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Être ancien Moudjahid à 22 ans

par Kamel DAOUD

Les crânes ou les cerveaux ? Le pays veut la restitution des crânes (des résistants algériens scandaleusement entreposés dans les archives d’un musée français), pas les cerveaux exilés. Cela résume toute la tragédie de cette terre qui ne veut pas être riche et puissante, mais se souvenir et se souvenir et se souvenir jusqu’à épuiser le Temps. Le souci du passé devient une obsession qui fait oublier le réel, nos dépendances, les possibilités d’être souverain et d’accomplir, enfin, véritablement, la libération du pays. Que non ! Au lieu de négocier des savoirs, des lobbyings, des compétences et de convertir l’histoire en capitaux, on se complait dans l’effort de mémoire, le devoir de mémoire, le commerce de la mémoire. On veut des os pas des récoltes. Des racines, pas des conquêtes.

La maladie est même reprise par les jeunes, les plus jeunes, ceux qui sont à peine nés. Un jeune algérien de 22 ans, qui n’a pas connu la guerre, ni ses affreuses misères, l’injustice de la colonisation, se retrouve à en parler aujourd’hui devant un président français en visite à Alger, avec hystérie, arme au poing presque, vantardise, détaillant une vie antérieure qu’il n’a jamais vécue. Plein d’une colère et d’une revendication qui dépassent son âge.

Ce jeune algérien a, par habitude nationale, le souvenir des morts et s’en réclame à défaut de souvenirs du vivant et du vif. Mordant la pierre tombale et pas la pomme de la vie. Ce jeune rêve alors de guerre et d’insultes vantardes croyant que cela peut remplir le vide de son corps et de ses mains. Et il rêve de chaloupe et de départ, parce qu’il est jeune, pas un martyr. Piège total. Source de la souffrance et de la bravade.

Dans la scène de Macron déambulant dans les rues d’Alger, à ce moment précis où un jeune algérien l’interpelle sur la colonisation, une évidence frappe : ce jeune ne sait jouer que ce rôle, ne porter que ce discours. Celui d’une vie qu’il n’a pas vécue et qui vit à sa place aujourd’hui. Derrière le président français, l’accompagnant, étaient rangés les apparatchiks. Ceux-là aussi otages de leur rôle : ils ne savent jouer que le colon. Sa sévérité, ses sourcils froncés, son refus de négocier, sa méfiance et sa matraque. Remake de l’ordre colonial, l’ordre policier, cette primauté de la sécurité sur la démocratie, cette culture du second collège, le discours sur les œuvres positives de leur présence, leurs grands projets d’assèchement des marais, la tabula rasa qu’ils font de l’histoire ancienne du pays. Le décolonisateur en chef ne sait que mimer le colon et ses raisons affreuses et suffisantes, et le jeune algérien aujourd’hui ne sait que mimer le colonisé, sa rage, sa peau, son drapeau.

Le pays n’est pas libre. Il ne le veut pas. Il a peur de cette liberté. Voyez comment la propagande du régime parle de la liberté : un idéal pour les martyrs, un chaos pour le vivant. Alors ce jeune devient, pour moi, le symbole d’un discours stérile, virulent sur soi et l’Autre, haineux, obsédé par la guerre, vivant la France comme l’incarnation de l’Altérité refusée, leader d’une histoire qu’on ne veut pas voir fleurir et s’ouvrir sur le monde. Rêverie sur un remake perpétuel de la bataille d’Alger : être Ali la pointe au lieu d’être à la pointe de la technologie. Cela donne de la légitimité aux vieux décolonisateurs et à leurs seigneurs, cela donne du sens au jeune d’aujourd’hui qui rêve d’épopée, cela donne le corps du martyr au vivant et au vivant une raison d’être qui est une raison d’avoir été.

Mais on ne peut le dire, même si tous on le vit. Parler ainsi de cette blessure intime du vivant va à contre-courant du discours de la victime, de l’épique national, du récit collectif. On trouvera en vous le traître qui manque au triptyque fétichisé : le colon, le décolonisateur et le harki. Ainsi campé, le fantasme de l’histoire se retrouve complété. On ne veut pas en sortir d’ailleurs. L’obsession n’est répétition que vue de l’extérieur. Vue de l’intérieur, elle est une digue contre le présent, contre la responsabilité, le choix de vivre ou de ne pas vivre. Et c’est là que Macron se trompe : solder ce passé est une nécessité vitale pour la France et pour que guérisse l’Algérie. Mais il y a erreur sur la foi : les crânes n’y feront rien, ni les excuses. Le régime tient à sa seule légitimité et ne troquera pas son fonds de commerce contre une repentance. Les crânes d’ici ne veulent pas des cerveaux qui sont partis là-bas. Et les jeunes générations, autant qu’une certaine élite craint sourdement le désœuvrement que va apporter la «fin de cette histoire». Que ferons-nous mon Dieu en effet si «la Palestine est libérée» et que la «France s’excuse dans la contrition» ?! Nous serons obligés de labourer la terre, travailler, apprendre, penser, aller de l’avant et pas sur le dos des autres. Horrible avenir ! Insupportable perspective. Pourvu donc que «La Palestine» reste en l’état pour qu’on puise mieux détester le juif et le monde et les charger de nos échecs et pourvu que la France nous fasse la guerre, même en replay, car on jouera tous aux patriotes. C’est moins fatiguant que de construire un pays.