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Aïn Témouchent : le Pont de la Rahma, la générosité en ligne

par Saïd Mouas

  Chacun de nous a dû le constater. Au cours de ces dernières années, la pauvreté rampante s'accélérant, les appels de détresse, provenant de malades vivant dans la précarité, se sont multipliés à travers les médias. Journaux, radios locales, chaînes de télévision et réseaux sociaux sont devenus des relais au moyen desquels la générosité s'exprime.

En quête, qui d'un médicament en rupture de vente ou inexistant sur le marché intérieur, qui d'une prise en charge salutaire, des malades de tous âges faute de ressources personnelles, lancent ainsi des bouteilles à la mer dans l'espoir d'être entendus et secourus. Pour ceux qui doutent encore, il est, dans le pays profond, des gens qui n'arrivent pas à se soigner pour de banales affections : une toux hivernale, des maux dentaires ou une gale. Il suffit de se brancher sur la radio d'Aïn Temouchent qui programme chaque samedi matin une belle émission intitulée le «Pont de la Rahma», pour s'en convaincre. Le concept consiste à donner la parole aux malades ou à leurs parents se trouvant dans le désarroi et ce, après une rigoureuse sélection des dossiers médicaux par un médecin conseil et l'animatrice de l'émission.

L'une de ces familles s'est épanchée à l'antenne pour lancer un S.O.S. qui nous a remués. C'est la jeune maman partagée entre un mari au chômage, constamment malade et qui plus est, ne dispose pas de carte «Chiffa», qui raconte sa descente aux enfers.

Elle loge au centre d'un village avec ses quatre enfants en bas âge dans une vieille mansarde faite de pierre, de tuf et de tôles. Elle survit grâce à la charité du voisinage mais un pernicieux mal affecte la fratrie qui souffre dans sa totalité d'asthme en raison de l'insalubrité manifeste de la petite bâtisse.

La benjamine a fini par développer une malformation cardiaque nécessitant une opération chirurgicale et de fréquents déplacements à Oran. Des radios et des analyses sont demandées par le médecin traitant. Mais tout cela à un coût auquel, les parents, dans le dénuement complet, ne peuvent pas faire face. La mère, toujours la mère, part ainsi à la recherche d'un travail et arrive à trouver une place de femme de ménage chez un privé afin de sauver sa fille.

Le récit s'arrête là mais hors antenne nous avons appris en aparté que la recrue a fini par abandonner son boulot car l'employeur sans scrupules a essayé de porter atteinte à son honneur. Et chez les gens bien nés, l'honneur c'est ce qui reste quand on a tout perdu. Elle se résigne donc à son sort, espérant que la providence viendra la tirer de cette lamentable passe. Son passage à la radio n'a pas été inutile puisque quelques « Mouhssinines» lui vinrent en aide. Il paraît que l'un d'eux a réussi à l'embaucher dans une usine aux côtés d'autres travailleuses. L'histoire s'achève par ce happy end. Elle nous apprend aussi que la misère, la douleur et le désespoir, affichés sans pudeur et exposés avec des accents pathétiques, ne laissent pas indifférents.

La radio ou la téléréalité ne sont-ils pas finalement qu'une forme de voyeurisme où l'émotion élevée à son paroxysme nous introduit par effraction, au nom d'une cause humanitaire, dans l'intimité des gens fragilisés par leur condition ? Comment peut-il en être autrement alors même que toutes les portes officielles se ferment et que la planche de salut vient parfois de la magie des ondes ? Et que le corps se consume faute d'argent et de soins.

Parce qu'aussi, l'espoir, qui fait vivre, s'est brisé contre les récifs de l'existence empêchant le regard brouillé par l'amertume de scruter l'horizon et de voir le soleil briller au-dessus de la tête des plus chanceux.

Face au micro, les sans-grades décrivent leurs soucis de santé et de l'autre côté, leur répondant des Algériens, formidables et débordant de générosité, jettent des bouées de sauvetage, appellent pour proposer leur aide, n'ayant parfois que leur salaire à partager. Une fantastique communion qui nous réconcilie avec nos valeurs, diront les uns ; une honteuse tribune des lamentations qui nous renvoient en plein visage l'image de nos échecs, avoueront les autres. Que des personnes anonymes, parfois pas très fortunées, appellent le standard pour proposer leur aide se substituant ainsi aux institutions étatiques de solidarité et de protection sociale, voilà qui dénote une défaillance flagrante des politiques de santé publique. Dans tous les pays, dits civilisés, il existe des centres d'accueil et d'écoute animés par des assistantes sociales et autres fonctionnaires qui ont pour tâche d'orienter, d'accompagner et d'alerter les pouvoirs publics en cas de danger ou de négligence avérée des maillons officiels de base du réseau de protection sanitaire.

D'immenses progrès ont été réalisés dans le secteur médical et nos hôpitaux font des miracles mais des îlots de désespérance plombés par la pauvreté continuent de vivre en marge du progrès. Pendant qu'une caste de nantis bénis par le système se fait «dorloter» pour de petits bobos dans des cliniques huppées d'ici et d'ailleurs, souvent aux frais du contribuable. Les malades indigents se soignent mal parce que les actes médicaux en dehors des structures publiques reviennent cher. Une consultation spécialisée, un scanner ou un IRM, une radio numérique ou des soins dentaires sont taxés par la CNAS au mépris de tout bon sens en l'absence d'une grille de référence actualisée. Prix affichés : jusqu'à 6000 dinars pour un scanner et 24.000 dinars pour I.R.M. chez le privé sachant que la majorité des appareils d'exploration des hôpitaux sont en panne. Les cliniques privées en en profitent pour gruger le patient qui doit payer en sus 3.000 dinars pour l'injection du produit de contraste en principe incluse dans le tarif sinon s'il possède la carte Chiffa en rapporter deux flacons au lieu d'un, le second gardé par la clinique pour la revente ! Lorsque la santé du citoyen dépend du niveau de cupidité des disciples d'Hippocrate, il faut s'attendre à des surenchères fatales pour le commun des malades. Dans un pays où l'argent coule (ou a coulé) à flots, est venu certainement le temps où désormais ce sont les larmes qui vont servir de baume à nos désillusions. Se soigner coûte cher et les plus démunis abdiquent devant la maladie. Et s'il est encore un seul domaine où la personne humaine devrait bénéficier d'un respect souverain, ça ne peut être que la Médecine. Parce que la douleur ne se partage pas, ni se mesure. Elle est unique, personnelle et dominatrice. Et celui qui n'a rien d'autre que sa foi pour l'affronter, est tenu en conscience d'accepter la souffrance. En Algérie, pour reprendre le mot d'un grand professeur, « ce n'est pas les médecins qui manquent, c'est la Médecine ». Si en bout de course, des malades vaincus par le désespoir, s'adressent à des associations caritatives ou à des réseaux de solidarité, c'est que quelque part l'Etat a manqué à ses obligations. Dans ces conditions, seul un puissant mouvement altruiste émanant de la société civile, des mondes économique, artistique et sportif pourrait atténuer la misère qui nous entoure.