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Le banc ou le banc de poissons ?

par Kamel DAOUD

Le banc public est le premier au-delà d’une vie. C’est une vie après la mort. Après la retraite. Une sorte de temps mort qui regarde le temps passer. Dans notre monde à nous, entre la mosquée et les petites dictatures, le mandat-poste et le mandat à vie, il est un espace public passif, un asseoiement, une citoyenneté allongée. On y lit aussi les journaux, on y exerce un droit de bavardage à défaut de droit de décision. La médisance s’y proclame comme reboisement du désert. La sexualité s’y réincarne sous forme de voyeurisme et de vicieuses indignations. Le banc public est le contraire du sit-in ou de la marche en avant. On n’y proteste pas sérieusement mais on y conteste le monde entre-soi. C’est le café de l’avare, mi-temps de l’amateur des prières régulières. La maison du passant et de l’oisif. Un peu l’abri du SFD. C’est un angle à moitié mort. Le début du long voyage vers l’au-delà pour beaucoup. Un format de la grotte philosophique. Assis sur un banc public, je fais tourner la terre atour de moi et comme je veux, contrairement aux lois du cosmos classique. Le banc public n’a jamais l’ambition politique de la place publique. Quand on y va s’y asseoir, ce n’est pas pour changer le monde mais pour changer de position.

Il faut cependant arrêter même si cet objet est fascinant.

Et pourquoi en parler donc ? Parce que c’est un sujet de philosophie mais aussi le contraire absolu de l’autre objet de l’asseoiement dans le monde dit «arabe». Ou même ailleurs. Le contraire du banc public c’est la chaise de pouvoir. L’ancien trône. Le fauteuil du conseil des ministres. La chaise du pouvoir, traduction brute, métaphore du régime dans la lasse poésie des dominés. Là, la chaise est en dur, extension, selon l’humour, de la colonne vertébrale du père du peuple, devenu grand-père des peuples depuis la mort des décolonisations. La chaise est fixe, à vie, sans dossier. On ne peut pas l’arracher sans s’arracher la peau ou les cheveux. Sans jeu de mots. Il faut rêver de cette pièce de théâtre à deux, entre ces deux objets. Le face-à-face entre la chaise et le banc public. Cette confrontation entre la critique et le discours. Cela devrait être amusant, tendu par un dialogue dur et sourd à la fois. Deux éternités avec deux gardiens de buts différents.

Chute sur le pire. Le pire c’est quand les deux objets deviennent un dans l’histoire d’une nation. Quand la chaise du pouvoir est à la fois la chaise du pouvoir et le banc public. Collusion fascinante qui transforme le temps quotidien en une fâcheuse éternité. Alors le temps s’arrête, coagule, se bloque sur ses propres chaussures et nous bloque avec lui comme des papillons en ciment. On y réussit cette prouesse d’incarner à la fois le centre du monde et sa marge. Son problème et sa fausse solution. Le vieillissement y devient une fin en soi, pas un accomplissement, la preuve d’un cycle. Un conte sublime où l’on finit par manger les enfants, après les avoir endormis, pour reprendre une métaphore. A la fin, « ils furent heureux, épousèrent les apparences, et mangèrent beaucoup de leurs enfants nés après l’indépendance », mais n’arrivent ni la nuit, ni le jour.

Le cauchemar c’est quand les rides deviennent le drapeau d’un pays, au lieu d’être un marque-page dans le beau livre de tous. Alors on prend la mer ou l’avion ou la direction de ses propres cheveux dans le vent.