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19 Mars 1962 : cessez-le-feu ou reconciliation ?

par H. Benhaoua*

«Quand les hommes ne peuvent pas changer les choses, ils changent les mots» J. Jaurès

L'ALGERIE UN PASSE SANS HISTOIRE ?

«L'Algérie nous l'avons fondée, nous ne l'avons pas colonisée», tels sont les propos des nostalgiques de l'Algérie française, il suffit de surfer sur la Toile pour découvrir de nombreux sites d'extrême droite qui clament encore que l'Algérie est leur œuvre comme si l'histoire de ce pays a commencé subitement en 1830. L'Algérie est présentée comme une création française, comme un pays au passé sans histoire.

La tradition historique coloniale française considère que l'histoire de ce pays commence en 1830, « avant nous, il n'y avait rien, les Français ont tout fait dans ce pays», il y a l'avant et l'après-1830. Bien évidemment, il n'y a que l'après-1830 qui est une période radieuse. L'avant-1830 concerne un Maghreb considéré comme un repère de corsaires sanguinaires et une société tribale inculte et vouée à la domination, autrement dit une « race inférieure» pour reprendre le vocable cher à monsieur le ministre de l'Instruction publique de la 3ème République française, M. Jules Ferry1, ce pseudo-humaniste qui, le premier, a théorisé le colonialisme sur des bases racistes.

LA COLONISATION REHABILITEE !

La colonisation du pays a été d'une rare violence, elle a provoqué l'effondrement de la population algérienne (razzias, pillage, ségrégation, déportation, tortures, assassinats). Aujourd'hui, quand on évoque ce passé douloureux entre l'Algérie et la France, le débat est toujours passionné, houleux. On se souvient du passage du candidat E. Macron en févier 2017 (il n'était pas encore élu président de la République) lorsqu'il a dénoncé la colonisation comme un crime contre l'humanité.

«C'est un crime. C'est un crime contre l'humanité. C'est une vraie barbarie, et ça fait partie de ce passé que nous devons regarder en face en présentant aussi nos excuses à l'égard de celles et ceux vers lesquels nous avons commis ces gestes2»

Cette déclaration a provoqué un tollé général dans les milieux de droite et d'extrême droite, elle provoqua la colère des ?'Français d'Algérie'' qui s'expriment par le biais du président national du Cercle algérianiste3 : «Macron insulte la mémoire des ?'Français d'Algérie'' et s'enfonce dans la repentance !» Je pense que ce cercle regroupe les pieds-noirs partisans de l'Algérie française, les anciens membres de l'OAS qui ont pratiqué la politique de la terre brûlée.

Une autre déclaration non moins importante est celle de F. Fillon, alors candidat de la droite républicaine; il a jugé ces propos «indignes d'un candidat à la présidence de la République». Mais sa réaction n'est pas étonnante car la droite a toujours rejeté l'idée de la France repentante vis-à-vis de l'Algérie et de plus, elle veut réhabiliter et valoriser la période coloniale, en prétextant des supposés «bienfaits de la colonisation». Un texte de loi4 français (article 4) reconnaît un rôle positif à la présence française en Algérie et absous la France de sa responsabilité historique !

En 1912, A. Merignac5 parlait de «bienfaits de la colonisation», un siècle plus tard, on tient le même langage et on invoque un «rôle positif de la colonisation», ces soi-disant bienfaits de la colonisation sont bien caricaturés par Aimé Césaire6 . Je cite : « On me lance à la tête des faits, des statistiques, des kilomètres de routes, des canaux, des chemins de fer, mais moi je parle d'hommes arrachés à leur terre, à leurs dieux, à leurs habitudes, à leur vie...»

Mais l'Histoire n'est pas la loi, elle a déjà noté l'immense souffrance causée à nos aïeux, elle restera le témoin éternel des « sociétés vidées d'elles-mêmes, des cultures piétinées, d'institutions minées, de terres confisquées, de religions assassinées, de magnificences artistiques anéanties, d'extraordinaires possibilités supprimées», comme l'écrivait A. Césaire dans son discours sur le colonialisme.

LA VALSE DES PRéSIDENTS

Il y a eu plusieurs tentatives de rapprochement de l'Algérie et la France, mais celle qui a suscité plus d'espoir est le voyage du président J. Chirac en Algérie en mars 2002, sa visite à Oran, en compagnie du président A. Bouteflika, un grand symbole de fraternité, son discours à l'auditorium de l'Université d'Oran présageait d'un réchauffement des relations, il appela Français et Algériens à «regarder le passé en face, d'un côté comme de l'autre». Hélas, l'aventure fut de courte durée, elle s'arrêta aux déclarations d'intention, pire encore, sous sa présidence, le texte de loi glorifiant la période coloniale a été adopté en 2005 par le Parlement français.

En 2012, autre président, autre approche, F. Hollande en visite officielle en Algérie reconnaît officiellement les massacres du 17 Octobre 1961, un progrès par rapport à son prédécesseur, il déclare : « La République reconnaît avec lucidité ces faits. Cinquante et un ans après cette tragédie, je rends hommage à la mémoire des victimes». Son discours à l'APN est conciliateur, il fustige la colonisation qualifiée de « système profondément injuste et brutal auquel le pays a été soumis pendant 132 ans. Je reconnais ici les souffrances que la colonisation a infligées au peuple algérien». Evidemment, ce discours est accueilli par une ?standing ovation' des parlementaires algériens.

Mais à chaque fois qu'un président ouvre une petite brèche vers le rapprochement, des opposants montent au créneau et rejettent toute idée de repentance, des déclarations politiques véhiculant des idées négationnistes sont exprimées par les ténors des partis politiques de droite et d'extrême droite. Marine Le Pen (présidente du FN), C. Jacob (président du groupe parlementaire de l'UMP), F. Fillon (ex-Premier ministre) profitent du contexte politique pour régler les basses besognes politiciennes. Ils politisent la mémoire historique à des fins partisanes. Citons quelques propos édifiants :

«J'en ai assez que tous les 15 jours, la France se découvre une nouvelle responsabilité, une nouvelle culpabilité. On n'a pas besoin de ça» (F. Fillon)

«Ces abus, ces atrocités ont été et doivent être condamnés, mais la France ne peut pas se repentir d'avoir conduit cette guerre» (N. Sarkozy)

Avec N. Sarkozy, les relations avec l'Algérie redeviennent glaciales, il fait une promesse électorale aux harkis, reconnaissant ainsi la culpabilité de la France envers les communautés harkie et pieds-noirs et rejette toute idée de repentance envers l'Algérie !

Le candidat E. Macron a aussi évoqué un autre problème très sensible, celui des crânes des insurgés de la bataille des Zaatcha. En effet, dans son immense barbarie, la France coloniale s'est servie de têtes de résistants algériens comme « trophées de guerre». Il s'agit de résistants de la bataille des Zaatcha sous le commandement du Cheikh Bouziane en 1849. Ces crânes, longtemps exposés, sont actuellement entreposés dans les sous-sols du musée de l'Homme à Paris. Le problème de leur restitution à l'Algérie est désormais d'actualité. Le candidat Macron était favorable, le président Macron n'a encore rien fait pour l'instant ! Ces crânes sont ceux de Chouhada qui ont droit à l'inhumation dans la tradition musulmane et au repos éternel, leur restitution serait un geste louable, ce serait peut-être l'amorce d'une repentance sincère.

LA SYMBOLIQUE DU 19 MARS 1962

L'anniversaire du 19 Mars 1962 est commémoré en Algérie comme l'arrêt des combats suite aux accords d'Evian7, c'est le symbole de la fin de la géhenne vécue par le peuple algérien pendant 132 ans. C'est le terme d'une guerre sans nom car longtemps qualifiée d'évènements d'Algérie. De l'autre côté de la Méditerranée, cette date historique est commémorée comme journée du souvenir des « victimes civiles et militaires de la guerre d'Algérie»; il s'agit d'une loi déposée par le PS (Parti socialiste) et adoptée par le Parlement français en novembre 2012. En fait, c'est plus un hommage rendu aux morts pour la France, car il s'agit ?'d'une journée du souvenir et de recueillement à la mémoire des victimes de la guerre d'Algérie et des combattants en Tunisie et au Maroc''. Cette loi a suscité une grande polémique en France, elle est considérée comme un abandon, voire une trahison de la France par la communauté harkie et pieds-noirs qui rejettent absolument cette journée et ne lui accordent aucune symbolique. Signalons qu'une journée d'hommage aux harkis est célébrée en France tous les 25 septembre.

La célébration d'évènements historiques, aussi douloureux soient-ils, entretient la mémoire collective, cette page de notre histoire commune et passionnée avec la France ne peut être oubliée, la France doit se réconcilier d'abord avec elle-même, c'est-à-dire assumer pleinement son passé colonial avec toutes les atrocités commises, avant de se réconcilier avec l'Algérie. Le 19 Mars 1962, nous avons fait « la paix des braves8», c'est-à-dire l'arrêt des combats, mais la réconciliation demande plus de temps, car notre mémoire blessée doit se cicatriser, elle attend le repentir sincère de l'agresseur, ce jour-là, les relations seront apaisées, l'acte de repentance est une réparation morale importante, sans cela, le fait colonial restera toujours un obstacle insurmontable dans les relations algéro-françaises.

Après un siècle, les présidents français et allemand ont jugé utile de consolider encore la paix et d'approfondir l'amitié des deux peuples en inaugurant en novembre 2017 « l'Historial des Vosges9». Un mémorial destiné surtout aux jeunes générations pour propager la culture de la paix. Ils reconnaissent les horreurs de la guerre et la souffrance des peuples allemand et français, durant la grande guerre de 14-18.

La souffrance n'a pas de nationalité, ni de frontières, le peuple algérien a subi une colonisation brutale et s'est affranchi dans la douleur, notre histoire avec la France ne se résume pas à 2 dates : 1830 et 1962. Elle est humaine et chargée d'émotion, ensemble, on doit y puiser la force nécessaire pour envisager un avenir plus serein et consolider la paix et l'amitié des peuples. La jeunesse algérienne est en droit de s'approprier ce passé même si elle ne l'a pas vécu ! Nous avons un devoir de mémoire envers cette génération. Il s'agit d'un travail pédagogique loin de toutes considérations partisanes et démagogiques. La disparition des derniers moudjahidine et moudjahidate ne peut pas nous faire oublier notre passé et les souffrances infligées au peuple, de même qu'elle n'exonère pas la France de sa responsabilité historique, les intentions de E. Macron, candidat à la présidence, ne suffisent pas, on attend le geste du président Macron ! Irait-il au bout de ses idées ? Présenterait-il au peuple algérien ses excuses au nom de la France ? Et pourtant, il le devrait !

La France s'est enfermée dans la culture de l'oubli et du déni, ce qui jadis était chronologiquement appelé ?'opérations de maintien de l'ordre'' puis ?'évènements d'Algérie'' est reconnu officiellement comme la guerre d'Algérie10. 37 ans après le début du conflit, la France reconnaît enfin qu'elle a fait la guerre en Algérie ! Mais reste très discrète sur la manière dont a été menée cette guerre, et ne reconnaît toujours pas les crimes qu'elle a commis à l'égard du peuple algérien ! Ne soyons pas dupes, cette décision était plutôt motivée par les revendications des anciens combattants afin de réévaluer leurs droits. Cette loi, si elle était sincère, aurait été suivie d'une reconnaissance officielle des torts causés à l'Algérie.

Si les politiques français peinent actuellement à accomplir ce devoir de repentance, c'est parce que leur attitude vis-à-vis de ce problème est liée au jeu politicien actuel, on confond volontairement histoire et enjeux électoralistes, rappelons-nous les différentes campagnes électorales en France depuis 2005, elles sont axées, entre autres, sur l'immigration, les rapatriés d'Algérie, les harkis, les anciens combattants, et de nombreuses promesses électoralistes sont faites dans ce sens. Pourvu que ça dure, c'est simple et ça peut rapporter des voix ! Il faut dire aussi que de notre côté, le ?'politiquement correct'' ramollit quelque peu la diplomatie algérienne qui s'éloigne de plus en plus de l'exigence de repentance. Il n'y a plus que la société civile qui continue à poser ce problème (la Fondation du 8 Mai 1945). C'est maintenant le moment pour les historiens de faire leur travail de pédagogie. Donnons du temps à l'histoire, elle nous livrera sans doutes d'autres secrets !

*Pr. Université Oran 1, Ahmed Ben Bella

Bibliographie

1- Jules Ferry, homme politique français, ministre de l'Instruction de la 3ème République française

2- Discours du candidat E. Macron, lors de sa visite en Algérie en février 2017.

3- Cercle algérianiste : Association de pieds-noirs nostalgiques de l'Algérie française, fondée en 1973.

4- Loi du 3/02/2015, Art. 4 « Les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, et accordent à l'histoire et aux sacrifices des combattants de l'armée française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit ».

5- Mérignhac « Précis de législation et d'économie coloniales», librairie de la Société Recueil Sirey, Paris 1912.

6- Aimé Césaire « Discours sur le Colonialisme» (1950), éd. Présence africaine, 1989.

7- Cessez-le-feu : Accords d'Evian signés après des négociations entre la France et le GPRA (Gouvernement provisoire de la république algérienne), mettant fin à la guerre en mars 1962.

8- Expression utilisée depuis longtemps et reprise par le Général de Gaulle, lors d'un discours le 23 octobre 1958.

9- Historial des Vosges : Musée de la Grande guerre 14-18 inauguré par les présidents français et allemand en novembre 2017.

10- Texte de loi reconnaissant officiellement la guerre d'Algérie, voté par le Parlement français le 10 juin 1999.