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Survivance du «laissez-passer» pour indigènes

par Kamel DAOUD

Ciel bleu, propre, lumineux. Comme la nouvelle année. Mais par quoi est-elle nouvelle ? Par les vœux. Pas par le politique. Là aussi, on va juste attendre. Les années, chez nous, se comptent en lunes ou en mandats présidentiels. Le calendrier est une fausse urne. Va-t-il oser se présenter pour le 5ème ? Bien sûr. C’est le but de toute une vie que le mandat à vie. Et à mort.

Cap sur un autre sujet. Le cantonnement. Lu, dernièrement, un excellent reportage sur le tourisme en Oranie, dans un journal électronique. On en sort oppressé, le cœur en semelle, affligé et en colère : pourquoi un si beau pays qui peut attirer des millions de touristes est-il si triste à vivre ? Ne veut pas être admiré ? Le long de l’article, on croise les acteurs de notre cantonnement : des lieux vides, des musées vides, des ruines en ruines, des agents de sécurité, des barrages, et des demandes «d’autorisation». Il faut une autorisation pour filmer, entrer, rouler, sortir, bouger, interroger ou visiter. Valable pour un musée, une mosquée ancienne, un jardin, un chantier, une école…etc. Partout l’espace public algérien semble être un reliquat de l’espace colonial : l’Algérien promeneur ou curieux n’y est pas le bienvenu ou seulement avec «une autorisation». Un appareil photo est vu comme plus dangereux qu’un attentat. Le chroniqueur a longtemps observé ce comportement des gardiens, agents de sécurité, policiers ou gendarmes : ils agissent avec cette idée que la menace est «interne» c’est-à-dire qu’elle vient du «chaâbi», le civil, le plébéien. Ils ne peuvent concevoir leur mission que comme «filtration», barrage, surveillance «du peuple», contrôle stricte, soupçon. Non qu’ils soient méchants tous, mais parce que c’est le seul registre de comportement en mémoire après tant de colonisations : celui du «tout-sécurité», consolidé par les années de guerre civile. Le lien entre «forces» de sécurité et civils est celui de la menace réciproque : on redoute «le peuple» comme menace de débordement et le «peuple» redoute, contourne, louvoie et ruse avec «l’Autorité».

En plus clair, les Algériens sont traités, se traitent eux-mêmes, comme des «Administrés» au sens colonial. D’où ce culte de «l’Autorisation» et cette primauté de l’Administration sur la citoyenneté. L’espace public n’est pas conçu comme l’espace de tous, mais l’Espace du régime, de l’Etat, Edawla. Ce sont les deux grands registres de la propriété en Algérie : le «privé» et l’Etatique privatisé. Cela se décline partout alors, jusqu’à dans la rigidité et le ton maussade, l’Agent qui vous barre le passage et qui sait d’instinct que l’Algérien n’est pas source de revenus -contrairement à son pétrole-, n’est pas le contribuable souverain comme en Occident, donc on peut le refouler. On peut lui refuser le droit de regard et même le droit de toucher, photographier, demander, palper la pierre, exiger des comptes. Il lui faut une autorisation car ce n’est pas à lui ce pays.

Cette névrose de l’autorisation est une humiliation constante et nationale, mais on l’a oubliée, intériorisée après des siècles de colons et des décennies de dictature. On a perdu notion du droit de propriété du pays par tous. Du bien commun, de la fonction simplement délégué de l’Etat. Un Américain ne peut pas concevoir l’espace public comme un espace d’exclusion mais comme un espace de droits pour tous. Dans l’idéal, dans les concepts, dans les lois. Sauf que l’Algérien en a toujours été spolié : les Romains, les Arabes, les Ottomans, les Français…etc. L’espace public, alias le pays, ne lui a jamais appartenu, de pleine propriété. Et cela se perpétue, aujourd’hui, avec le culte de l’autorisation. Il en faut partout et surtout pour promener une caméra, un appareil photo, des amis étrangers, un bus de visiteurs. Le pays est plongé, dès sa naissance dans une sorte d’encasernement généralisé. Jusqu’à dans les barrages routiers où le conducteur d’une voiture avec une plaque d’immatriculation qui indique un étranger à la wilaya traversée est certain d’être contrôlé. Il est hors de sa case, sa wilaya, son camp de cantonnement. Longtemps subie, la prison nationale devient comportement, culture, postures, lois, administrations, regards de l’Agent. L’Algérien est désiré immobile, cantonné, statique, sujet éternel du laisser-passer général, indigène dépossédé.

Essayez de prendre un sac au dos et de voyager en Algérie librement. De conduire, sans but, pour de longues distances. De stationner en bord de mer juste pour regarder les flots. De prendre en photo un village, de visiter un lieu de vestiges. On vous contrôlera, automatiquement, on vous empêchera, on vous demandera «l’Autorisation». Car vous êtes une anomalie, dans l’ordre du cantonnement national. Votre droit à la déambulation n’est pas perçu comme une délicieuse jouissance au nom de l’indépendance, mais comme un comportement étrange, menaçant l’ordre. L’espace public est encore un espace «colonial» même si la formule est violente. L’usage du barrage, du contrôle procède du même imaginaire. Dans un aéroport, le policier des frontières ne vous sourit pas, n’emploie, jamais, la formule de politesse mais l’injonction : passez, suivant, Allez ! la rigidité du corps de l’Agent procède du souvenir de «l’ordre colonial». Même le discours du régime y répond, par une mimique fascinante : on vous loge, on a asséché les marais pour vous, sans nous vous allez vous entretuer (car vous êtes des sauvages par nature). On vous pousse vers l’infantilisation ou le grégaire religieux. Vous êtes les «musulmans» d’autrefois, les indigènes, les gens à surveiller, les ingrats.

Le laissez-passer colonial n’existe plus comme document, mais il persiste comme réflexe.