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De l'oiseau bleu à la baleine bleue : l'Algérie et la «manip»

par Kebdi Rabah

Nos adolescents qui se «shootent» à la tablette et autre smartphone n'ont probablement jamais entendu parler de l'opération «oiseau bleu» et pour cause : cela relève de l'histoire, donc inintéressant.

Ceux d'entre eux qui parviendront quand même à lire ces quelques lignes, apprendront qu'il s'agit d'une tentative destinée à manipuler des forces de l'ALN, commanditée en 1955 par le gouverneur Jacques Soustelle et poursuivie en 1956 par son successeur Robert Lacoste, consistant à « retourner » plusieurs centaines de combattants kabyles et casser ainsi le maquis de la Wilaya III. Krim Belkacem a su déjouer le complot, le retourner en sa faveur, procurant ainsi des centaines d'armes à ses maquisards. Echec retentissant pour les services spéciaux français mais, près de deux années plus tard, la France coloniale prendra sa revanche dans une autre manipulation dite de la « Bleuite ». Opération par laquelle elle réussit à « retourner » avec succès quelques activistes du FLN et distiller à travers eux le virus faisant croire à une trahison généralisée. Le temps que les responsables des wilayas se rendent compte du traquenard, des centaines voire des milliers de combattants sincères ont déjà été exécutés pour intelligence avec l'ennemi. Force est donc de croire que le bleu n'est pas ce ton apaisant de notre ciel d'azur puisque soixante ans plus tard voilà qu'une « baleine bleue » vient s'échouer sur notre rivage transmettant la mort à cinq jeunes Algériens? Bilan déjà lourd en soi mais relativement insignifiant pour les férus de statistiques. Il risque cependant de se décupler si rien n'est fait pour stopper la contagion : Oui ! Le virus est là, les paumés aussi, au grand bonheur de criminels, experts en manipulation, qui n'ont eu aucune peine à recruter des âmes, en mal de vie, pour les conduire dans un labyrinthe dont l'issue s'est avérée fatale et ce, en les mettant dans un état de dépendance, démunis de leur libre arbitre, de leur sens critique, de leurs défenses cognitives et psycho-immunitaires. Qu'est-ce donc cette baleine bleue ? En attendant que l'enquête dont elle fait l'objet nous clarifie quant aux tenants et aboutissants, disons qu'il s'agit d'un cocktail mortifère en forme de jeu, de défis et pour finir de menaces qui, progressivement, sur une cinquantaine d'étapes, finit par envoûter et pousser au suicide des proies dont le seul tort est d'être esseulées, crédules et accros à l'internet. Un jeu macabre apparu ailleurs voilà plus de deux ans mais qui a trouvé quand même le moyen de surprendre ceux qui sont censés veiller, au moins institutionnellement, sur la sécurité de notre jeunesse. Hélas, une fois de plus nous sommes passés à côté de la plaque, pour nous réveiller groggy comme nous le fûmes devant les immolations, les « harraga » et bien d'autres malheurs.

Nous qui avions l'habitude des remèdes miracles, ne pouvons même plus faire appel aux envoûteurs, ensorceleur et autres rakis, lesquels, sont eux même désemparés devant l'audace d'une toile d'araignée dont l'efficience ne comptabilise, hélas, plus le nombre de « mouches » tombées dans ses rets. Eux dont l'art est de subjuguer pour chasser le « djin », n'ont pu le localiser cette fois-ci, tapi qu'il est dans les profondeurs des microprocesseurs. Il est vrai aussi que le logiciel de nos thaumaturges, limité à quelques entourloupes et la récitation de versets du Livre saint, ne peut rivaliser avec l'hypnose de la virtualité et la fascination des jeux en ligne. Que peut un « taleb » contre la vitesse de la lumière, les satellites et la 4G ? Rien, sinon s'en remettre lui-même au ciel. Quant à la famille et à l'école, cela fait longtemps qu'elle a déposé les armes pour la première et cessé de produire du sens pour la deuxième.

Albert Einstein aurait dit « il n'y a pas de problème insolubles mais des questions mal posées ». En l'occurrence, la bonne question n'est pas de voir s'il est possible ou pas de fermer la « fenêtre » d'internet mais de chercher à savoir quels sont les facteurs qui mettent nos jeunes dans un état de vulnérabilité tel qu'ils ne peuvent s'empêcher d'obéir à n'importe quelle injonction de n'importe quel gourou. Si nous le voulons, nous avons toute la latitude pour y réponde, car notre terrain est fertile en éléments de réponses, à puiser en premier lieu dans l'expérience de décennies durant lesquelles notre jeunesse a été livrée au discours fanatisant des sectes intégristes qui ont réussi à en phagocyter des dizaines de milliers et en faire des « zombies » aptes à égorger père et mère au nom d'une idéologie funeste et obscurantiste. Aussi, on ne peut aujourd'hui incriminer les auteurs de la « baleine bleue » sans nous référer à la complicité de ceux qui leur ont préparé le terrain. Hier l'école et le minbar, aujourd'hui le smartphone et l'ordinateur : si les techniques diffèrent, la démarche et l'objectif sont les mêmes. Ils obéissent à la même feuille de route, celle conduisant à l'asservissement, l'annihilation des composants de la personnalité humaine. Se faire exploser au nom d'Allah ou se pendre au nom de la baleine bleue : quelle différence ? La faute revient à tous ceux qui, de loin ou de près, ont encouragé le délitement du lien social, désincarné l'identité de l'Algérien, créé la rupture générationnelle et condamné à l'isolement et aux errements des milliers de jeunes sans boussole ni repères ; la faute à tous ceux qui ont confectionné et conduit des programmes d'endoctrinement annihilant tout esprit critique, toute liberté de jugement, ankylosant les esprits et les prédisposant à gober n'importe quel bobard. « Enfumer » des ouailles jusqu'à l'extase, en leur faisant gober qu'ils sont faits d'une essence si bénie que Dieu lui-même s'est dérangé pour leur déclamer son nom dans le ciel du stade du Cinq Juillet, n'est-ce pas là un must en matière de manipulation ? A côté, la « baleine bleue » fait figure de travail d'amateurs. Aussi si ce qui nous arrive aujourd'hui, avec la baleine bleue, peut susciter en nous moult réactions légitimes, il serait par contre indécent que nous nous mettions à jouer aux déconcertés.

Privée de libre arbitre et cernée dans son intimité, la victime est facilement isolable, car il faut bien comprendre que dans la démarche des « recruteurs », disjoindre la victime, la détacher de son milieu sociétal, particulièrement familial, est la condition essentielle du succès de leurs macabres projets. Sur ce point et bien d'autres, les terroristes islamistes n'ont rien à envier aux manipulateurs de la toile. Toile qu'ils utilisent d'ailleurs avec autant d'efficacité si non plus. Au-delà du mode d'emploi, ce qu'il est important de comprendre est que si un tel « jeu » s'est imposé au point de pousser à la mort, c'est non seulement parce que la vie a été désacralisée mais aussi parce que la réalité a été dématérialisée, aspirée par le vide existentiel et dissoute dans la virtualité. La rupture de la communication à travers la rupture générationnelle, peu la perçoivent. Pour nombre de donneurs de leçons, la problématique de la toile est d'ordre technique qu'il suffira donc de raccommoder par quelques points de suture.

Des prosélytes tentent aujourd'hui de récupérer un malheur pour consolider un peu plus leur domination sur le corps social. Ils préconisent de lutter contre la « baleine bleue » en soumettant entre autres les enfants à la lecture du Livre saint. Ce fut notamment le cas lors du prêche du vendredi. On peut donc comprendre a contrario que si des jeunes ont succombé aux manipulations morbides de la toile c'est précisément par ce qu'il y eut un relâchement dans leur dévotion. Ce n'est pas la première fois que ce raccourci racoleur, fondé sur la peur, est utilisé pour tenter de rallumer une flamme religieuse prétendument vacillante. Souvenons-nous des tremblements de terre de Chélif, de Tipaza, de Boumerdès ou encore des inondations de Bab El Oued. Des malheurs que certains prêcheurs cathodiques n'ont pas hésité à interpréter comme punition divine contre une ardeur dévote insuffisante. Pour revenir à la baleine bleue, voilà une façon naïve et simpliste de lutter contre un mal aussi pernicieux que celui consistant en l'asservissement des êtres. Lire le coran c'est bien, mais cela ne peut constituer un antidote contre un mal aussi pernicieux, conçu en laboratoire par des experts en manipulation. La seule parade efficace est d'armer intellectuellement nos jeunes avec des têtes bien faites, capables de tirer l'information, d'opérer des choix judicieux, responsables, plutôt que de formater des « suiveurs » en leur bourrant le crâne, ce qui ne fera que les prédisposer davantage à une domestication dont on ne peut prédire ni la date de survenance ni la provenance. Vaste projet s'il en est, qui ne peut voir le jour que dans un climat où la liberté et la citoyenneté ne sont pas de vains mots.