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La solitude du décolonisé avec sa terre sous l’aisselle

par Kamel DAOUD

Quelques séquelles de la colonisation et de l’idéologie du post-colonial et du victimaire comme confort :

1- «Nous sommes sauvages». Le Régime le dit à sa manière : sans moi, vous allez vous entredévorer. Le Pouvoir se pose alors comme arbitre et garant de la sécurité du «vivre-ensemble» qui n’est plus désormais qu’un cessez-le-feu d’une violence dite permanente. L’Algérien intériorise l’idée de son infantilisation persistante et de sa «sauvagerie naturelle». Il se voit comme violent, fourbe, ombre noire, négatif, impuissant et incapable et le répètera partout et à ses propres enfants. Il se méprisera et aura de l’admiration presque pour celui qui l’empêche de se manger lui-même. C’est la version post-coloniale de l’idée coloniale de «l’Arabe paresseux» de nature. Cette idée, vendue comme possibilité de chaos, empêchera la maturité citoyenne, la responsabilité et la revendication. L’Autorité sera vue comme nécessaire et elle absoudra l’autoritarisme. Si on y ajoute un peu de fatalisme religieux et de conservatisme, cela donnera ce croyant citoyen du paradis à venir et pas du pays où il vit.

2- Le Pourvoir est un père généreux, gardien des frontières et protecteur de l’intégrité. Le colon assèche les marais ? Le pouvoir aujourd’hui vous dira qu’il vous donne à manger, vous loge, vous protège. C’est un peu l’œuvre positive de l’Etat post-colonial. Il se pose comme tuteur et le bien vécu est un bien qu’il dispense. Avant lui, sans lui, on est des sauvages mais aussi des pauvre va-nu-pieds. On doit le remercier. L’Etat n’est pas régulateur mais dispensateur. Il est Seigneur, féodalisant l’économie mais aussi le rapport mystique au bien commun, à la propriété publique, à la terre. Dispensateur, il devient tuteur, propriétaire unique et légitime. Vous en devenez secondaire, mineur, accessoire, punissable et n’ayant de droits que ceux qui vous sont donnés. Le bonheur est conçu dans une version misérabiliste : le but algérien n’est pas le bonheur mais le toit, les chaussures, le pain, la santé gratuite…etc. «Vous ne cirez plus les chaussures comme en 62», avait conclu un politique il y a deux ans. La nation est alimentaire.

3- La terre. Elle ne peut être propriété mais seulement concession. On dit que le monde rural se vide à cause des villes. Cause réelle. Mais ce monde se vide car l’accès à la terre n’a jamais été réglé chez nous. La terre libérée de la colonisation et colonisée par l’indécision. Le décolonisateur ne veut pas la redonner, la céder ou ne la cède que dans l’informel, le jeu de clans ou de puissances. La propriété ne lui est pas tolérable quand elle n’est pas sienne. «Si je leur donne la terre ils vont la vendre aux étrangers», aurait dit Lui. Le décolonisateur a aussi une idéologie : il ne faut pas laisser se reformer de grands propriétaires terriens en Algérie. Cela peut relancer l’agriculture ? Oui, mais cela rappelle les grands et gros colon d’autrefois. La terre, piégée entre l’illégitimité, les séquelles de la colonisation française et la régence parasite des Ottomans, est restée dans l’indécision pas dans l’indivision. Le post-colonial a ses conséquences sur nos alimentations et notre patriotisme : on défend la terre contre tout, mais on importe presque tout de ce qu’on mange.

4- Le Peuple. Depuis peu, on évoque cette figure née des subventions, de l’islamisme populiste et du nationalisme : le wantoutriste. Ce fervent supporter des mosquées et des matchs de foot qui finissent en violence, capable de siffler l’hymne de son pays face à une équipe palestinienne mais se nourrissant des subventions algériennes, détestant la femme mais glorifiant sa mère, voulant s’installer sur la France mais criant que la France est responsable de toutes nos misères. Le post-colonial l’utilise comme chanson, milices pour empêcher la création d’élites fortes et autonomes, menaces, bain de foule et gisement électoral pour le populisme. Ce qu’il y a de fascinant c’est que ce néologisme est l’une des rares métaphorisation de la conscience de classe des élites. En règle générale, l’intellectuel algérien /maghrébin, est de gauche, virtuose dans sa critique radicale du régime et son hymne permanent du «Peuple». Le «peuple est victime», pur, unique, héroïque. On gomme le fait qu’être un «peuple» est un moment de l’histoire, pas un statut de vétéran. On ne veut pas s’en distinguer dans le verbe même si on s’en distingue dans la chair, le corps, l’urbain et par l’accès aux richesses. Le libéralisme est conçu comme colonialisme, l’Etat post-colonial est présentée comme exogène au populisme du peuple et on refuse de parler de classes sociales. Si vous parlez de la responsabilité individuelle, de la saleté ou de l’assistanat ou du victimaire des Algériens, on vous accuse de «haine de soi». On fait la grimace avec les narines quand on arrive dans un aéroport algérien à partir d’un Occident désiré et détesté, on évite de voir les saletés et les misères d’âme, mais on refusera d’en parler en «on». Le «peuple» est un ange. Il est tombé du ciel parce que le régime l’a fait trébucher, «nous sommes tous égaux» et l’Occident est responsable de tout. C’est tout.

5- Le système des castes. On reconduit la division de caste dans le pays par un régime élaborée «d’interventions» et de passe-droits. Le pouvoir n’est puissance que lorsqu’il permet de contourner la loi, la file d’attente, la procédure. Le pouvoir est une puissance de contournement. Si on n’est pas capable de faire récupérer un permis de conduire retiré, on n’est pas un vrai colonel. Ou un vrai policier. C’est un souvenir de la condition du colonisé. Quand il se libère, sa liberté consiste, parfois, à rejouer le colon avec les siens et son système de valeurs. Ce «colon rejoué» se voit dans le comportement naturel des policiers avec les Algériens dans un aéroport ou sur une route, dans la grimace de l’administrateur exaspéré, le discours du propagandiste pour une participation électorale massive… etc. Dans son immense solitude, le libéré ne peut que rejouer deux rôles : le colonisé ou le colonisateur, indéfiniment. La liberté, il ne la conçoit que comme rêve pas comme réalisation.

6- L’Enfermement triomphal. C’est l’un des traumas lourds de cette histoire que l’on cultive comme médaille et cicatrice et pas comme racines et arbres. L’obsession des frontières, la mystique de l’Armée et sa théorie du «désert des Tartares» de Buzzati, le discours sur «l’unité menacée». Toute arrivée d’étrangers chez nous a été une invasion, viols, guerres, maux et douleurs. Du coup, on n’aime pas les étrangers, les touristes, les autres, les autres même d’une autre ville algérienne, les appareils photos. Cela conduit à la paranoïa, le mauvais goût vestimentaire, le nombrilisme et au fascisme patriotique. A la vanité surtout. A la sous-culture et au manque d’élégance. Les villes algériennes sont décorées par le mauvais goût des walis qui ont le goût des Algériens quand ils s’habillent en pyjama de rue le vendredi. On est dans un «entre soi» qui permet tout et donc le pire. A coups de ronds-points, arcades à la Zoukh, le wali d’Alger, pantoufles, stèles hideuses à Oran et statues de héros affreusement atroces. La doctrine des frontières ayant eu ses conséquences sur la notion du beau en Algérie.

7- La liste est encore longue.