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Que signifie, aujourd'hui, l'arabité ?  - Le penseur libanais Ziad Hafez répond

par Amine Bouali*

L'écrivain et professeur libanais Ziad Hafez a donné, ce mois de février 2018, dans la capitale fédérale américaine, Washington, une conférence au cours de laquelle il a déconstruit le concept, décrié par certains, célébré par d'autres, de «l'arabité».

Cette conférence a été prononcée en présence, notamment, de notre compatriote, Mme Zhor Boutaleb, la secrétaire générale de la Fondation Émir Abdelkader. Nous avons cru utile de reproduire ici, à l'intention des lecteurs du Quotidien d'Oran, les passages les plus significatifs de l'intervention de ce penseur arabe qui occupe, actuellement, le poste de secrétaire général de la Conférence Nationale Arabe. M. Ziad Hafez a fait ses études à l'Université américaine de Beyrouth et à l'Université Saint-Joseph de cette même ville. Il a travaillé au sein d'institutions financières privées puis a passé une douzaine d'années au sein d'une structure dépendante de la Banque Mondiale (la Société Financière Internationale pour l'Afrique subsaharienne). Il dirige, depuis 2007, la revue «Contemporary Arab Affairs», publiée à Londres, sous l'égide du ?Centre d'Études pour l'Unité Arabe'. Il est l'auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels «La pensée religieuse en Islam contemporain : débats et critiques» (Paru aux éditions Geuthner, Paris, 2012).

Selon le professeur Ziad Hafez, «Il existe une certaine confusion parmi les élites arabes, tant au sein de la patrie que dans les pays d'immigration, sur la nature de l'arabité. Ces élites confondent nationalisme arabe et arabité. De plus, leur appréciation du nationalisme arabe suppose qu'il est figé dans la pensée et imperméable au changement. D'autres élites pensent que les politiques suivies par les Etats et gouvernements se proclamant du nationalisme arabe, sont l'incarnation de ce nationalisme. De ce fait, si ces politiques s'avèrent erronées, il en résulte que le nationalisme arabe souffre d'erreurs fatales, ou bien qu'il est idéaliste ou incompatible avec la réalité. Ajoutons que la conduite erratique et la politique problématique de certains dirigeants ou responsables portant la bannière du nationalisme arabe, ont contribué à cette confusion et ont conduit à porter un jugement négatif sur son contenu».

«L'arabité, souligne M. Hafez, est avant tout une identité. Elle n'est pas un programme politique ou même une orientation politique. Par contre, la défense de cette identité est l'objet du nationalisme arabe. Cette défense a amené les nationalistes à lutter pour l'indépendance des contrées arabes et la libération de la terre occupée par le colon européen et sioniste, aussi bien qu'à lutter pour la fermeture des bases étrangères en terre arabe. Elle vise également à consacrer l'unité de la nation divisée par l'occupant étranger et son aventure coloniale. Elle fustige la dépendance des élites arabes vis-à-vis des politiques du colonialisme, l'édification d'une société équitable et juste, promouvant l'égalité des opportunités pour toutes les composantes de la société».

«Le nationalisme arabe vise également à la libération des masses (un mot disparu du lexique politique de ce début du 21e siècle. Ndlr) du joug de l'oppression politique, économique, et sociale. Il promeut la défense du patrimoine culturel face à l'invasion destructive de la pensée et la culture provenant de l'Occident. En fait, le nationalisme arabe est, en premier lieu, un mouvement de libération, d'unité arabe en second lieu, et finalement, une aspiration à la renaissance de la nation».

«Cette ambition de vouloir réaliser des objectifs politiques, économiques, sociaux, et culturels, en vue de préserver l'identité arabe, est une réaction naturelle à toutes les tentatives ayant pour objectif d'étouffer cette identité arabe (...). Ces volontés d'exclusion et de domination s'effectuent sur quatre axes. Le premier axe est une attaque frontale qualifiant l'identité arabe de chauvine et raciste. Le second axe se manifeste à travers le dénigrement, en utilisant, comme termes péjoratifs, les dérivations étymologiques du mot « arabi » (ou «arabe») tel que ?ourbane', en les associant au comportement rétrograde de certains bédouins et tribus de la Péninsule Arabique. De plus, cette association avec les habitants de la Péninsule et du Golfe est devenue péjorative du fait du comportement outrancier de leurs dirigeants, causé par la manne pétrolière. Le troisième axe est à travers le déni de la contribution arabe à la civilisation humaine, en donnant la priorité aux contributions des civilisations avoisinantes, telles que la civilisation persane, hindoue, chinoise, ou pharaonique, etc. Le quatrième axe est plus récent où l'attaque contre l'arabité s'effectue par le refus de reconnaitre son existence même».

«Le discours occidental des dernières années identifie les habitants du Levant arabe aussi bien que du Maghreb, comme un assemblage de communautés religieuses et ethnies diverses» analyse le professeur Ziad Hafez. «Les Irakiens ne sont que des ?sunnites', des ?chiites', des ?kurdes', des ?turkmènes'. On constate le double jeu occidental qui reconnait l'identité ethnique des non-Arabes mais ignore l'identité arabe, par contre! Il en est de même en Syrie où il n'existe pas des ?Syriens', encore moins des Arabes, mais simplement des Sunnites, des Chiites, des Alaouites, des Chrétiens, des Druzes, mais aussi des Kurdes et des Turkmènes. Et au Maghreb, il n'y aurait que des Amazighs et des Africains du Nord.»

«Toute cette entreprise de «requalification identitaire à but de division et de domination» (cette expression est de la rédaction pour tenter de résumer le passage précédent. Ndlr) sert à justifier, en fait, l'existence de l'entité sioniste comme un ?état Juif', c'est-à-dire que la religion est la base d'un Etat-nation. Certains intellectuels arabes occidentalisés estiment que le problème principal du nationalisme arabe est l'occultation des ?minorités', ignorant que l'attaque se poursuit également contre la ?majorité' ! Il est bien entendu que nous rejetons cette appréciation non fondée car notre définition de l'arabité n'ignore pas les minorités», poursuit le penseur libanais.

«(...) Les éléments constitutifs de l'identité arabe sont multiples et sont porteurs des ajouts civilisationnels et culturels, acquis à travers les siècles, du fait de l'interface entre les peuples résultant de l'émigration et/ou des conquêtes. Mais ce qui distingue l'identité arabe et constitue en même temps son point d'orgue est la langue arabe. Il existe plusieurs études démontrant les liens entre l'identité et la langue, non seulement chez les Arabes mais aussi pour l'ensemble de l'humanité. Il nous suffit simplement d'observer et de réaffirmer le lien entre l'identité arabe et l'importance de la langue arabe comme incarnation et expression de cette identité».

«A ce propos, ajoute M. Hafez, nous avons jugé utile d'apporter une clarification sur l'étymologie arabe du mot « ?arab » qui définit l'identité. La référence linguistique est tirée de l'encyclopédie lexicographique «Lissane el ?Arab» du grand lexicographe du 13ème siècle Ibn Manzour. Ce dernier définit le mot ?arab par «celui qui connait son origine». Son contraire est « ?ajam » et est celui qui ne connait pas son origine. Par la suite, le mot «?ajam » signifie ?étranger', et plus étroitement les non-Arabes et souvent les Perses. (...) Nulle part, il est fait référence à une origine ethnique qui, elle, est sémite. Il faut donc insister sur le fait que l'appartenance ethnique n'existe pas, même si l'on relève que la «connaissance de son origine» implique une reconnaissance du lien du sang. En contrepartie, les influences des changements et compositions démographiques, politiques, économiques, sociales, et culturelles ont significativement contribué, à travers les âges, à la redéfinition des liens du sang au bénéfice de la langue, de l'histoire et d'un destin commun (...).

«L'origine ethnique ou raciale des Arabes, précise M. Ziad Hafez, est souvent associée dans les anciens textes occidentaux au mot ?Sarasin'. L'attribution raciale est un «apport» occidental. En effet, l'étymologie du mot ?Sarasin' provient du grec ?sarakounos', c'est-à-dire: les descendants d'Abraham, non issus de Sarah, allusion à peine voilée à l'origine «inférieure» (ou même bâtarde !) d'Ismaël, né hors du mariage «officiel». Ismaël, le fils de la servante d'Abraham et de Sarah, Hajar, ?mère des Arabes', est le père légendaire des Arabes, un bâtard!»

«Là encore, la question de l'Autre est une production occidentale où les «identités partielles» («kurde», «turkmène», etc...) ont été inventées pour semer la sédition au sein des sociétés de notre patrie arabe, tout en dénigrant l'origine des Arabes. De plus, l'introduction des «identités partielles» a été voulue comme «introduction à la modernité» d'après le chercheur Sari Makdissi. Par contre, selon Georges Corm, la création du problème de l'Autre a été voulue pour justifier toutes les aventures coloniales où l'Autre, ?inférieur', devait être introduit à la «civilisation». D'où le slogan trompeur de «Mission civilisatrice» pour la France colonisatrice, ou bien «Le fardeau de l'homme blanc» pour la Grande Bretagne, et plus récemment, «Le destin manifeste» pour l'entreprise impériale américaine». (...)

«Un autre élément contribuant à la confusion relative à l'arabité est la relation de cette dernière avec l'Islam. Pour nous, fait remarquer M. Hafez, la relation est simple : l'arabité est une identité et l'Islam est son esprit, du fait que la grande majorité des Arabes est musulmane. L'Islam en général et le Coran en particulier, nécessitent la connaissance de la langue arabe. De ce fait, on comprend l'Islam à travers l'arabité et à travers l'Islam, on découvre l'arabité. (...)

«Il nous semble utile de reproduire un extrait d'un texte, écrit en 1942, par l'un des deux fondateurs du Parti Baath, Michel Aflak, intitulé «En souvenir du Messager Arabe», c'est-à-dire le Prophète Mohammad.

Aflak souligne que «L'Islam (...) est le choc vital qui provoque le mouvement de toutes les forces de la Nation (Oumma). Les Arabes ont connu, à partir de cette expérience morale indomptable, la capacité de résister à leur sort et à se dépasser pour atteindre une union supérieure. Cette expérience n'est pas un évènement historique que l'on invoque à l'occasion, pour des besoins de fierté, mais une disposition permanente dans la Nation Arabe, si l'Islam est compris comme il le faudrait. Cette expérience renforce sa conduite morale chaque fois qu'elle s'assoupit, et approfondit son esprit chaque fois qu'il s'aplatit. Elle se répète à travers l'épopée héroïque de l'Islam dans toutes les phases du prosélytisme, de la persécution du Prophète, de son émigration, de ses guerres, de ses succès et de ses échecs, jusqu'au triomphe final de la foi et du droit».

Ensuite le professeur Ziad Hafez se penche sur le concept ou l'idéologie du «nationalisme arabe». «Le parcours de l'arabité, dit-il, est concomitant à celui du nationalisme arabe. Ce dernier a bien évolué durant le siècle dernier. Au départ, le nationalisme arabe est un mouvement de résistance à la «turquisation» des provinces arabes du sultanat Ottoman. Entre les deux guerres et jusqu'en 1970, il se transforme en un mouvement de libération contre l'occupant européen, britannique, français, italien, ou même espagnol. L'Europe, dans son entreprise coloniale, au 19ème siècle, s'était adjugée des provinces arabes dans le Levant et en Afrique du Nord. Elle a continué après la Première Guerre mondiale. De ce fait, le caractère du nationalisme devient militant et appelle à la libération. Durant les années 1950 et 1960, il appelle à l'unité arabe face à l'impérialisme et au sionisme qu'il rejette comme une implantation coloniale au sein de la patrie arabe. De plus, il appelle à une révolte contre l'ordre colonial hérité et la dépendance économique vis-à-vis des anciennes métropoles coloniales puis de l'Amérique. Au fur et à mesure des années, il développe une vision économique et sociale progressiste, attachée à l'émancipation de l'homme et de la femme. La teneur laïque de son discours émeut les forces réactionnaires parrainées par les pétromonarchies. La disparition de Nasser, en 1970, porte un coup d'arrêt à l'avancée du nationalisme arabe. La contre-révolution est amorcée par Sadate (le successeur du raïs égyptien) qui sonne le glas, ?provisoire' (la précision est du conférencier. Ndlr) du panarabisme».

«Durant les années 1980, s'effectue une révision fondamentale de la pensée nationaliste arabe. L'arabité, définie comme une identité, sert de ralliement à toutes les composantes de la société arabe. Est considéré comme ?arabiste' ou ?ouroubi toute personne qui adhère au Projet de Renaissance Arabe ou «Al Mashrou' Al Nahdaoui Al ?Arabi».

«Il ressort de tout cela que le nationalisme arabe a été (et il l'est toujours!) un mouvement de libération au niveau politique, économique, social, et culturel. Parmi les constantes de son programme politique, la quête de l'unité arabe, l'opposition à l'entité sioniste, et la réalisation de tous les droits palestiniens spoliés par le Mandat Britannique et l'occupation sioniste. Sans vouloir entrer dans les particularités des politiques suivies par les gouvernements arabes se proclamant du nationalisme arabe, il nous suffit de souligner que les échecs de ces gouvernements sont liés aux luttes intestines pour le pouvoir, par les jalousies personnelles des dirigeants, et l'éloignement voulu des objectifs d'union et de libération de la Palestine. Ces gouvernements ont pratiqué la politique d'exclusion de tous ceux qui contredisaient les factions régnantes».

«Ce recul du nationalisme arabe, amorcé avec l'arrivée au pouvoir de Sadate (le président égyptien qui a signé avec Israël, en septembre 1978, les accords de Camp David. Ndlr) a été accéléré, signale Ziad Hafez, avec les moyens financiers considérables des pétromonarchies, bénéficiant de la montée soudaine des prix du pétrole, au lendemain de la disparition de Nasser. Ces moyens financiers ont servi de support au développement d'un discours d'exclusion, propagé à partir des mosquées, soi-disant pour lutter contre «l'athéisme» du mouvement de libération arabe. Ce discours a trouvé son apogée dans la justification de l'envahissement et l'occupation de l'Irak par la coalition menée par les Etats-Unis. Le résultat a été la destruction de l'Irak, suivie, quelques années plus tard, par la destruction de la Libye, du Yémen, de la Syrie, de Bahreïn et des menaces planant sur l'Egypte post révolutionnaire, sur le Liban, et sur l'Algérie».

«La destruction (ou la tentative de destruction) de ces contrées arabes et le discours d'exclusion qui l'a soutenu, ont provoqué une réaction à l'absurdité de l'exclusion et aux projets obscurantistes que promeuvent les avocats du fanatisme religieux, de ses excès de comportements, et de la sauvagerie qui les caractérisent. De plus, ces mouvements sont liés aux agendas des services de renseignements occidentaux et sionistes. C'est pour cela que nous assistons à un réveil rétablissant le discours arabiste qui rassemble et qui n'exclut personne ainsi qu'un appel à la réalisation du Projet de Renaissance Arabe. (...)

On peut se demander, après avoir lu ce texte militant du professeur Ziad Hafez, si l'idéologie de l'arabité est belle et bien morte et enterrée (à l'instar, par exemple, du communisme triomphant du siècle dernier) ou si, au contraire, elle reste un «horizon indépassable» pour tous les peuples arabes en quête d'un avenir ?

*Libraire à Tlemcen