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Macron et l'Afrique: Le grand malentendu

par Abed Charef

Emmanuel Macron s'est approprié deux grands symboles de l'Afrique : Mandela et Sankara. Aucun dirigeant européen n'a osé aller aussi loin.

La visite d'Emmanuel Macron, mercredi 6 décembre à Alger, révèle un profond malentendu. La tournée de Macron en Afrique a confirmé que ce décalage n'est pas propre à l'Algérie, mais à l'ensemble des pays africains. Quelques faits, très simples, montrent l'incompréhension entre deux mondes qui n'arrivent pas à trouver un terrain d'entente pour se parler, se comprendre, encore moins travailler ensemble.

Des commentaires acerbes ont accompagné le comportement «arrogant» du chef de l'Etat français en Afrique, mettant en relief notamment les répliques supposées cinglantes qui lui ont été adressées pour sauver l'honneur de l'Afrique. Celle-ci, par exemple, attribuée au président ghanéen Akufo-Addo : «Il est temps que les Africains cessent de conduire leurs politiques sur la base de ce que l'Occident ou la France exigent».

La formule est belle, et elle fait mouche. Mais il y a problème : Emmanuel Macron avait non seulement endossé cette formule, mais il l'avait dépassée, quand il a rendu hommage à Thomas Sankara qui, il y a trente ans déjà, se situait dans cette logique. Macron, dès lors, avait beau jeu d'affirmer appartenir à une génération décomplexée, qui «encouragera celles et ceux qui en Afrique veulent prendre leurs responsabilités, veulent faire souffler le vent de la liberté».

Mandela et Sankara

A la veille de son arrivée à Alger, la plupart des déclarations et commentaires concernent la mémoire. De Tayeb Zitouni, ministre des Moudjahidine, au plus obscur des commentateurs, on insiste sur les thèmes de la repentance, de la reconnaissance des crimes du passé, de la nécessité de solder les comptes de l'ère coloniale.

Emmanuel Macron a anticipé tout cela. Il a soigneusement déminé le terrain. Durant sa tournée africaine et pendant la préparation de sa visite en Algérie, il a déplacé le débat, en parlant en termes de générations. «Je suis d'une génération dont l'un des plus beaux souvenirs politiques est la victoire de Nelson Mandela et son combat contre l'apartheid. Je suis d'une génération de Français pour qui les crimes de la colonisation européenne sont incontestables», a-t-il dit.

En outre, il y a un an, il avait choisi Alger pour dire, en pleine campagne électorale française, que le colonialisme constitue un «crime contre l'humanité». Et il récidive au Burkina Faso où il rend un hommage «solennel» à Thomas Sankara et à son rêve, celui de «l'avenir que l'Afrique osera inventer». Que répondre à un dirigeant européen qui va aussi loin, en revendiquant des symboles aussi forts que Mandela et Sankara ? La tentation de l'accuser de faire de la démagogie est forte, mais elle ne suffit pas, car son discours a acquis de la substance.

Des dirigeants dépassés

Avec un tel discours, les dirigeants africains sont désarçonnés. Et ils ont peur. Ils se rendent compte que Macron ne s'adresse pas à eux, mais à leurs jeunesses. Il a choisi délibérément de contourner les appareils de pouvoir amorphes qu'il a en face de lui.

Il a préféré les amphis des universités pour des conférences débats, et des étudiants comme publics. Là encore, le symbole est trop fort : les cercles sclérosés de l'Afrique des pouvoirs ne sont pas un auditoire crédible, et le temps où les uns écoutent pendant que les autres parlent est dépassé.

Ce faisant, Macron appuie là où ça fait mal. Ses interlocuteurs parmi les dirigeants sont des hommes du passé, au mieux, du présent, alors que lui veut parler d'avenir. Il insiste sur ce qu'il y a lieu de faire, alors que les autres se lamentent sur ce qui n'a pas été fait.

Projet alternatif

Pour l'étape d'Alger, l'épreuve sera encore plus dure. Macron n'aura pas d'interlocuteurs «décisionnels». Lui-même se présente comme le porte-parole de la nouvelle Europe, celle qui va dessiner les rapports autour de la Méditerranée pour le nouveau siècle. En face de lui, il a besoin d'interlocuteurs capables de prendre des engagements majeurs qu'imposent les enjeux. Migrations, sécurité, lutte antiterroriste, développement et d'autres sujets sous-jacents nécessitent des centres de pouvoir forts et légitimes pour engager leurs pays respectifs, mais ces centres de pouvoir font défaut à Alger comme à Tripoli, à Bamako, à Kinshasa, à Bangui et ailleurs.

Cela n'occulte pas le poids du passé et de la mémoire. Après tout, la société américaine ne s'est pas encore débarrassée des séquelles de l'esclavage un siècle et demi après son abrogation. De même, évoquer l'avenir des relations entre l'Europe et l'Afrique comme si la colonisation n'avait pas existé, ou comme si ses séquelles pouvaient être ignorées, n'a pas de sens.

Mais cela ne peut occulter la défaillance politique de l'Afrique. Celle-ci n'a pas été en mesure de créer les dynamiques nécessaires pour dépasser ces faiblesses. Et comme la nature a horreur du vide, d'autres sont tentés de le combler. Ce qui montre à l'Afrique le contenu de la nouvelle étape : plutôt que de reprocher à Emmanuel Macron son arrogance, concevoir un grand projet politique, le faire endosser par les élites politiques, pas seulement par quelques intellectuels ou opposants dispersés, et se doter d'un minimum de moyens institutionnels pour le concrétiser. A ce moment-là, et à ce moment-là seulement, il sera possible négocier avec l'Europe, de critiquer le projet de Macron, et même de le considérer comme néocolonialiste.