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Iran et Arabie Saoudite : le réveil douloureux de deux pétro-théocraties

par Abed Charef

Les femmes peuvent conduire en Arabie Saoudite, et elles peuvent ne pas porter le voile en Iran. Deux décisions symboliques mineures, insignifiantes, qui révèlent à quel point ces deux pays sont encore dans l'archaïsme.

Le monde compte deux théocraties musulmanes institutionnalisées, l'Arabie Saoudite et l'Iran. Considérés parmi les pays les plus rétrogrades au monde, en raison de leur attachement à un mode de gouvernance archaïque, les deux pays entament un virage périlleux, pour tenter d'entrer dans le monde moderne, à travers sa porte la plus difficile, celle qui transite par le nationalisme et la politique. Adossés à leurs revenus pétroliers qui leur permettaient de ne pas trop se soucier du pain quotidien, les deux pays vivaient, jusque-là, hors du temps. Ils étaient les seuls, au monde, à imposer aux femmes le voile intégral, et à interdire presque, totalement, la mixité. Attachés à la Chariâ, dont ils s'inspiraient pour toute leur législation, ils naviguaient dans un univers fermé et rigoriste, refusant de s'ouvrir à tout ce que l'humanité a inventé comme concepts liés aux libertés et aux Droits de l'Homme. Mais le temps a fait son œuvre. La forteresse est en train de céder. Les illusions qui ont bercé les deux théocraties ont été broyées par le temps. On ne peut pas bâtir un pays sur une seule promesse qui consiste à prétendre préparer ses habitants à aller au paradis. Avant le paradis, il y a la vie. Et celle-ci a ses impératifs politiques, économiques et sociaux.

Voile : la fin d'un symbole

En Iran, la mutation a été amorcée de manière ambiguë. Des « réformateurs » ont accédé au pouvoir, en promettant de changer les choses. Mais ils étaient enfermés dans un moule qui ne permettait pas d'aller loin. Leur action pouvait, au mieux, améliorer les conditions de détention, non obtenir la libération du pays. Mais le mouvement allait dans la bonne direction. Il a réussi à décrisper la situation sur le plan interne, comme il a ouvert une brèche pour permettre à l'Iran de redevenir, au plan externe, un pays « normal », capable de signer des accords internationaux, de les respecter et de recevoir des visites de délégations étrangères de haut niveau. D'une manière ou d'une autre, l'Iran apprenait à ne plus regarder le monde en noir et blanc, et admettait que l'autre n'est pas forcément Satan. Le mouvement de contestation en cours risque d'accélérer le mouvement. Rien de tel qu'un mouvement de rue pour réapprendre à faire de la politique, à traiter les problèmes de pouvoir d'achat, d'emploi, de formation et autres comme des problèmes politiques, non comme des atteintes à Dieu ou à l'unité du pays.

Autoritarisme

En Arabie Saoudite, l'ambiguïté règne.

Le virage est pris par un jeune prince de 32 ans, qui n'a pas encore accédé au trône. Mohamed Ben Selmane, le fameux MBS, bouscule les règles, impose de nouveaux comportements, et promet de gigantesques bouleversements. Il commence par une sorte de mise à niveau, en supprimant les mesures les plus absurdes : il donne aux femmes le droit de conduire, de se rendre dans des lieux publics, le droit aussi aux Saoudiens d'assister à un concert.

Problème : Mohamed Ben Selmane mène des changements sociétaux qu'il engage de manière autoritaire, parfois brutale ; il s'appuie toujours sur les Etats-Unis pour asseoir son pouvoir, et il est même soupçonné de tenter une ouverture vers Israël.

Mais le principal point de fixation pour MBS est cette rivalité avec le voisin iranien, qui l'a amené, par ricochet, à se lancer dans une guerre dévastatrice au Yémen. Du coup, les choses se brouillent : dans cette confrontation entre Ryad et Téhéran, est-on toujours dans une rivalité entre sunnites et chiites, ou dans une confrontation entre deux puissances régionales, dans laquelle l'Iran a marqué des points avec sa présence remarquée en Syrie ? Les deux pays peuvent-ils encore défendre un leadership « islamique » au moment où le port du voile est abandonné en Iran et au moment où l'Arabie Saoudite décide de se détacher sensiblement de la rigueur religieuse ? Ou bien serait-on dans une confrontation entre deux nationalismes aux visées hégémoniques, l'un arabe, l'autre perse, chacun se présentant comme le sous-traitant d'une superpuissance ?

Pendant de longues années, le monde va se déchirer face à ce qui se passe dans ces deux pays et entre eux. Il y a ceux qui appelleront à soutenir le mouvement de sécularisation, y compris en fermant les yeux sur les dérapages et les abus éventuels, du moment que l'orientation générale vers plus d'ouverture sera maintenue. Il y aura, de l'autre côté, ceux qui demanderont tout et tout de suite, qui parleront de manœuvres, de calculs tactiques, d'adaptation, pour mieux sauver des régimes autoritaires.

Wahabisme et chiisme révolutionnaire

Quelle que soit l'évolution dans ces deux pays -le plus probable étant une décrispation sur le temps long-, elle sera marquée par trois caractéristiques majeures. D'abord, le changement se fera au rythme de ces pays, selon leur capacité à faire évoluer les mœurs mais aussi les institutions. Aller trop vite risque de provoquer un retour de bâton meurtrier. Sur le plan institutionnel, l'Iran, qui dispose d'une constitution et d'une vieille tradition étatique, a une longueur d'avance sur l'Arabie Saoudite, un royaume aggloméré autour de la famille royale, de la religion, du pétrole et des tribus. Ensuite, ces deux pays vont moins financer les mouvements religieux partout dans le monde, ce qui constituera un véritable soulagement pour de très nombreux pays. A terme, l'islamisme radical, de type wahabite ou chiite révolutionnaire, semble voué à disparaître. A moins qu'il ne surgisse ailleurs, notamment en Asie, où il peut trouver des financements, alors que ces possibilités restent très limitées en Afrique. Enfin, ces deux pays risquent d'être pris dans une bourrasque interne, qui mobilisera l'essentiel de leurs énergies. Le monde suivra leur évolution avec d'autant plus d'intérêt qu'ils constituent, avec l'Irak voisin, le quart du pétrole mondial. Pour terminer, on ne peut occulter une dernière évidence : il n'est pas question de Palestine dans l'agenda irano-saoudien. La question palestinienne a été effacée.