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L'Algérie a besoin d'un autre budget et d'un autre Etat

par Yacine Teguia*

Depuis l'ajustement structurel - sur les dangers duquel notre courant politique n'a pas cessé d'alerter, en vain, tout en exigeant la rupture avec le système rentier, puis avec son dérivé le néolibéralisme adossé à la rente - notre pays est passé par des tragédies et des phases contradictoires d'évolution où progrès et régressions se succèdent.

Grâce aux sacrifices inouïs consentis par la société, la dépendance au Fonds monétaire international et à la Banque mondiale a été stoppée, mais leurs mesures anti-sociales, entretenues et approfondies au nom d'une politique de l'offre au bénéfice des forces de l'argent, y compris de l'argent sale, sont toujours là, menaçantes, tandis que le système tente de cristalliser une forme de national-libéralisme avec son cortège de régressions, d'injustices criardes, d'inégalités croissantes. Les perspectives sont si peu rassurantes que 30.000 étudiants viennent de se précipiter à l'Institut français pour préparer leur départ à l'étranger. Nous ne les avons d'ailleurs pas vu aller voter aux élections locales avec pareille ferveur.

Il est vrai que la campagne des élections locales du 23 novembre ? qui s'est déroulée en suscitant l'inquiétude de la société face aux véritables gangs faisant office de comités électoraux de certains candidats ? a tourné le dos au rejet de l'austérité qui monte et traverse tout le pays. Le peuple, ses forces vives, n'acceptent plus le sort qui leur est fait par le pouvoir. Les résultats des législatives de mai dernier avaient retenti comme un coup de canon. Puis vint une campagne contre l'argent sale portant l'espoir que les efforts budgétaires seraient justement répartis. Le retour d'Ouyahia à la tête du gouvernement semble avoir sonné le glas de cette perspective.

Aujourd'hui, plus que jamais, les institutions sont bloquées et l'Algérie s'englue dans les fausses solutions. C'est pourtant de la fin logique du bouteflikisme que la crise économique et les luttes d'appareils sont révélatrices. Mais qui paiera le cynisme, les erreurs et les atermoiements du pouvoir ? La loi de finances 2018 adoptée au lendemain des élections locales épargne en tous cas les forces de l'argent.

Dans un contexte de déliquescence de l'Etat sous l'effet de la corruption, du clientélisme et du parasitisme mais aussi de détérioration des conditions de vie, de travail et du pouvoir d'achat, les législatives passées constituent l'aboutissement et le point de départ d'un mouvement démocratique de plus en plus politisé, aussi bien au niveau de la base populaire qu'au niveau des couches moyennes. Le nombre d'enseignants - la presse parle de 11.000 d'entre eux dont certainement beaucoup de syndicalistes, candidats pour les locales - nous montre que de plus en plus, la solution, qu'elle soit individuelle ou collective, passe par le politique. Les résultats proclamés par le ministre de l'Intérieur constituent un autre indicateur de cette politisation. Mais la certitude que seul le national-libéralisme bénéficierait du chaos inhibe encore la société. Cette conviction la pousse à choisir des moyens et voies d'expression qui tiennent compte du défaut d'alternative structurée et de l'absence d'un rassemblement des forces démocratiques et patriotiques, d'où l'importance de l'abstention et du vote blanc. Les dernières digues que le pouvoir tente de dresser pour empêcher le pays de s'engager dans la voie du développement durable et de passer à une 2e république finiront cependant par céder devant les exigences impérieuses de progrès universel et les fortes exigences de dignité humaine.

Puisse la loi de finances 2018 être la dernière du genre ! Une loi pour les forces de l'argent adoptée par une Assemblée à la légitimité insuffisante pour décider du sort économique de l'Algérie... et donc de la vie et de la mort de ceux qui s'immoleront par le feu ou périront en Méditerranée, faute de trouver des réponses à leurs aspirations.

Depuis 2015 et au nom de la restauration de la balance commerciale et de l'équilibre budgétaire, le pouvoir aura mené, au pas de charge, une réforme visant à imposer un nouveau modèle de croissance, dans le prolongement de l'ajustement structurel, sans vision stratégique d'avenir et sans voir si les fondements de sa politique économique répondaient aux normes d'une économie productive. C'est comme si le pouvoir semblait seulement obsédé par le niveau du fonds de régulation des recettes et des réserves de change, passées de 114 milliards de dollars fin 2015 à 102 milliards en septembre pour descendre selon ses prévisions à 85 milliards de dollars à la fin 2018. Le ministre des Finances a expliqué, aux quelques députés qui avaient daigné assister au débat à l'APN, que ces réserves couvriraient 18,8 mois d'importations en 2018, 18,4 mois d'importations en 2019 et 17,8 mois d'importations en 2020. Cette manière de présenter les réserves correspond tout à fait à la vision du pouvoir, dont la seule perspective semble d'importer, d'importer et encore d'importer.

Abderrahmane Raouya a voulu contrebalancer cette image navrante d'un Etat mettant la rente pétrolière au service des importateurs. Mais il ne pouvait pas fanfaronner en s'appuyant sur une baisse dérisoire des importations, moins d'un milliard de dollars, malgré toutes les mesures prises, dont le système des quotas qui n'aura fait que pousser les importateurs à changer de créneaux pour s'installer sur ceux qui ne sont pas concernés par ces décisions et dans lesquels ils profitent toujours de la surfacturation et de la fuite de capitaux. Il a donc présenté comme un triomphe le fait que, pour la première fois depuis des années, le PLF 2018 affiche des dépenses d'équipements supérieures aux dépenses de fonctionnement. Il pensait peut-être que les Algériennes et les Algériens ont oublié que les 800 milliards de dollars consacrés aux équipements pendant près de 15 ans d'embellie financière n'ont pas permis au pays de diversifier son économie et que nous nous dirigeons inexorablement vers le même constat sans changement radical du paradigme économique.

D'autant que le résultat, dont il se félicite, est aussi dû à une baisse du budget de fonctionnement de 7 milliards de dinars et au règlement de dettes accumulées durant les précédentes années, soit 400 milliards de dinars. Qui plus est en faisant appel à la planche à billets, ce qui n'autorise pas à pavoiser.

Après avoir fait état de signes d'amélioration de l'économie nationale, notamment des exportations d'hydrocarbures - il ne s'agit quand même pas de se faire d'illusions - le ministre des Finances a continué avec son tour de passe-passe et assuré que «les mesures législatives et fiscales viennent consolider l'investissement productif et renforcer les recettes budgétaires tout en maintenant le dispositif de solidarité nationale». L'habit dont il revêt la solidarité nationale est pourtant un peu étriqué. Abderrahmane Raouya pensait qu'en annonçant une augmentation de 8% des transferts sociaux il pourrait tromper son monde.

Mais si l'ensemble des dépenses augmentent de 21%, comme il le dit, c'est donc que les transferts sociaux augmentent moins vite que les autres ressources et donc que leur part relative diminue. Il est d'ailleurs symbolique que le budget du ministère de la Solidarité soit revu à la baisse. Mais il n'est pas le seul puisque la descente aux enfers concerne aussi l'Education nationale, la Formation professionnelle, l'Habitat, les Travaux publics et les Transports ainsi que les Ressources en eau. Les catégories populaires dont la consommation de services non marchands représente la part la plus importante en proportion de leurs dépenses seront donc les plus touchées. Et si on ajoute le fait que dans la fonction publique un seul départ sur cinq sera remplacé, alors que le chômage est reparti à la hausse, on comprend que quand le ministre parle de «préserver le pouvoir d'achat des familles algériennes», il formule, au mieux, un vœu pieux.

L'instauration d'un impôt sur la fortune n'aurait pas pu, non plus, cacher que les entreprises, et derrière elles ceux qui en détournent les richesses, sont les principales bénéficiaires de la loi de finances et que le pouvoir reste attaché à la politique de l'offre. Il ajoute ainsi de l'eau à la mer, comme dit un dicton algérien, c'est-à-dire qu'il distribue de l'argent aux entreprises dont il pense ou plutôt prétend qu'elles l'investiront pour améliorer leur production et leur productivité et qui dans les faits ont servi au détournement de devises et à l'achat à l'étranger de différents biens (immobiliers, yachts, entreprises, placements dans les paradis fiscaux...) qui ne tomberont pas sous le coup de l'ISF. Du coup c'est très simple, le pouvoir s'est épargné cette mesure. L'amnistie fiscale toujours en cours montre bien que le pouvoir n'avait, de toutes façons, pas le moins du monde l'intention de sévir contre ces pratiques. Ouyahia avait été plus enclin à jeter les cadres des entreprises publiques en prison. Il est peut-être finalement convaincu que la chkara n'est l'affaire que de quelques opérateurs. En réalité le développement de la fraude et de la corruption au même rythme que celui des disponibilités financières nous démontre qu'il s'agit d'un problème structurel: l'élasticité du secteur spéculatif et informel est plus grande que celle du secteur productif formel. L'un a plus de capacité à absorber les nouveaux capitaux que l'autre, parce qu'il procéderait à une allocation plus rationnelle des ressources. Une rationalité réduite à la dernière ligne du bilan, comme nous l'expliquent doctement tous les comptables dont les opinions sévissent en science économique. La rationalité réduite à la cupidité, la rationalité au détriment de l'entreprise même, au nom de la rentabilité du capital.

Le pouvoir refuse de voir qu'il ne suffit pas seulement de développer l'élasticité du système productif, par une politique de l'offre, mais qu'il faut aussi se rendre maître de l'élasticité du secteur spéculatif, du commerce et de la circulation des capitaux, pour les mettre au service du développement de notre pays. La fuite des capitaux, voilà où nous mène inéluctablement la politique de l'offre quand les entreprises ne bénéficient pas d'un marché protégé ou/et de privilèges exorbitants liés à la proximité du pouvoir. Le moyen le plus efficace de freiner les spéculateurs n'est donc pas d'aller taxer les signes extérieurs de richesse, même si c'est toujours bon à prendre pour épargner de nouveaux prélèvements sur les revenus des ménages, mais consiste à dissuader les banques de prêter aux spéculateurs. La spéculation n'est rentable en effet que parce qu'elle est réalisée à crédit. C'est le cas du marché informel de la devise. Les euros qui sont vendus au square Port Saïd, les jeunes changeurs n'en sont pas les propriétaires. Ni même leurs commanditaires. Ils les empruntent à une ou plusieurs banques, de manière illégale. Vraisemblablement sur la base d'injonctions bureaucratiques. C'est pour cela que tarde à être mise en place la réforme qui légaliserait les bureaux de change.

On peut facilement imaginer comment ce système où le crédit favorise la spéculation a pu se généraliser à l'échelle de l'Algérie. L'assèchement des ressources des banques a bousculé tout cet édifice de ponction des richesses du pays. Le pouvoir le sait, comme il sait que c'est le crédit qui alimentera les dépôts et pas l'inverse. C'est pour cela qu'il remet en marche la planche à billets. Mais sans réformes structurelles, la pompe à capitaux se remettra en marche au bénéfice de la spéculation. Un enjeu aussi important que la loi de finances est donc la feuille de route qui doit être consignée dans un futur décret présidentiel. Il est clair qu'elle ne sera pas fondée sur la relance de la consommation et les dépenses des familles, mais encore sur la politique de l'offre, sur le rendement maximum du capital pour montrer patte blanche aux spéculateurs. Il faut donc se préparer à la combattre.

La folle poursuite de cette orientation met en péril la prise en charge de missions régaliennes de l'Etat avec tous les risques que cela comporte pour l'unité nationale et l'égalité républicaine, comme en atteste déjà la multiplication des mouvements de contestation à contenu communautaire et la persistance de la défiance électorale exprimée encore une fois à l'occasion des élections locales à travers le vote blanc et l'abstention. Le scrutin du 23 novembre 2017 a été une occasion d'exprimer l'exigence d'une transformation profonde de l'Etat sans laquelle l'austérité et l'arbitraire se poursuivront, y compris au niveau local où déjà les cantines scolaires sont fermées alors que des taxes sur certains documents administratifs sont annoncées dans la loi de finances 2018. Mais seul un véritable gouvernement du travail pourra répondre aux attentes de la société.

*Secrétaire général du MDS