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Les coulisses de l'exploit

par Said Mouas

Il est des êtres pâles et sans génie à qui tout de suite le monde appartient. Ils sont nés sous une bonne étoile. Une fée s'est penchée sur leur berceau et il semble qu'ils savent tout sans avoir jamais rien appris, pendant que d'autres ont dû apprendre tout ce qu'ils savent. Les premiers ayant pris conscience assez tôt de leurs limites se sont battus contre leur propre sottise. L'école n'a pas voulu d'eux mais ils ont choisi de la narguer en s'essayant à la politique, le seul endroit au monde où l'on ne vous demande pas si vous savez lire et écrire. Il suffit de s'inventer un personnage. De camper un rôle pour sortir miraculeusement du néant. En somme : exister ! Ils se mettent alors du côté du plus fort.

Rompus à l'art de la flagornerie ; ils font bloc, déploient des trésors de salamalecs, courbent l'échine, répondent au quart de tour, professent l'allégeance, tressent des lauriers et sont de tous les complots pour couper les têtes qui dépassent, celles précisément de ces empêcheurs de tourner en rond, ces intellectuels qui veulent leur faire de l'ombre. En bons courtisans, ils attendent de leurs maitres qui une gratification, qui une promotion ou encore une bonne place sur une liste électorale. Ils y arrivent et deviennent subitement fréquentables et respectables. Mais dès qu'ils sentent le vent tourner, ils désertent pour aller offrir leurs services à l'ennemi d'hier. Avec le même zèle. Sans foi ni loi.

Ici dans ma ville, comme partout ailleurs, nous les rencontrons tous les jours ces gens qui n'espéraient pas tant de la vie. Ils symbolisent la réussite. Rarement à force de travail et d'abnégation, souvent par la ruse et la perversité. L'avers et le revers de la médaille. Le système en place offre en effet moult occasions pour pousser le larron à emprunter l'ascenseur et l'honnête travailleur à monter les escaliers, si tant est que celui ci parvienne un jour à se hisser au premier palier de la dignité. Dans le pays de tous les miracles ?bled el mouâjizate -, il y a une pléthore de riches qui, hélas, ont crée peu de richesses.

L'économie rentière et la débrouille ont élevé au rang de créneaux juteux l'import ? import, la bouffe, le transport, la politique, les élections et le soutien aux soutiens. Les bureaucrates, pour leur part, toujours en retard d'une révolution ont conquis d'autres espaces de pouvoir renforçant à tous les coups leur ascendant sur la plèbe. Par une panoplie de services monnayés en fonction de la complexité du problème. Au milieu de ces turpitudes, seuls les romantiques, connus pour leur amour des roses et les habitués de la Mosquée en quête de paradis, tentent d'échapper aux souillures de la terre. Chacun, selon ses moyens et ses convictions. Et si les borgnes parmi nous sont devenus rois ; ce n'est pas parce que nous sommes atteints de cécité, mais parce que nous avons renoncé à nous battre en acceptant notre destin comme une fatalité. Résignés à n'être que des spectateurs de nos propres dérives. Nous avons trop souvent baissé la tête pour espérer un jour reconquérir nos rêves d'indépendance. Quand le sort de la communauté est confié contre son gré aux saltimbanques de la politique, frustres et ignares, il arrive que l'humiliation devienne le prix payé à l'abandon. Au reniement de soi. A la peur. « A qui se plaindre lorsque le cadi vous frappe » était la sentence favorite des anciens qui ont vécu sous le joug colonial.

Un aveu d'impuissance qui reprend de la couleur à chaque fois que le citoyen est lésé, méprisé ou confronté à des « chefs », à des édiles passés par les coulisses de l'exploit. C'est à dire par la porte de derrière, celle que l'on réserve généralement aux copains et aux coquins. Qui n'ont jamais rien prouvé. Il faudra alors à tous ces resquilleurs, ces ?'harraga'' de la terre ferme une bonne dose d'arrogance et beaucoup de faux-fuyants pour cacher leurs tares. Mais tant que ça tourne et que nous sommes tournés en bourrique...