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Une constitution des apesanteurs

par Kamel DAOUD

Ciel lourd. Froid et chemins glissants. Le pays est emmitouflé comme son régime. Peut-on y parler uniquement des nuages par exemple et de leurs vies de manteaux vacants ? Ou seulement des cigognes et leur étrange éternité si discrète ? Ou du désir ? Ecrire une histoire d’amour qui finit sur un baiser sans générique de fin ? Ou bien aller pêcher au bord de l’eau, si longuement qu’on en devient un fil de l’eau ? Parler mais sans parler du «politique» ? Car c’est une maladie, une obsession née de la névrose de la légitimité. Le pays étant neuf, s’y posait, dès le début, la question de «il appartient à qui désormais après le départ de tous les colons ?». La question n’étant pas tranchée, elle continue, redondante comme une dispute d’héritiers mécontents. On la retrouve partout, perpétuée comme une névrose, creusée jusqu’à la démangeaison, insistante. Vous parlez de météo ? Vous finirez par parler de Bouteflika. Vous évoquez le désir du monde ? Vous retombez dans la lutte contre l’islamisme qui veut votre corps et vos langues et votre épiderme et tous vos appareils intimes. Vous écrivez des livres ? On vous interroge sur la dissidence et l’opposition, la Soummam ou Messali. C’est une boucle fermée. On y revient, encore et encore et toujours. D’ailleurs, la presse comme les cafés participent à l’entretien de la mise en scène politique, le sitcom, la rumeur des vieillards et leurs serfs. Les journalistes algériens, dont le chroniqueur, sont presque incapables de sortir du commentaire politique. Sauf par l’exercice vaillant de la littérature. Et encore ! A peine un ou deux qui savent parler du jogging, un instant, avant de revenir sur les années Chadli.

Souvenir d’une émission radio avec un ami journaliste, de séances de signature dans des librairies, d’interviews avec des journalistes, de rencontres avec la foule, ou même avec son propre miroir : on y parlera de «politique», des aventures d’Ouyahia et du tapis magique d’Alger, de la quinzième vie de Ould Kablia ou du one martyr show de Ould Abbès. Le désir du monde est clos sur la question de la légitimité, représentativité, identité, authenticité. Maladie des pays de la «marge» du monde, empêtrés dans des questions de royauté, frontières, butins et tributs. Donc incapables de se penser comme nombril du monde, c’est-à-dire comme ayant droit de poser les grandes questions de l’humanité : désir, voyage, corps, mal et bien, botanique et libido, nervures et chaînes de montagnes, pierres, lions et neiges. Mis à part la question du Pouvoir, sa vie, son désœuvrement, ses aventures de successions et de décapitations, tout semble accessoire, secondaire, futile. C’est le propre de l’obsession, de l’addiction. En somme, addicts à la question du pouvoir, impuissant à éprouver le poids du corps et la puissance de l’étreinte ou de la course. Banalisant l’univers comme un arrière-plan, l’orgasme comme un trou de serrure.

Etrange maladie. Y a-t-il une vie après le martyr ? Y a-t-il un désir autre que celui de puissance sur les siens ? Qu’est-ce le bonheur après l’Indépendance ? Comment faire partie de l’humanité et reposer les armes et enterrer les cadavres ? Comment aimer et pas seulement voter ? Comment se restituer au monde, se décoincer, se laisser aller à vivre ? Comment redéfinir le désir et parler enfin des contes et des quêtes immémoriales ? Oui, étrange maladie que cette angoisse de la puissance et de la propriété. Voilà qu’après mille ans nous sommes libres et piégés par l’incapacité d’être libérés. Des millions de morts pour qu’on soit vivant et être pourtant incapables de vivre. Se cherchant qui un ancêtre sous les arbres, qui sous les dunes, s’égorgeant ou s‘insultant, soupçonneux et oisifs, se méprisant du Palais à la hutte, inquiets et inquiétants pour nos voisins, entravés, surtout.

Une perte de libido due à la séparation du souvenir d’avec la mémoire, au corps froid du martyr fondateur, au culte des cimetières et des morts, à l’âge desséché des gérontocrates, au deuil millénaire et à l’incapacité de rire sans grimacer. La plus grande aventure de notre pays a été de mourir en sacrifice. Du coup, vivre est une habitude qu’on n’a pas. Et encore moins de parler de la vie et ses nuances flamboyantes.
Rêve d’écrire «Mémoires d’Hadrien», ou un conte sans famine au début de l’aventure ni explosion démographique à la fin, «les écrits fantômes», «Fictions» ou un manuel des apesanteurs. Réinventer le corps.