Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Pourquoi une opposition entre catholiques et musulmans est-elle utile actuellement en France ? Quelques hypothèses (suite et fin)

par S. Bensmail

Combattre et résister ensemble par la foi et la justice

En ces temps pleins de dangers, il ne suffit donc pas de croire mais d'agir fermement dans la justice et la foi. Saint Jacques a rappelé en effet dans le Livre de la Genèse, chapitre 22: «Si quelqu'un prétend avoir la foi, alors qu'il n'agit pas, à quoi cela sert-il ? (?) En effet, comme le corps qui ne respire plus est mort, la foi qui n'agit pas est morte».35

Le pape Benoît XVI a également évoqué l'ultime combat, qui doit se mener contre l'oppresseur: «Par la foi, de nombreux chrétiens ont promu des actions en faveur de la justice pour rendre concrète la parole du Seigneur venu annoncer la libération de l'oppression et une année de grâce pour tous».36

C'est, je le crois fortement, en tentant d'être justes, c'est-à-dire d'être en accord complet avec la volonté de Dieu, pour reprendre Saint Jacques, ou en soumission à Lui, selon l'islam, que nous devons nous replonger dans nos traditions respectives, chrétiennes et musulmanes, afin de revivifier notre désir d'action commune - et non pas uniquement de simple dialogue (faut-il alors qu'il soit vrai et sans faux-semblant). C'est uniquement dans ce coûteux effort que nous pouvons contrer les replis communautaristes et les intégrismes, lutter contre le terrorisme d'où qu'il vienne (pas seulement djihadiste, pas seulement violent et mortifère); pour in fine vaincre les puissances déshumanisantes et mondialisées de la finance, du transhumain ou du post-homme à l'oeuvre, celles qui voudraient nous livrer à l'Anté-Christ, el Massih el Dajjal. C'est en se jetant résolument dans la bataille, avec courage et abnégation, en sortant d'un retrait équivoque du front (dicté par ce laïcisme et ce double jeu d'altérité, artificiel et suicidaire: «nous les chrétiens occidentaux» versus «eux les musulmans»), que les chrétiens et les musulmans pourront faire tomber ensemble les masques pseudo-religieux de cette lutte mondiale pour le pouvoir sur les esprits et les richesses d'ici-bas.

Les dangers de ce retrait discret de la vie publique - cet exil de l'intérieur - et l'acceptation du cours des choses ne sont-ils pas sans rappeler ladite congrégation du Coeur de Marie qui abrita les conférences de L. Stalla, congrégation «née sous la Révolution française» dont «la vocation (...) est de vivre incognito dans le monde, sans signe distinctif et sans résidence commune obligatoire» ?37 Cette «société religieuse très moderne»38 a donc réussi à préserver, en dépit de la Révolution et comme l'indiquait d'emblée notre conférencier, l'essentiel de ses activités et de son patrimoine immobilier. Elle vendit récemment un élément exceptionnel à l'émir de Bahreïn39 - vieil et officiel allié des Seoud (de l'Arabie Saoudite, propagateurs mondiaux du wahhabisme, faut-il le rappeler), violent oppresseur de sa population chi'ite40. Etrange éthique à laquelle mène cette adaptation au monde de l'ici et maintenant...

N'est-ce pas en effet le silence accueillant, presque consentant, d'une partie de nos concitoyens catholiques - leur résignation face au monde actuel tel qu'il est et leur soumission à ses forces - qui stimule l'offensive djihadiste et non l'inverse ? Idem pour l'offensive supérieure de Mamon: l'avènement du nouveau Veau d'or avec sa nébuleuse de transhumanisme (de l'homme augmenté), de high technology, d'hyper-consumérisme - individualisme et, au final, de perte de l'Homme, n'est-il pas accéléré par cette résignation victimaire combiné à la réduction drastique de toute expression spirituelle - de toute qualité de l'Etre - en France ?

«Seigneur, j'ai appelé mon peuple nuit et jour. Mais mon appel n'a fait qu'accroître leur fuite. Et chaque fois que je les ai appelés pour que Tu leur pardonnes, ils ont mis leurs doigts dans leurs oreilles, se sont enveloppés de leurs vêtements, se sont entêtés et sont montrés très orgueilleux». (Noé, 5, 6, 7).

Dans cette sombre perspective à laquelle nous mènent les politiques absurdes et mortifères qui se radicalisent elles-mêmes en réaction à la perte d'autorité et d'influence de l'Etat français (et de l'Union européenne)41 - tout en nous saturant de «radicalisme islamiste» ou «religieux» et de «djihadisme» -, et face auxquelles une partie de nos «clergés» respectifs semble abdiquer, une mise en ordre de bataille des chrétiens et des musulmans est désormais un impératif urgent et essentiel à organiser.

Guy Gilbert ne nous rappelle-t-il pas que le courage et le refus de la domination42 sont des valeurs intrinsèques de tout chrétien ? de tout homme attaché à Dieu - engagé dans le réel ? Son goût pour l'action et le danger, sons sens de l'honneur, lui ont permis, lors de la guerre d'Algérie, de trouver sa vocation de prêtre. Il a en effet choisi la neutralité en devenant infirmier et en soignant même «l'ennemi», a risqué littéralement sa vie en s'opposant au meurtre et à la torture («combat armé oui, torture non», disait-il en substance). Pour lui, il ne faisait aucun doute qu'à partir du message biblique, «les arabes» étaient bel et bien «les humbles» - et l'indépendance la seule issue possible et souhaitable. G. Gilbert a aussi compris que l'Eglise ne vivait hélas pas avec les déshérités de ce pays. A sa démobilisation, et en toute cohérence d'homme, il poursuivit sa guerre d'Algérie dans les banlieues de France, comme éducateur auprès des «loubards» - les «racailles» des cités d'aujourd'hui -, des meurtriers et des délinquants «paumés»43.

Attachés ensemble par une même foi et une même obligation impérieuse d'agir dans la justice, un pacte de défense mutuelle, spirituelle autant que concrète et physique, pour nos familles, nos quartiers et nos villes, nos croyances, est en effet autrement plus vital que la recherche des différences, réelles ou supposées, entre nos rituels, nos Textes ou nos dogmes.

«C'est, écrit le pasteur Richard ? Molard, par la foi que des miséricordieux pour le sous-développement des peuples ont mis tout en œuvre pour que ceux qui ont faim et soif soient enfin rassasiés. Ils savent qu'ils ne combattent pas seulement contre la chair et le sang mais contre les puissances démoniaques de l'argent, du profit et de l'égoïsme car ils croient que la justice ne s'obtient que par la foi».44

Et plus loin, ce pasteur d'indiquer la mission supérieure du chrétien:

«Des témoins, des prophètes et des martyrs connus et, plus nombreux encore, obscurs et anonymes qui, par la foi, dans la guerre comme dans la paix, sous l'occupation de l'ennemi comme dans les libérations illusoires, donnent un verre d'eau aux assoiffés, un morceau de pain aux affamés, s'opposent aux puissances de ce temps».45

C'est ce que ne cessent de déclarer ceux qui défendent l'islam des origines - celui qui s'oppose à la tyrannie -, comme par exemple Akram Al Kaabi, le chef des unités de mobilisation populaires («Al Hachd al chaabi»), les plus féroces combattants de Daech en Irak (et à la frontière syrienne). Ces derniers temps au Gilan, dans le nord iranien, commémorant les soldats tombés en martyrs en Syrie contre les groupes terroristes, il a en effet évoqué la menace de l'effondrement du monde musulman:

«C'est un danger qui s'abat sur l'Oumma et qui se sert du nom de l'islam, un islam factice qui bénéficie de l'appui financier, militaire, politique et de renseignement, des puissances, et qui autorise le meurtre, le massacre et l'effusion de sang».46

S'opposer donc aux puissances de notre temps, par la justice et la foi, tel est le message à la fois de notre Prophète et du Christ. Est-il vraiment écouté de nos jours par les plus hautes instances de l'Eglise, et pas seulement la catégorie intermédiaire des lettrés et des prêtres ? A l'instar du coeur traditionnel et authentique de l'islam, brouillé pour la majorité ordinaire des musulmans (el' Ama ou le commun dont nous parlions), doit-on constater avec L. Feuerbach (en 1860 déjà) que le christianisme originel et profond, et plus encore le catholicisme, ne semble exister que par ce qu'il en reste de superficiel, de dogmatique ou de rituel ? Est-ce là l'un des motifs de l'inquiétude de l'ancien pape Benoît XVI comme de tous les catholiques sincères, critiques et clairvoyants ? Est-ce en France, comme ailleurs, cet aveuglement et cette perte d'authenticité première qui ont facilité le consentement catholique à l'ultralibéralisme que représente spectaculairement E. Macron ?

Aujourd'hui, du diocèse de Paris au pouvoir papal, cette situation de l'ordre chrétien qui compose avec un ici et maintenant (de plus en plus) antireligieux inquiète fortement les (apprentis) musulmans dont je fais partie; Comme le désordre pseudo-islamique de conquête politique, militaire et idéologique inquiète, à juste titre, nos frères chrétiens. Il est donc urgent d'agir dans la foi et l'espérance, en dépassant le cadre d'un simple «dialogue islamo-chrétien» - qui existe depuis 14 siècles47 -; tout en dénonçant inlassablement, en toute occasion, l'instrumentalisation du religieux par le politique.

Face à la grande menace qui se précise, il nous faut donc, musulmans comme catholiques, retrouver et réinterpréter nos vraies traditions religieuses et spirituelles; en faire, à nouveau, nos sources authentiques d'inspiration divine tout comme les moteurs de nos actions communes et sincères; en soumission à Sa volonté.

Au lieu de chercher à comparer nos religions et nos dogmes dans un vain désir de concurrence et de vérité exclusive, il nous faut, de toutes nos forces, vaincre nos confusions, nos divisions et nos erreurs respectives qui nous éloignent de nos trésors christique et mohammedien. Ce faisant, par la grâce d'une foi renouvelée et d'une volonté de justice, nous pourrons alors résister efficacement aux nouveaux dieux destructeurs de l'humanité.

Notes :

35- Lettre de Saint Jacques Apôtre, chapitre 2, versets 14 ? 16, 20 -24 et 26

36- Lettre apostolique ?La porte de la foi' ou Porta fidei, paragraphe 13, 11 octobre 2011.

37- Claire Guyot, « De l'engagement au désenchantement (1945-1975) ? Jalons pour une histoire des intellectuelles catholiques» in Clio. Femmes, Genre, Histoire, n°13, 2005, qui cite Dans la tourmente révolutionnaire, les Filles du Cœur de Marie, éd. Lambert-Laurent S.A., 1989.

38- In Anonyme, Mémoires ? Les Origines d'une Vocation. http://www.weihsien-paintings.org/hanquet/book/02.htm

39- Corinne Scemama, «A Paris, qui possède quoi ?», L'Express du 09/10/2013, article qui s'appuie sur Patrice de Moncan et Gilles Ricour de Bourgies, Que vaut Paris. Histoire de la propriété immobilière, Paris, 2013.

40- Avec l'appui surtout de l'armée saoudienne, une répression féroce a toujours cours contre des mouvements sociaux essentiellement chi'ites (communauté la plus exclue), et de nombreux leaders, politiques et religieux, ou simples citoyens sont assassinés ou injustement condamnés à mort. https://www.theguardian.com/world/live/2016/jan/02/middle-east-condemns-saudi-execution-of-shia-cleric-live.

41- Economie de plus en plus virtuelle et volatile, gestion minimaliste du chômage, aggravation de la pauvreté et réduction progressive des politiques sociales, attaques incessantes du droit du travail, surveillance généralisée des citoyens, Etat d'urgence devenant la règle, militarisation importante, multiplication des opérations extérieurs de nos armées, et bien d'autres transformations de la société.

42- Il résista dès ses classes à l'écrasement des « petits chefs ».

43- G. Marinier, op. cit.

44- Pasteur Georges Richard ? Molard, op. cit., pp. 89 - 91

45- Ibid.

46- «Akram Kaabi :al-Nujaba reste sous le commandement du Guide suprême» in Pars Today, 22/9/2017

47- «Pour contrer cette thèse de Huntington, qui n'est qu'une reprise déguisée des thèses racistes qui ont justifié la colonisation par une supériorité de civilisation, nous avons élaboré cette notion (?) de la nécessité de dialogues de civilisations ou de dialogues des religions. Or au contraire, ce faisant nous ne faisons que confirmer que le problème de base est religieux. Ce qu'il faut à la place, c'est dénoncer sans cesse l'instrumentalisation du religieux au niveau étatique, comme au niveau géopolitique international et régional.»

G. Corm, «Le monde arabe est dans un chaos mental absolu», http://www.elwatan.com/international/le-monde-arabe-est-dans-un-chaos-mental-absolu-15-07-2017-349064_112.php (nous soulignons).