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L’Attentat permanent du mauvais goût, chez nous

par Kamel DAOUD

Qu’est-ce que le mauvais goût ? C’est l’expression d’un désordre dans le lien avec le réel. Une maladie des imaginaires qui n’arrivent pas à se décarcasser. Ou un effet collatéral de la bureaucratie. Ou une histoire de l’autoritarisme politique. Ou une variante du mépris du Régime pour l’Esthète. Ou la conséquence du mépris pour les libertés. Ou le fruit de la gestion stalinienne de la Culture en Algérie C’est surtout cela. Le mauvais goût heurte en Algérie. Non seulement dans les maisons parfois (fruit de l’accès à la rente sans l’accès à la culture, conséquence du démantèlement des classes moyennes et des transmissions culturelles), mais dans les villes, l’urbain. Car l’urbain est décidé sur injonction politique : on reloge, on célèbre, on affirme une autorité, pas un canon de beauté, un signe de civilisation. C’est le wali qui décide de la couleur des murs, des ronds-points et des monuments. Il faut s’y arrêter pour les voir par exemple à Oran : terribles de laideurs. Grossiers, volumineux. Une sorte de croisement entre le culte du béton et la sous-culture de l’Administrateur.

L’esthétique de la ville n’est pas décidée en fonction d’une histoire des élites locales, de leurs visions du beau, contes, légendes et intuitions, mais par l’Administrateur. L’actuel wali d’Alger aimait les «arcades» qu’il appelait «les boucles d’oreilles» ? On en aura à Oran, à Mostaganem, etc., là où il passe. Il pouvait choisir avec la même autorité la couleur des rideaux de sa maison et les couleurs des murs d’Oran.

Le mauvais goût heurte chez nous : dans l’urbain, dans la cérémonie, dans le portrait, avec cette propension (fervente chez les régimes autoritaires) pour les fleurs en plastique par exemple, les banderoles molles, la peinture beige et grise. Les portraits géants, trotskystes et déformés des martyrs, des fresques murales avec des moudjahidines tordus en des postures invraisemblables, corps rapetissés, visages étalés, des fusils disproportionnés à la main, des yeux globuleux à cause de la colère sacrée. C’est la seconde mort des martyrs : après la guerre, la défiguration. Traversez les villages et admirez ces fresques aux entrées, financées par des mairies ou des daïras, censées représenter l’histoire mais n’exprimant qu’une difformité du sens collectif et de la représentation. Même les statues en dur des «Pères fondateurs» ont été atteintes par la laideur. On ne s’en remet pas de les avoir un peu fixés du regard. Benbadis en sort avec le portrait d’un cauchemar de Goya. Benm’hidi y aura subi une grande torture longtemps après son assassinat.

Guernica de l’esthétique. Cela touche aujourd’hui la sphère du «privé». Pas seulement les maisons nées des gros crédits des années 2000 (pagodes chinoises, faïence de salle de bains collée aux façades, peintures hurlantes) mais aussi les restaurants aux murs mauves avec sol orange, les «complexes touristiques» aux couleurs de fièvres, les «manèges» d’enfants. A Mostaganem, le dernier créé touche à un excès de tropiques en matière de couleurs et de «Mickey Mouse» gigantesque et provoquant la peur ou l’immobilisation de l’enfance. L’entrepreneur n’acceptant que rarement de déléguer le souci du beau à une «boîte» de décoration, des spécialistes du créneau, mais fera dans le sens du wali : il décidera alors de la couleur des chaises et des assiettes pour son hôtel ou son café. Peinture dorée, abonnement «Bein», chaises criardes et serveurs «socialistes roumains ».

Nous ne sommes pas un pays touristique, nous sommes un pays encore au stade de l’esthétique socialiste, centralisateur quant à la décision politique et celle de la taille des ronds-points, amateur des monuments qui reflètent plus le sens déformé que la célébration du beau, bureaucrates et peu fréquentés/fréquentables. Le mal est complexe comme on aime le dire mais il nous vient aussi de deux sources principalement. 1- le beau, le canon du beau, la vocation du beau ne peuvent naître que là où la liberté fleurit. 2- nous voyageons peu et nous sommes peu ouverts aux voyageurs du reste du monde. Cela nourrit l’enfermement, le consanguin, la nonchalance, la négligence. Le pays a l’esthétique des habits des Algériens un vendredi : c’est la journée nationale de l’inélégance. On y sort avec des pantoufles, un pyjama, un couffin, un tapis de prière et des kamis pour demander la main d’une voisine ou prier un Dieu. «L’entre-nous » ayant pour conséquence le dépareillement, les minarets prétentieux et laids, les façades riches et inachevées, la vente, au bord des routes, à la fois de récoltes d’oranges et des canapés, les walis aux goûts grossiers, une esthétique nationale responsable de la baisse d’acuité et de vue pour tous. L’utopiste étant le contraire de l’art, peut-être est-ce là, à cette racine profonde, qu’il faut chercher notre mal du beau.

Il y a là un trouble à guérir.