Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

On prend la mer comme on prenait le maquis pour la liberté

par Kamel DAOUD

Pourquoi quitte-t-on l’Algérie ? Pour deux ou trois raisons. D’abord parce qu’on cherche un avenir et ici il n’y a que du passé. Même pas du présent, de la présence. Ensuite, parce qu’on s’y ennuie. Terriblement. Nationalement. C’est un pays vieux, terne, sans loisirs, peu amusant, psychorigide, soupçonneux, méfiant et enfermé derrière ses fenêtres, guérites et visages, puritains, pris en otage par les vétérans d’un côté et les islamistes de l’autre. Il produit du fatalisme, du pétrole, des chaloupes et des mosquées. Il sent la caserne et la méfiance. Ce qui nous y réunit, et il faut le dire, ce n’est plus le drapeau mais les frontières. Ouvrons-les deux jours de suite, dans tous les sens et le pays se videra sauf pour ceux qui ne peuvent pas courir ou ceux qui y gardent un peu de dignité rétrospective. C’est violent, cru, amer mais il faut le dire. C’est se tromper, ailleurs, que de croire que les harraga algériens crèvent de faim et vont chercher, ailleurs, le pain et le salaire. Non : les boat-people algériens sont ceux de l’ennui pas de la semoule.

Le régime a beau offrir des subventions, de l’argent et des céréales pour détourner les ventres et les esprits, cela n’est pas toujours efficace : les chaloupes vers le Nord sont nombreuses même si on se le cache et on veut les criminaliser comme des trahisons. Le régime est vieux et le peuple est au trois quarts jeune. Il n’y a, donc, pas conflit de générations mais mariage forcé et certains n’en veulent plus. Alors, ils s’en vont. On ne peut retenir les gens avec du pain uniquement, il faut offrir du sens et le régime n’en a pas. Il tente, tant bien que mal, d’utiliser les islamistes et les populistes des médias pour fabriquer du sens, cela ne marche pas. Le pays est une terre qui fuite. On prend la mer comme on prenait le maquis : pour la liberté.

On quitte ce pays parce qu’on s’y ennuie dans un pays composé de centaines de milliers de villages où il n’y pas de salles de cinéma, de loisirs, de piscines, de terrains verts, d’arbres et de liberté. Seulement des prêches dans des lycées comme à Batna, des guérisseurs colorés, des interdits et du bigotisme. On vit centenaire à vingt ans. On en a le manque d’os, la démarche boiteuse, vers la fin, le discours sur la maladie et le paradis, les collections de fatwas et le visage en escalier qui descend, la libido vicieuse et le conservatisme violent.

Le régime est vieux, assis, immobile, terne et maussade et il a fabriqué un pays à son image. Il ne voit pas les loisirs comme nécessité alors qu’ils sont une urgence, une obligation de stabilité. On n’a pas, tous, l’âge de Bouteflika : on a le droit d’être ministre à 25 ans et, à défaut, de s’amuser autant que si on l’a été, comme lui, à cet âge.

Donc on quitte ce pays par le bas parce qu’il sent le renfermé et par le haut parce qu’on a l’image de l’Occident, l’image de l’avenir, le futur, le loisir. Presque tous les enfants des ministres du régime et ses hommes forts, apparatchiks et serviteurs vivent en Occident. Ouyahia peut agiter le bocal des sentiments nationalistes, parler des Subsahariens comme d’une invasion contagieuse, revenir sur le «complot international» et moquer les oppositions, il ne peut cacher cette règle acceptée lui et ses collègues : il faut sauver ses enfants et les faire vivre ailleurs. C’est un message cru, direct, violent. Le bi-nationalisme est interdit pour les hauts responsables mais leur message est le suivant : l’avenir des enfants n’est pas en Algérie. Chacun a le droit de penser ainsi et on peut comprendre qu’un chef de gouvernement exile les siens ou ne peut les empêcher de partir. C’est humain et le chroniqueur le fera peut-être. Mais il faut, alors, jouer en sourdine son discours sur le patriotisme, ne pas mettre en prison les harraga et avouer que l’on fait ce qu’on peut et qu’on est, tous, humains. Ou laisser ce pays à ceux qui peuvent le sauver réellement et pas seulement sauver les liens de son sang en jouant sur le sang des martyrs.

Un pays est l’endroit où l’on souhaite voir grandir ses enfants et si ce n’est pas le cas, ce n’est pas un pays ou cela ne l’est plus. C’est un projet, une vache, un pipeline, un désir, un campement ou une mosquée pour attendre l’au-delà en se lavant les mains et les pieds ou une réserve de change.

Un pays vieux. Lors de la dernière rencontre des maires organisée à Alger, un banal ministre de l’Intérieur a organisé la messe autour de la photo de son président. Un grand poster barré d’un ruban vert-blanc-rouge. On ne pouvait faire mieux dans le folklore des dictatures et des servilités. La dictature étant, surtout, un abus d’obéissance et pas un abus de Pouvoir disait un chroniqueur collègue. Cette scène marque, humilie et donne à voir la mesure microscopique de ceux qui l’ont organisée. Une image vénérée par des copies. Une photo. Comme l’Occident : lui aussi est une image que les Algériens, du sud au nord, voient sur leur écran, veulent la vivre, y sombrer en riant, en profiter. Le pays est, donc, une image et l’Occident est une autre. Et le choix est fait. Pour ce Bedoui comme pour les jeunes Algériens. Chacun possède la photo de sa passion.

Tout cela pour dire que le pays est ce terrain vague entre un banc et une photo. Les jeunes Algériens, quand ils ne sont pas émasculés par les islamistes, le populisme et le nationalisme hallucinogène des stades, s’ennuient. Ils veulent partir, nager, manger, rire, danser, embrasser, étreindre, sauter, voyager, parcourir, serrer, gonfler. Tout ce que ne peut pas, ne veut pas, ne rêve plus de faire ce régime. «Dans mon village, il n’y pas de bibliothèque, pas de cinéma, pas de salle, pas de stade, pas de café, ni restaurant. Il y a, cependant, cinq mosquées». Lu sur Facebook. Cri qui me fit si mal. Belle terre réduite à écouter, à tour de rôle, des lettres lues au nom de Dieu et d’autres lues au nom d’un Président.