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Le pouvoir d'avoir des droits

par Arezki Derguini

Quels droits pouvons-nous avoir, sur qui et sur quoi ? Les droits sur la production du monde sont ceux que nous donne notre participation à cette production. Nous participons à la production du monde par celle de notre sous-sol essentiellement.

Ils dépendent ensuite de la rétribution de notre participation à cette production. Sans participation pas de rétribution et sans pouvoir de négociation pas de bonne rétribution.

Nous avons fait en sorte que le monde ne nous laisse pas produire d'autres choses par nous-mêmes, notre participation à la production mondiale est restée de nature minière. Le mythe du développement n'a fait qu'approfondir notre dépendance, la division internationale du travail n'a pas changé pour nous, nous avons seulement amélioré notre pouvoir de négociation. Mais jusqu'à quand ? Nos besoins commencent à excéder nos droits, déjà on nous encourage à nous endetter. Demain à quels prix cèderons-nous nos produits, ce gaz de schiste sur lequel nous fondons encore des espoirs ? Le comportement européen est déjà explicite. Si nous acceptons de nous endetter, que serons-nous autorisés à produire par nous-mêmes, la gestion de nos marchés ne nous appartenant plus. À nos marchés alors ouverts à la production du monde, la majorité de la population, faute d'être compétitive, ne pourra accéder.

Si nous ne voulons donc pas subir une révision violente de nos droits sur la production du monde que risque d'occasionner la confrontation immédiate de nos productivités à celle des autres, si nous ne voulons pas livrer l'administration de nos marchés aux institutions internationales, il nous faut envisager une nouvelle façon d'entreprendre nos rapports au monde qui ne soit pas un renoncement à notre souveraineté économique. Il s'agira de savoir comment construire des marchés intérieurs suffisamment inclusifs qui puissent conserver une certaine autonomie pour être en mesure d'envisager une autre insertion dans le marché mondial. Une insertion d'apparenté et non d'inféodé.

Autrement dit, comment faire exister deux productions comme en une seule, une comme pour le marché intérieur et une autre comme pour le marché extérieur, de sorte que l'une protégée de la compétition extérieure puisse soutenir une autre exposée. Car l'on peut dire que la production mondiale, en fournissant industries clés ou produits en main, a fait de la destruction de la production locale une condition de l'industrialisation nationale. Promesse non tenue. Ce qu'il faut et fallait, un tien vaut mieux que deux tu l'auras, c'était développer une capacité autonome de production, des capacités d'accumulation locales. Ne pas perdre le fil d'une telle stratégie. Et c'est cette production par nous-mêmes qu'il aurait fallu, qu'il faudra améliorer à l'aide de la production par autrui. Aussi ne peut-on pas vendre de l'énergie pour acheter des biens de consommation. C'est au sein de cette production, avec ses producteurs, que devra s'enclencher un processus d'accumulation. Il s'agissait et s'agit d'aider ledit « secteur traditionnel » à se « moderniser », à accumuler, pour pouvoir produire une capacité autonome de conception et de production. Car d'où peut-nous venir une autonomie de décision, sur quoi peut s'appuyer notre liberté ?

Il faut donc être en mesure de séparer ces deux productions, de façon à ce que la productivité internationale n'écrase pas la productivité locale dans une confrontation directe, violente et inégale, mais permette à la productivité locale de se l'incorporer.

La demande locale d'importations doit donc être une demande d'apprentissage, d'accumulation du capital. Il ne s'agit pas d'investir dans l'éducation et le capital humain pour améliorer l'indice du développement humain et endetter l'État et les citoyens. L'accumulation du capital humain a besoin d'un écosystème où les autres formes de capital (matériel et immatériel, social et naturel) la rendent possible. Il est clair que faute d'un tel environnement, la progression du capital humain ne fera plus illusion. Pour se poursuivre, se valoriser, il devra autrement s'expatrier.

Une politique sociale et africaine de la demande

Pour séparer ces deux productions et les ordonner de manière convenable, il n'est plus nécessaire ni possible d'élever des barrières tarifaires et non tarifaires. Il faut une politique sociale et non plus étatique de la demande. Autrement dit, il faut inverser le rapport de détermination de la demande par l'offre. La société doit reconnaître que ses droits sur la production dépendent de sa participation à cette production, qu'elle ne peut avoir de droits qui n'obligent à une certaine réciprocité. Ensuite il faudrait qu'elle s'accorde sur l'étendue nécessaire de cette participation et sur la production qui la rend possible. Pour ce faire, il faudrait définir les modes de production (ou fonctions de production si l'on préfère)[1] qui permettent une large participation de la société et une élévation de sa productivité. Que produire et comment produire de sorte que chacun puisse améliorer sa part. L'offre, la dynamique de l'accumulation doivent être construites du point de vue de la demande. Ainsi pourra-t-on construire des marchés inclusifs et dynamiques.

Ce mouvement devrait concerner aussi l'échelle africaine. Les politiques sociales de la demande précédant logiquement une politique africaine de la demande et devant avoir un destin global, notre demande doit s'inscrire dans une demande africaine qui puisse se différencier de la demande mondiale et donner consistance à un nouveau marché africain.

Il est évident qu'une partie de notre consommation ne peut pas être produite par nous-mêmes, celle dont les producteurs globaux ont la charge en particulier. Nous pouvons monter des voitures, nos gouvernements arranger des accords de montage avec les constructeurs, mais nous ne pouvons pas produire au lieu et place de ces producteurs globaux, juste prendre part à la division du travail qu'ils souhaitent. Nous n'en avons ni les moyens financiers ni les moyens techniques. Peut-être que si nous et une partie de l'Afrique consentions à rouler en Renault 4, aurions-nous les moyens de les produire. Soyons plus abstraits : devons-nous nous attacher à consommer ce que nous offre le marché mondial ou devons-nous nous attacher à ce que le marché mondial nous offre ce que nous voulons consommer ? Le marché mondial ne tient pas particulièrement à telle offre ou telle demande, tout dépend de ce que nous voulons. Une visite en Chine ou à un autre atelier du monde nous le prouverait aisément. Et que voudrions-nous consommer si ce n'est ce que nous propose le marché mondial ? La production à laquelle nous pourrions prendre part et qui soutiendrait notre consommation. Nous retomberions ainsi sur une stratégie d'import-substitution qui à la différence des anciennes pourrait porter ses fruits, parce qu'elle aurait pris en considération la chaîne de valeur mondiale et la possibilité d'y prendre part et notre demande a pris en compte nos capacités d'offre réelles. Nous établirions alors d'autres accords de montage qui impliqueraient cette fois un marché africain, des partenaires africains en mesure de prendre le relais de partenaires à qui l'on aurait passé commande initiale. N'est-ce pas ainsi que s'est efforcée de faire la Chine et que fait l'Inde, pays dont les marchés peuvent ambitionner de porter des producteurs globaux, pour opérer des transferts de technologie ? C'est donc un chemin de progression qu'il nous faudrait dessiner et suivre au travers d'une série de déséquilibres et d'ajustements des offres et des demandes locales et africaines. Par une politique de la demande africaine de quoi avoir une échelle de production à même de nous hisser à la hauteur des marchés et des moyens des grandes entreprises mondiales, nous pourrions construire un chemin de croissance qui nous permettrait de prendre part de manière croissante à la production mondiale et d'accroître nos droits sur elle.

L'offre ne crée plus sa demande

Demandons-nous maintenant comment peuvent être produites de telles demandes locales et africaines ? La répartition entre salaires, profits et intérêts dépendant de la participation des facteurs à la production, quelle distribution des facteurs de production, pour quelle répartition des revenus ?

Les droits du citoyen occidental ont été obtenus grâce à une industrialisation qui pouvait compter sur les marchés mondiaux soumis par la puissance militaire, au cours de laquelle la concentration de la propriété et du capital s'est accompagnée de la création d'une puissante armée industrielle du travail. Le citoyen du New Deal, de l'État providence ou l'ouvrier de chez Ford, pouvait s'acheter une voiture et être solidaire de son patron puisque Ford pouvait vendre aux classes supérieures du monde entier. Le compromis fordiste (ou la politique keynésienne) a été une réponse à la hauteur du défi posé par la révolution bolchévique aux démocraties libérales. Il a séparé les classes ouvrières organisées occidentales des travailleurs du reste du monde. Mais maintenant que les centres de production ne sont plus le monopole des démocraties libérales, du fait d'un travail et de marchés asiatiques compétitifs, on ne peut plus gager un accroissement du pouvoir d'achat du travail sur une concentration du capital, une substitution massive du capital au travail. La concentration du capital cesse d'être un phénomène progressiste : la substitution massive des machines au travail humain fabrique des armées de robots et défait les classes ouvrières organisées. L'offre ne crée plus sa demande, ne bénéficie plus de marchés soumis, ne produit plus les revenus qui rachètent la production. Il ne faut plus compter sur un accroissement du niveau de vie moyen, impérieux pour les sociétés africaines, avec le progrès technologique comme simple substitution des machines au travail vivant que veut imposer la compétition internationale. Il faut d'autres manières de produire pour avoir d'autres répartitions du revenu, le pouvoir de vendre et d'acheter la production. Cela passe par une autre répartition de la propriété, une autre hiérarchie entre les formes de capital et une autre représentation du travail. Voilà ce qui probablement doit être inscrit au cœur de la demande sociale, ce que doivent exprimer les préférences sociales.

Une politique de la demande qui s'attacherait à comprendre les modes de production et de répartition qui la rendent possible doit être sociale avant d'être politique pour être légitime. Oui, Keynes de ce point de vue est mort, le politique ne peut se substituer au social en le représentant. Il ne s'agit plus d'un contrôle externe des marchés, d'un contrôle des offres par une minorité ou une politique, mais d'un contrôle interne de la demande, d'un contrôle de la demande par les consommateurs. Cette politique de la demande définie de manière interne pourrait l'être de surcroît comme une politique des droits humains : le pouvoir d'être citoyen, le droit de participer à la vie sociale, économique et politique. Les barrières ou conduites invisibles, dont certains parleraient, que dresserait la société vis-à-vis des importations pour les faire glisser comme sur la demande sociale, ne lui seraient pas extérieures. Ce que certains appelleront barrières, parce que barrant la route à leurs intérêts, ne sera en réalité que le résultat de propensions de la société (propension à consommer, qui en implique une autre politique d'importation) qui résultent d'une disposition sociale à préserver les droits fondamentaux de chaque individu. Les demandes se justifieront politiquement par une politique des droits humains, du droit à la vie décente, à la sécurité et à la libre organisation. Nous n'avons pas à consommer pour être asservis au moyen de nos besoins et d'une incitation à consommer. Nos propensions à consommer et à importer ne peuvent faire fi de notre disposition à préserver nos droits fondamentaux. Cela ne peut être demandé au nom d'aucune liberté. Mais cela peut être obtenu en construisant une digue entre les propensions individuelles et les dispositions sociales et politiques, comme le fait la science économique libérale.

On peut envisager la séparation des deux productions et leur ordonnancement du point de vue de l'émigration : le monde que nous avons entretenu au travers d'une division primaire du travail ne peut nous refuser de former une partie de notre jeunesse. Il nous doit bien cela. L'émigration des cerveaux, de la main-d'œuvre théoriquement qualifiée est le produit d'une situation antérieure. Inverser le mouvement de migration exige un autre processus d'accumulation du capital humain dans les pays d'origine. Nous entrons dans une nouvelle période d'émigration, les sociétés d'accueil, vieillissantes, ont besoin d'une émigration qualifiée et les sociétés d'origine ont investi dans un capital humain qu'elles ne peuvent valoriser chez elles. Pour qu'un tel mouvement puisse s'interrompre ou s'inverser, il faudrait que l'accumulation du capital devienne possible dans les sociétés de départ. Ce que nous ne pouvons ni prédire ni exclure. Pour que la production locale puisse s'incorporer le progrès technique, son lien avec la production mondiale ne doit pas être rompu comme il l'a été dans le passé avec la politique du taux de change de la période industrialiste. La politique du taux de change a découragé la main-d'œuvre émigrée de se réinvestir en Algérie. Mauvaise déconnexion. On était alors obnubilé par la production de « cadres », non intéressés par celle de main-d'œuvre qualifiée. Il nous faut emprunter au monde, mais pas pour consommer, dissiper notre capital naturel. Cela n'est pas tenable, ni pour lui ni pour nous. Achever la formation et permettre la valorisation du capital humain d'une partie de la jeunesse africaine en même temps que rendre possible une accumulation africaine du capital est la meilleure politique que l'Europe puisse se proposer pour traiter du problème des migrations. Mais c'est là que le bât blesse, permettre une accumulation africaine du capital c'est accepter une autre distribution du pouvoir d'achat mondial dans un contexte d'une croissance limitée. Décroissance ou stagnation au nord, croissance au sud, ce scénario est-il vraisemblable ? Ce n'est pas l'avis de Trump, ni celui de Macron.

Le monde ne doit pas nous imposer ses compétitions

Ceci étant, prenons le problème par un autre bout. La définition d'une demande sociale en mesure de prédéterminer des offres implique la définition d'un marché. Pour obtenir une insertion internationale qui rende possible une accumulation locale de capital, il ne suffit pas de pouvoir produire. Et pour vendre, il faut disposer d'un marché, ce qui signifie souvent accéder à de nouveaux marchés.

La Chine n'a pu prendre une telle part dans la production mondiale que parce que l'on ne la croyait pas capable de remonter les chaînes de valeur mondiales et que l'on pensait que la politique monétaire des USA leur permettrait d'importer de Chine pour défendre le pouvoir d'achat des consommateurs américains sans entamer leur pouvoir de vendre. Ils espéraient maintenir une division du travail internationale qui leur resterait favorable. À la Chine la production, aux anciens pays industrialisés la conception et le pouvoir de localiser la production là où ils le souhaiteraient. Ils se sont mépris sur la compétitivité des marchés et des capitaux d'Extrême-Orient. Ils n'ont pas compris la contre-politique monétaire et financière chinoise d'accumulation de dollars. Quant au Japon et aux dragons asiatiques, leur réussite ne doit pas faire oublier qu'ils la doivent au départ à leur inclusion dans le camp occidental pendant la guerre froide, à l'ouverture des marchés occidentaux que cela signifiait, leur compétitivité faisant le reste.

Accéder aux marchés mondiaux et obtenir d'eux une bonne rétribution n'est donc pas une affaire de bons sentiments. Les puissances qui contrôlent ces marchés n'ont aucun intérêt à abandonner une partie de leur production si cela devait signifier une perte dans leur accès aux matières premières du monde, qu'elles n'ont ni produites ni réparties à travers le monde. L'avenir de l'Afrique est donc dans sa capacité à devenir partie prenante de la production mondiale par ses nouveaux marchés et dans la transformation de son pouvoir de négociation mondial. Pour disposer de marchés inclusifs et compétitifs, l'Afrique doit exprimer une demande qui, au service de son accumulation, doit être claire de part et d'autre. Une accumulation qui ne peut tirer sa légitimité internationale et sa force intérieure que de la défense des droits fondamentaux de sa population. L'Afrique doit poursuivre son chemin sur la route de la liberté.

Il est clair que l'avantage comparatif de l'Afrique n'est pas à brève échéance dans la participation à la compétition entre l'Occident et l'Extrême-Orient. Nous ne saurions mieux produire que leurs puissances. Il est dans le contrôle social de nos marchés, la protection de nos compétitions. Nous n'avons pas à subir les compétitions des autres continents. Nous devons autoriser les compétitions que nous nous permettons à nous-mêmes. Elle n'est pas établie par des frontières extérieures, mais par des dispositions sociales qui soumettent l'accumulation du capital au respect des droits humains. Voilà une vraie déconnexion. Nos compétitions devront s'effectuer sur la base de certains modes de production pour que chacun puisse bénéficier des droits à une existence décente, à la participation économique, sociale et politique. Le contrôle de nos marchés qui doit s'inscrire dans nos demandes doit s'appuyer, comme l'ont fait nos luttes de libération, sur les droits humains. Le monde n'a plus le droit de vivre à la manière occidentale, il ne le supporterait plus. Et cela ne peut plus concerner que les non occidentaux. Commençons à accorder à chacun le droit à une existence décente et celui de participer aux vies de sa cité ou de son village, de sa société et du monde. Face à une Europe qui se pense comme une citadelle assiégée, pensons l'Afrique comme le continent des droits humains, des manières de produire qui les rendent possibles. Car la compétition actuelle qui substitue massivement des machines au travail humain, du capital financier au capital humain, qui accumule le capital financier aux mains des actionnaires, creuse l'écart entre les riches et les pauvres, entre les travailleurs et les actionnaires. Elle permet à une petite élite d'accumuler d'immenses richesses, tandis que des centaines de millions de personnes sont privées de leurs droits fondamentaux. Selon l'organisation non gouvernementale OXFAM, 82 % des richesses créées en 2017 ont bénéficié aux 1 % les plus riches de la population mondiale.

Changer nos modes de production, permettre une autre accumulation et répartition du capital, pour permettre à chacun de participer à la vie sociale, économique et politique, voilà la clé de nos soucis, nous qui ne sommes pas encore déterminés par certains modes de production que certains veulent adopter aujourd'hui. Permettre à la production de ne pas être dominée par des agents extérieurs, des actionnaires sur des travailleurs. Permettre à la propriété de ne pas divorcer du travail, au capital financier de ne pas dominer les autres formes de capital, voilà ce qui rendra le monde plus habitable. Car il est clair que le système mondial actuel de production qui concentre le capital financier, dissipe le capital naturel, détruit le capital social et précarise le travail n'est plus en mesure d'assurer le minimum de droits humains à chaque citoyen du monde.

Démocratie économique ou démocratisation du clientélisme ?

Le pouvoir d'avoir des droits c'est donc le pouvoir de contrôler nos demandes, nos offres et nos marchés d'un certain point de vue. Non pas le contrôle par une minorité après le contrôle par l'État, mais le contrôle par les citoyens de sorte que les modes de production et de répartition accordent à chacun la possibilité d'être citoyen, de participer à la vie sociale, économique et politique. Il ne s'agit plus d'accorder des droits politiques à la majorité en échange du contrôle des marchés par une minorité comme ont réussi à le faire les propriétaires de capitaux occidentaux avec leurs populations démunies. Pour les nouveaux capitalistes des pays émergents, une telle possibilité a disparu, ils ne pourront pas mettre en œuvre le compromis fordiste qui a permis aux anciennes bourgeoisies de séparer les travailleurs de leur pays de ceux du reste du monde. La précarité est maintenant la loi qui domine la majorité des travailleurs. Il s'agit d'établir d'autres modes de production, d'autres rapports entre la propriété et le travail, entre les différentes formes de capital, pour permettre d'autres modes de répartition qui garantissent un minimum de droits et rendent possible la participation de chacun à la vie sociale, économique et politique.

Le contrôle de nos marchés passe par le contrôle du marché de la terre duquel dépendent la production alimentaire et sa répartition. En échange de quoi les Africains pourraient-ils obtenir leur alimentation autrement qu'en dissipant leur capital naturel ? La compétition industrielle qui se concentre davantage pourrait-elle la leur donner ? Plus tard peut être ou pas du tout. Mais certainement pas pour les générations actuelles. Notre pouvoir d'avoir des droits commence donc avec nos droits sur la terre et son sous-sol. Nous ne pouvons pas nous accorder pour dissiper un capital naturel que nous ne possédons qu'en partage ; nous ne pouvons pas nous permettre de le céder en échange de biens de consommation. Nous ne devons plus céder à l'adage « donne-moi la vie aujourd'hui et prends-la demain ». Au sortir de la nuit coloniale, cela pouvait se justifier, mais pourquoi aujourd'hui ? Nous pouvons nous serrer la ceinture, relever la tête et cesser de faire l'autruche : nous disposons de droits limités sur nos ressources naturelles dont il nous faut tirer le meilleur parti, plutôt que de permettre l'enrichissement d'une minorité qui, le jour de l'effondrement, pourra s'expatrier. Mais nous pouvons disposer d'autres droits qui nous seraient propres parce que nous les prendrions sur nous-mêmes. Si nous ne prenons pas sur nous-mêmes le droit à un modèle de consommation de base dont une sécurité alimentaire pour tous, nul ne nous la donnera. La défaite de notre volonté collective commence avec le refus de relever le défi de notre sécurité alimentaire.

Afin que la démocratie ne soit pas une démocratisation du clientélisme, tel qu'elle est justement décriée aujourd'hui en Afrique, les individus ont besoin d'avoir un contrôle réel sur leurs demandes et leurs marchés. Il ne peut suffire que les marchés soient sous le contrôle des hiérarchies sociales, marchandes ou étatiques, même légitimes. C'est en cohérence avec leurs dispositions réelles et leur contrôle collectif que les individus pourront avoir confiance dans une gestion collective des marchés et ne s'en remettront pas aux possibilités individuelles de chacun. La technologie permet aujourd'hui ce que nous ne pouvions imaginer hier, pensez par exemple au pouvoir que donne la « blockchain »[2]. Le marché tel qu'il peut être pratiqué aujourd'hui ne peut que favoriser le clientélisme, démocratie politique et économie de marché ne peuvent que démocratiser le clientélisme. C'est l'établissement d'une démocratie économique qu'il faut instaurer si l'on veut une démocratie réelle dans les pays émergents. La démocratie africaine doit commencer par-là, les démocraties libérales y parviendront par un approfondissement de leurs démocraties. Le pouvoir économique ne peut être abandonné par l'État postcolonial à une classe sociale en échange d'une démocratie politique pour la majorité comme ce fut le cas dans l'histoire des démocraties libérales ou ne put être le cas pour nous dans les années quatre-vingt. Le mode de production, la fonction de production si l'on préfère, doit le distribuer de sorte à garantir un revenu d'existence à chacun des membres de la société. La propriété doit être un moyen du travail et non sa fin, l'accumulation du capital (qui ne se réduit pas à celle du profit, mais des différentes formes du capital) au service d'une répartition du capital qui assure les droits humains fondamentaux et non la concentration du pouvoir d'un côté et la dépendance absolue de l'autre.

[1]Je n'entends pas par mode de production la notion marxiste, mais une manière de produire, de combiner les facteurs de productions (propriété, travail et organisation), sur la base duquel s'effectuera le mode de rémunération de ces facteurs (rente, intérêt, salaire et profit). On peut lui préférer la notion de fonction de production.

[2] L'UE «ne peut pas se permettre de rater» la révolution numérique liée à la technologie «blockchain», qui renforce la traçabilité et la sécurité des données et des transactions sur internet, a affirmé jeudi la commissaire européenne à l'Économie numérique, Mariya Gabriel. https://www.latribune.fr/entreprises-finance/banques-finance/l-europe-ne-veut-pas-rater-la-revolution-blockchain-767039.html