel) et un modèle corporatiste (ou conservateur). Le modèle universaliste de l'État providence assure à l'ensemble de la population un niveau de protection sociale élevé financé par l'impôt. Le modèle libéral de l'État providence assure un faible niveau de protection sociale souvent réservé aux plus pauvres et financé par l'impôt. Le modèle corporatiste ou « conservateur » assure une protection sociale aux individus ayant travaillé et cotisé. Sauf qu'à prendre autrement ces types que comme idéal type, l'auteur focalise trop sur l'État (plus ou moins d'États) et le mode de financement de la protection sociale (impôt ou cotisation) et pas assez sur les dispositions sociales.

[3] Préférences que le démographe, historien et anthropologue, Emmanuel Todd encastre dans des systèmes familiaux. Dans son ouvrage, « La Diversité du monde. Famille et modernité » (1999), il distingue quatre types de famille autour des valeurs de liberté, d'(in)égalité et d'autorité. https://www.herodote.net/Emmanuel_Todd_pour_tous-synthese-1997.php

[4] Ibid. p. 41

[5] The Polarization of Job Opportunities in the U.S. Labor Market. Implications for Employment and Earnings. David Autor, MIT Department of Economics and National Bureau of Economic Research. April 2010. Et rapport de l'Institut Montaigne « Marché du travail : la grande fracture » février 2015.

[6] Pierre Veltz, Métropoles, villes et territoires.

[7] https://www.oecd.org/fr/rcm/IG_MCM_FRENCH.pdf

[8] Karl POLANYI reconnaît trois principes ou « modèles » différents d'intégration économique. Par principe d'intégration économique, il faut entendre ce qui donne « unité et stabilité » aux « économies empiriques » (POLANYI et coll. [1957], 1975, p. 244). Ils sont définis par un mode particulier de circulation et de répartition des biens et des services : la réciprocité, la redistribution et le marché. Il conviendrait d'y ajouter l'aide, l'entraide et le partage propres aux relations domestiques (house holding), au sein desquelles il faut distinguer ce qui appartient à la solidarité entre égaux et ce qui tient de la protection hiérarchisée (POLANYI, 2006, p. 51).

[9] La thèse de la colonisabilité de mon point de vue s'appuie sur cette indifférenciation sociale de base. L'érection d'un État renvoie souvent à la nécessité pour la société de se défaire d'un conquérant. Dès lors qu'une telle mission est accomplie, elle retourne à son indifférenciation. Les empires berbères ont été le fait des grands nomades chez qui l'activité guerrière avait une autre place. Nous retrouvons alors la question de l'esprit de corps d'Ibn Khaldoun.

[10] La hiérarchie céleste des anges donne le modèle de la hiérarchie des hommes. On sait « grâce aux travaux d'Ernst Kantorowicz, de Harold Berman et de Pierre Legendre, que l'État n'est pas une forme institutionnelle intemporelle et universelle, mais une invention des juristes pontificaux des XIe-XIIIe siècles » in Grandeur et misère de l'État social d'ALAIN SUPIOT, Leçon inaugurale au collège de France, prononcée le jeudi 29 novembre 2012.

[11] Selon Michael Sandel, auteur du best-seller mondial « Ce que l'argent ne saurait acheter, les limites morales du marché », 2012, 2014 pour la traduction française, la société de marché pour qui tout a un prix creuse les inégalités et corrompt les valeurs sociales. De mon point de vue, c'est moins le marché qui corrompt, que la société qui se corrompt, le délitement des valeurs sociales encourageant la marchandisation. Tout dépend en vérité de ce que la société concède au marché et à la démarchandisation. Comme disait F. Braudel, le capitalisme, qui s'efforce d'étendre l'emprise du marché si on l'abandonne à ses forces, ne crée pas l'exploitation, les différences, il les exploite.

[12] Ou encore « dépendance au sentier », « sentier de dépendance ». Selon Bruno Palier, « la notion de path dependence ou dépendance au chemin emprunté s'est développée en science politique au cours des années 1990, pour souligner le poids des choix effectués dans le passé et celui des institutions politiques sur les décisions présentes. Cette notion est centrale pour les approches néo-institutionnalistes historiques qui cherchent à rendre compte de la continuité des trajectoires des politiques... » in Dictionnaire des politiques publiques, Presses de Sciences Po, Paris, 2010.

[13] Troisième principe à l'œuvre dans le processus d'intégration économique pour Karl Polanyi.

[14] « Factures/fractures. De la notion de réseau à celle d'attachement» in André Micoud et Michel Peroni, ce qui nous relie, éditions de l'Aube, La Tour d'Aigues, pp. 189-208 (2000).

[15] J. Dahlman les regroupe en trois catégories : 1. « coûts de recherche et d'information » : prospection, comparaison du rapport qualité/prix des différentes prestations proposées, étude de marché, etc.. 2. « Coûts de négociation et de décision » : rédaction et conclusion d'un contrat, etc. 3. « Coûts de surveillance et d'exécution » : contrôle de la qualité de la prestation, vérification de la livraison, etc. Source Wikipedia.

[16] Voir les travaux de G. Duby, Guerriers et paysans, ainsi que les trois ordres de l'imaginaire féodal, Gallimard.

[17] J'ai parlé ailleurs de l'entreprise occidentale comme dernier territoire de la féodalité, ainsi que de la nécessité d'inventer notre modèle d'entreprise. Les modèles qui ont jusqu'ici été formulés empruntent les traits hérités de sociétés féodales : ainsi du modèle japonais. L'absence d'un tel modèle national explique en partie l'échec de notre industrialisation.

[18] J'ai soutenu ailleurs que la définition d'une politique de la demande nous permettait de soumettre la production à une certaine règle de répartition.

[19] Dans notre cas. Dans celui des sociétés qui ont stabilisé leur structure sociale, on défendra une part constante.