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Un rêve simple et pratique

par Kamel DAOUD

«…Rares sont les journées heureuses. Elles valent mille ans au décompte. Ou plus. Hier ce pays  était beau comme réconciliation. Des milliers d’Algériens candidats à la Omra ou au Hadj ont rendu leurs «passeports spéciaux» et se sont fait rembourser. «L’argent est pour vivre, pas pour tuer», a titré Echourouk. Ce journal comme tant d’autres, a fait campagne pour que les devises algériennes restent dans le pays, aillent aux écoles, à financer des lunettes ou à faire manger les migrants subsahariens. «Le cœur peut être noir, pas la peau», ont crié des manifestants solidaires avec les errants de nos rues. Des milliers d’Algériens ont préféré donner leur argent à ces passants du continent qu’aux familles royales saoudiennes. «Dieu est partout et pas seulement en Arabie», ont expliqué des imams. L’argent réuni ainsi a servi à financer des campagnes de vaccination, d’hygiène dentaire, à achever des chantiers de piscines dans les Hauts Plateaux et à former les femmes dans les villages à exercer un métier au lieu d’attendre des coups. «La femme n’est pas la moitié de l’homme, mais la moitié du pays, la moitié de l’économie, la moitié de notre futur, la moitié de notre armée et la moitié de notre produit intérieur brut», a conclu le cheikh Abou, cheikh qui a compris qu’un sac vide ne tient pas debout, même avec cinq prières chaque jour.

C’est que le pays a changé. L’Algérie a retrouvé sa vocation ancienne d’être du côté des spoliés et des endoloris, la Mecque des colonisés. Dans presque tous les villages, il y a eu des rassemblements pour soutenir les Yéménites, les Kurdes, les Nigérianes kidnappées par Boko Haram, etc. «Nous sommes avec la Palestine, mais aussi avec les enfants tués au Yémen ou les gosses bombardés par Erdogan au Kurdistan». Pas de distinction dans la compassion. «C’est quoi la différence entre un enfant tué en Syrie ou à Gaza ? Aucune. Alors mon cœur n’est pas raciste. Ce n’est pas parce qu’on est noir qu’on n’est pas palestinien», expliquera un jeune enseignant à Bougtob. Nous avons connu la guerre et la mort et nous savons qu’ils sont les mêmes, partout. Des associations ont appelé à des dons et le gouvernent a autorisé un immense rassemblement à Alger pour dénoncer les victimes au Yémen et au Tibet. Pas seulement en Palestine. Des partis conservateurs et islamistes ont même soutenu des campagnes de nettoyage des rues et villages, des appels au devoir écologique : «Aller au paradis ne veut pas dire fabriquer un enfer pour nos enfants», a crié un leader islamiste, soutenant l’imam de la Mosquée d’Alger qui avait appelé les fidèles à faire des ablutions, une fois par mois, au pays au lieu d’en faire cinq par jour pour eux-mêmes. Des campagnes pour «une heure de plus est une zakat» ou «travailler c’est aussi prier» ont été lancées aussi, incitant les fonctionnaires de l’Etat à faire du volontariat et à assurer les horaires pour lesquels ils perçoivent un salaire. «Une heure de volontariat pour un fonctionnaire, ce n’est rien et cela vaut mieux qu’une fatwa, qu’une prière surérogatoire, une ablution, ou que le temps d’un café», expliquera un Algérien sur la radio. Des leaders de partis islamistes et du FLN ainsi que du RND ont décidé de s’investir dans le mouvement associatif bénévole au sud algérien et de scolariser leurs enfants dans les villes du Sud pour mieux comprendre le sud algérien, ses carences et ses besoins. «Un an de ma vie» est le slogan de cette gouvernance tournante. Chaque ministre est soumis à cette loi solidaire. En service civil.

Un vent de révolutions : à l’aéroport, les policiers sourient et ne disent plus «passes !» avec colère et mépris, mais disent «Bienvenue au pays ! Vous pouvez passer s’il vous plaît !». Les Algériens refusent d’utiliser le sachet bleu pour leurs achats : «La tête est une poubelle, pas le pays», lit-on sur les pare-brises des voitures. Les écrivains algériens ne sont pas insultés mais enseignés, dans leurs différences et leurs révoltes, dans les manuels scolaires. Pour la première fois depuis l’indépendance, le nombre de PME/PMI a dépassé celui des mosquées et des salles de loisirs ont été financées par des particuliers pour aider les jeunes à ne pas se pendre aux cordes, aux chaloupes, aux minarets ou aux drogues. Les Kabyles ne sont pas traités comme des Kurdes et les Kurdes ne sont pas traités comme des champignons. L’arabité n’est plus une matraque mais une arabesque. L’islam a été déclaré religion universelle, ouverte au monde. L’âge officiel de l’Histoire algérienne a été reconnu comme de trois mille ans ou plus et ne commence pas seulement en 1954 ou 1830. «L’identité c’est travailler, pas se souvenir», a clamé un célèbre présentateur TV à Alger, surprenant ses invités venus expliquer qu’ils «sont arabes, arabes, arabes !» en criant comme des hystériques. Le pays bouge ! Il n’attend pas que le régime lui donne à manger ou lui redonne le pays. «Le régime c’est nous !» a expliqué un célèbre chroniqueur qui ne jette plus ses mégots dans la rue.
 
Oui, un vent de changement. Il n’y a qu’à méditer le chiffre des baguettes de pain qui ne sont plus jetées dans les poubelles : 20 millions de baguettes par jour il y a un an, presque trois mille par jour aujourd’hui. Des gens sont morts, durant la Guerre de libération, pour qu’on ait du pain, pas pour qu’on le jette. Quelqu’un l’a dit. On s’en est souvenu. Tout le monde le pense aujourd’hui.

Un jour qui vaut mille ans. Chaque baguette vaut onze martyrs et demi de la Guerre de libération. Dans les écoles, on enseigne à compter, écrire, parler dix langues, penser même en dormant, dessiner et nettoyer les classes et les lieux comme des Japonais. Il y a eu un consensus soudain et inattendu. Tous ont compris qu’il fallait arrêter de tuer les enfants et de les manger chaque jour. Personne ne parle de la CIA, d’Israël et du Mossad pour se laver les mains d’avoir jeté sa poubelle en pleine rue. La France ? «La guerre est finie. On ne veut pas être français, on veut être mieux. On ne lui demande pas des excuses car nous avons vaincu. On demandera des excuses à nos enfants, car nous n’avons pas tout réussi». Ce discours est resté dans les mémoires. C’étaient les derniers mots du dernier moudjahid véritable, certifié vrai. Avec photos et blessures sur la peau du dos. Oui, mille ans. J’ai déjeuné à Tunis, j’ai dîné au Maroc, je suis passé par Alger pour serrer une main. En une seule nuit. Le Maghreb est un train, pas une crevasse. «Que Dieu nous pardonne : il nous a donné une terre, nous avons voulu en faire un trou pour chacun», murmura un ancien cadre du MALG. Que dire d’autre ? Le pays a changé en une nuit sacrée, en un jour long. D’un coup. Chacun a compris qu’il est responsable de tout, lui, pas un autre. Que c’est à cause de lui qu’on a été colonisés depuis mille ans, qu’on a de mauvaises routes et qu’on ne marche pas sur la lune. Chacun a compris qu’il est responsable de tout ce qui s’est passé avant même sa naissance car la preuve est que sa naissance n’a servi à rien depuis qu’il est né. Chacun a saisi le sens angoissant de sa liberté et de sa responsabilité. De chaque acte qu’il fait depuis son éveil, à sa mort, de chaque dinar dépensé, chaque baguette de pain jetée.

Le régime c’est nous, nous c’est «je» et chacun est fautif de ce qui advient au pays. «Moi», pas les mille autres…»