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Le fascisme ou la déraison dans l'histoire (Suite et fin)

par Mouloud Benali

Arendt explique dans ses développements, que les mouvements totalitaires une fois au pouvoir, se transforment en des régimes originaux qui ne ressemblent à aucun autre des régimes dictatoriaux connus, car la disparition de l'Etat-Nation produit un mouvement dont la quintessence est la domination totale interne (prise du pouvoir et soumission de la population) et externe (expansion territoriale). Cependant, le danger auquel fait face le totalitarisme est tout aussi original que son expansion. En fait, nous dit Arendt, seul le mouvement socialiste échappa à la crise, car la question nationale, négligée par le marxisme dans le processus révolutionnaire, se posa avec acuité au lendemain de la Première Guerre mondiale. Aussi la Deuxième internationale fut-elle privée de son autorité sur ses sections nationales qui avaient donné la préférence aux sentiments nationaux sur la solidarité internationale et quand vint le moment pour ces mouvements de prendre le pouvoir dans leurs pays respectifs, ils s'étaient déjà transformés en partis nationaux. Mais force est d'admettre que cette mutation n'a jamais affecté les mouvements totalitaires stalinien et nazi dans la mesure ou leur spécificité se traduit par leur tendance expansionniste aussi bien que par leur rejet de l'Etat national ou «ils risquaient de se scléroser, de se geler en une forme de gouvernement absolu» et que «leur liberté de mouvement pouvait se trouver bornée aux frontières du territoire où le pouvoir leur était échu». Et Arendt de poursuivre: «Pour un mouvement totalitaire, les deux dangers sont également mortels: une évolution vers l'absolutisme mettrait un terme à la poussée du mouvement sur le plan intérieur, une évolution vers le nationalisme le frustrerait de l'expansion à l'extérieur sans laquelle il ne peut survivre».

Nous voyons donc chez Arendt, que le totalitarisme est incontestablement un système politique qui n'a pas d'équivalent, car il est «international dans son organisation, universel dans sa visée idéologique, planétaire dans ses aspirations politiques». C'est le canal par lequel l'idéologie se propage et donne un sens aux événements aussi bien pour le nazisme ou la loi de la sélection naturelle trouve sa justification, que pour le stalinisme dans lequel la loi de l'histoire incarnée par la lutte de classes détermine son fondement. Si on peut formuler un jugement de valeur sur les «Origines du totalitarisme», nous dirons tout simplement qu'il se distingue par sa nouveauté dans l'analyse par laquelle se développe une conception aussi originale que totale où émerge une pensée rationnelle ponctuée par une perspicacité intellectuelle ou le nazisme et le stalinisme sont représentés comme des phénomènes uniques ne pouvant être appréhendés que par une approche singulière.

Cependant les critiques qu'on reproche souvent à Arendt, c'est d'avoir sans cesse assimilé le nazisme au stalinisme et le goulag aux camps de la mort. Cet amalgame, loin d'élucider la question, confond deux systèmes politiques au nom du totalitarisme bien que les conditions matérielles qui les aient produits, les lois qui les commandent et les objectifs qu'ils projettent, les nuancent substantiellement. Outre le bien-fondé de ces critiques, l'œuvre d'Hannah Arendt demeure malgré tout, un classique de la théorie politique et une analyse incontournable pour la compréhension des systèmes totalitaires.

Gramsci et le fascisme

Dans une lettre restée jusque-là inconnue jusqu'en 1973 adressée à la Voce della Gioventu une année après la défaite de l'armée ouvrière et une année après la marche sur Rome, Gramsci fait une impitoyable autocritique du mouvement ouvrier: «Pourquoi avons-nous été vaincus ?», écrivait-il. Il était le seul à voir dans le fascisme une réaction armée du capitalisme et en même temps une longue guerre superstructurelle qui vise à la manipulation de l'inconscient des masses essentiellement petites-bourgeoises. Le fascisme pour Gramsci est un phénomène qui gravite autour de l'alliance entre la bourgeoisie capitaliste et le monde rural dans laquelle la petite bourgeoisie et ses cadres jouent un rôle charnière. Aussi le considère-t-il comme un cancer destiné à se propager en dehors des frontières de l'Italie.

Il est le seul à situer avec détermination l'impuissance et la responsabilité du mouvement ouvrier face au coup d'Etat fasciste qu'il n'a pu prévoir et contrer en raison de ses conceptions économistes, dogmatiques et infantiles inadaptées à la réalité du moment. La dureté avec laquelle Gramsci analyse l'ineptie de ce mouvement explique ce pourquoi cette lettre est demeurée trop longtemps inconnue. Elle exprime clairement une remise en cause d'une conception sclérosée et désuète que Gramsci fustige et qui a plongé le mouvement ouvrier dans une défaite physique et surtout idéologique consécutive à sa faiblesse organisationnelle et son manque de vision stratégique pour la conquête du pouvoir. En fait, ni le parti socialiste qui est le parti traditionnel des masses populaires italiennes, ni le parti communiste qui aurait dû se développer dans les années 20/21, n'avaient la capacité de faire face à la montée fulgurante du fascisme, car ni l'un ni l'autre ne connaissait le terrain sur lequel il devait livrer bataille. Il poursuit: «Depuis plus de trente ans d'existence, le parti socialiste n'a pas produit un livre qui étudiât la structure économique et sociale de l'Italie. Il suffit de poser cette question pour s'apercevoir que nous sommes parfaitement ignorants, que nous sommes désorientés. (?) Voilà quelle est la principale raison de la défaite du parti révolutionnaire italien: ne pas avoir eu d'idéologie, ne pas l'avoir communiquée aux masses, ne pas avoir fortifié la conscience des militants à l'aide de convictions tant morales que psychologiques? Comment peut-on alors s'étonner que quelques ouvriers soient devenus fascistes».

L'apport original que Gramsci introduit dans son analyse du fascisme est la mise en valeur de la révolte petite-bourgeoise dans laquelle la petite bourgeoisie se présente comme une classe qui assume pleinement son indépendance et sa responsabilité. Entre les années 20 et 21, il met en lumière le rapport dialectique entre fascisme et réaction d'Etat en donnant une importance particulière au rôle dynamique de la petite bourgeoisie dans son offensive réactionnaire contre le mouvement ouvrier, ce qui confirme l'aspect sociologiquement petit-bourgeois du phénomène fasciste. En 1926, dans les «Cahiers de prison», Gramsci se mettra à étudier la progression du mouvement social qui constitue la base confuse du fascisme et comment ce fascisme est parvenu à former un nouveau bloc historique (union entre infrastructure et superstructure) et à écarter l'ancienne bourgeoisie libérale en crise, en la remplaçant par un pouvoir autoritariste, le césarisme, comme il le soulignera dans ses «Cahiers de prison». Aussi le coup d'Etat fasciste ou la marche sur Rome du 28 octobre 1922, est-il le résultat d'un long processus de luttes de classes contre-révolutionnaires par lequel ce mouvement a mûri dans la conscience de certaines couches sociales principalement petites bourgeoises qui ont formé sa base de masses. Au congrès de Rome en mars 1922, Gramsci dut se battre farouchement pour convaincre le PCI du danger que représente le fascisme afin de faire adopter la formule selon laquelle: «Le fascisme est un stade naturel de développement du capitalisme». Ce n'est qu'en 1926, lors du IIIe congrès du parti à Lyon, que fut consacrée cette analyse qui de nos jours conserve son actualité parmi les intellectuels communistes et les partis ouvriers. Mais elle était arrivée trop tard, Gramsci fut arrêté quelques mois après, malgré l'immunité parlementaire dont il jouissait, et cette arrestation devait durer onze longues années jusqu'à sa mort le 27 avril 1937 dans les geôles de Mussolini.

Revenons à la thèse du coup d'Etat fasciste et voyons ce qu'André Glucksmann (philosophe et essayiste français 1937-2015) en pense. Il note à ce propos dans la revue «Temps modernes» que: «Le fascisme ne naît pas d'un coup d'Etat? Parce que le fascisme n'est jamais né d'un coup». Pour lui, l'instauration de ce régime n'est pas spontanée, mais découle d'un processus de fascisation de la société qui constitue son préalable, le fait mûrir et le prépare à conquérir les masses pour la prise du pouvoir et la domination de l'ensemble de la population. Il n'est jamais né de la cuisse de Jupiter selon l'expression même de Glucksmann. «Le fascisme est une guerre civile qui mobilise l'appareil d'Etat et les différentes classes de la société, son combat pour la prise du pouvoir commence dès cette mobilisation, sa durée et son caractère particuliers dépendent évidemment des camps qui s'affrontent», devait-il conclure. Quelle que soit la pertinence de l'analyse de Glucksmann, le fascisme ne peut pas se réduire à cela. Il est une conception du monde, une idéologie qui arrive à essaimer ses valeurs au sein des masses pour attirer leur adhésion et les dresser contre leurs propres intérêts en les berçant de l'illusion mythomaniaque d'une fausse grandeur (romanité impériale en Italie; valeurs Blut und Boden (sang et sol) en Allemagne) qui justifierait les entreprises aventureuses d'expansion, d'hégémonie et de conquête du monde. Pour Gramsci, afin de mieux comprendre ce phénomène politique, il faut commencer par décrypter sa base pyramidale qui nous révèle un agencement social hiérarchique où la petite bourgeoisie (phénomène urbain) par son alliance aux propriétaires terriens des campagnes développées permet au fascisme, par ricochet, de conquérir le monde rural italien avant de gagner le ralliement de certaines couches issues de la classe ouvrière.

Ce rôle dominant dévolu à la petite bourgeoisie au sein de cette composition organique confuse qui exprime en outre, un renforcement du pouvoir fasciste, va connaître au fil du temps et des circonstances une grande désillusion qui verra la bourgeoisie, dans une seconde phase, revenir à la charge et prendre la direction politique des intérêts du grand capital. C'est la lecture que Gramsci fait des événements et c'est celle qui est toujours d'actualité.

Mais quelle perception Gramsci a-t-il de Mussolini ? Quel portrait se fait-il de lui ? Que peut-il bien représenter dans l'Italie des années vingt et trente ? En fait, Gramsci perçoit Mussolini comme le symbole même du petit-bourgeois italien: c'est le concentré de tous les détritus entreposés sur le sol de l'Italie depuis des siècles. C'est, poursuit-il, le «masque du folklore italien, destiné à passer à l'histoire plutôt dans la lignée des différents guignols des provinces italiennes que dans celles des Cromwell, des Bolivar et des Garibaldi». C'est un agitateur revêtu des oripeaux d'un faux révolutionnaire, volubile et perfide, il s'appuie sur un système de valeurs dont l'objectif est l'allégeance inconditionnelle et durable de la petite bourgeoisie pour la conquête sans partage du pouvoir, afin de servir et de défendre les intérêts du grand capital. Aussi, le fascisme dont il brandit hautement l'étendard, œuvre-t-il à cimenter la société par la négation de l'existence des classes et l'affirmation de l'égalité fondamentale du peuple sur la base de la vieille tradition paysanne, catholique, préindustrielle et petite-bourgeoise. Il donne au chef, au duce, au führer un charisme qui le hisse au rang d'une divinité mythologique à laquelle le peuple doit obéir et se sacrifier par devoir envers le condottiere, que par respect à la nation qui est reléguée à l'arrière-plan. C'est une sorte de subrogé tuteur désigné pour une population composée de mineurs non encore émancipés. La hiérarchisation qui est l'un des socles principaux sur lesquels repose la discipline fasciste, doit embrasser toutes les couches de la société, de la structure familiale, à la race, à la femme en excluant bien évidemment ceux situés au bas de l'échelle sociale, à savoir les juifs, les subversifs et les communistes.

C'est une vénération de l'ordre où chacun occupe sa place dans une hiérarchie scrupuleusement ordonnée autour de l'autorité qui s'exerce suivant un schéma pyramidal ou chaque individu est le petit chef d'un autre suivant le crédo «Croire, Obéir, Combattre». En Italie, le fascisme au comble de ses sorties ubuesques, invente «I capo fabbricati», c'est un chef de bâtiment assorti d'un uniforme officiel; une sorte de grenouille petite bourgeoise qui veut se faire plus grosse que le bœuf et qui finit, morale de l'histoire, par exploser. Revenons à la structure familiale et voyons quel rôle joue la famille dans l'échiquier fasciste ? Le fascisme exalte la famille par le retour des femmes aux foyers et l'obligation pour elles d'accepter leur rôle de reproductrices. C'est une des nombreuses facettes idéologiques méprisantes, rétrogrades et dégradantes envers les femmes et la famille où la gent masculine prend l'ascendant dans la hiérarchie familiale non par son mérite mais par ce que la nature lui a attribué au gré du hasard de la procréation. C'est une société phallique, sélective et réductrice à l'égard des femmes, victimes expiatoires de leur nature et de leur féminité, réduites à des appareils géniteurs qui les confinent dans leur rôle de Madre (la mère) et de Madonna (la madone, la Vierge). L'expansionnisme, l'espace vital réclamé par Mussolini en Afrique partent de la reproduction de la race supérieure qui sublime les hommes et les propulse vers des guerres de conquête, vers cet abîme où ils seront précipités par leur pulsion de mort telle que décrite par Freud. Par ailleurs, ni le fascisme italien, ni le national-socialisme allemand n'ont été renversés par un soulèvement populaire, mais par l'intervention armée de forces étrangères qui ont mis un terme au règne de ces deux régimes avant et pendant la Seconde Guerre mondiale. Il est donc indéniable que le fascisme et le nazisme représentent avant tout une idéologie très subtile qui impose sa domination au niveau des superstructures et qui façonne la structure mentale de millions d'individus.

Dans la stratégie révolutionnaire de Gramsci, le rôle spécifique des superstructures tient une position privilégiée dans l'histoire. La division entre société civile et société politique, la question de l'hégémonie du bloc historique et du rôle de l'intelligentsia, se base constamment sur l'étude du rapport entre infrastructure et superstructure qui se cristallise dans le fascisme, pour se transformer en système de gouvernement et de pouvoir.

Aussi, l'apport théorique de Gramsci au marxisme est-il considérable, car il soulève le problème de l'autonomie relative des superstructures et leur rôle dans l'endoctrinement des masses qui sont réceptives aux valeurs de la classe qui les opprime économiquement et les soumet idéologiquement. A ce stade de la conscience politique de la classe ouvrière, Gramsci conçoit dans ses «Cahiers de prison» une nouvelle stratégie de lutte où les notions de «guerre de position» et de «guerre de mouvement» tiennent une place prépondérante dans le processus révolutionnaire aussi bien sur le plan historique que chronologique. En effet, la conquête du pouvoir politique par les masses opprimées présuppose la désintégration préalable du bloc historique de la classe bourgeoise dominante détentrice des moyens de production économique et de domination culturelle. Ces moyens sont représentés par le tissu industriel et commercial ainsi que par les médias lourds (essentiellement audiovisuels), la presse écrite, la création artistique et bien évidemment l'école qui est le lieu par excellence de propagation de l'idéologie bourgeoise. Cette «guerre de position» devra briser en premier lieu, l'ordre moral et intellectuel de la classe dominante existant, pour passer dans une deuxième phase, à la «guerre de mouvement» en vue de la prise du pouvoir politique. C'est ce que Gramsci appellera «la révolution intellectuelle et morale des masses».

Voici en bref l'analyse de Gramsci sur le fascisme dans laquelle ce phénomène est présenté comme un instrument au service d'une oligarchie industrielle et agraire dont l'objectif consiste à concentrer entre les mains du capital le contrôle de toutes les richesses du pays. Pour défendre l'ordre, la propriété et l'Etat, le fascisme pour Gramsci est un facteur de désintégration de la cohésion sociale et de ses superstructures politiques.

Il n'en demeure pas moins que les causes économiques, morales et psychologiques nées de la fin de la Première Guerre mondiale et l'inertie du mouvement ouvrier face aux événements qui se déroulent dans la scène politique, ont permis selon notre auteur l'éclosion, le développement et l'expansion du fascisme au niveau national et international dans lequel la petite bourgeoisie a joué un rôle charnière dans l'affermissement de ce phénomène politique.

Enfin, et pour conclure cette modeste contribution, nous dirons tout simplement que l'étude d'un phénomène politique d'une telle ampleur, qui a lacéré l'humanité tout entière, ne peut être relégué aux oubliettes de l'histoire. On doit par devoir de mémoire écrire, analyser et questionner incessamment l'histoire pour comprendre profondément ses causes et ses effets. D'un fait anodin aux origines rurales en apparence, le fascisme devient par le concours de circonstances économiques, politiques et psychologiques un phénomène aux dimensions nationales et internationales avec des ambitions de domination planétaire et d'asservissement des peuples. Il n'a ni les traits d'une dictature militaire, ni les contours d'un empire colonial. C'est un système unique et complexe dont la compréhension nécessite la combinaison de plusieurs approches loin de tout dogme, toutes importantes les unes que les autres et dont l'argumentaire reflète à la fois un système de pensée et un engagement politique. Ainsi, de l'historicisme de Croce et de Meinecke au marxisme de Gramsci en passant par l'analyse psychosociale de Reich et le totalitarisme d'Arendt, sans oublier les «cadres de connaissances» de Mannheim, le fascisme a suscité moult interrogations qui ont donné lieu à des interprétations aussi variées qu'enrichissantes tant sur le plan théorique qu'historique. Malgré leurs divergences méthodologiques, ces différentes approches, loin de s'exclure totalement, se complètent sur de nombreux rapports. Certes, on peut saisir les nuances théoriques qui les distinguent et qui paraissent fondamentales pour l'une et pour l'autre au niveau de l'analyse des événements; mais que l'on privilégie l'économie, la psychologie ou la sociologie pour circonscrire ce phénomène est en soi une manière de ramifier son appréhension afin de neutraliser les conceptions dogmatiques tendancieuses «détentrices de l'absolue vérité».