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Le Corbusier de l'extrême droite

par Propos Recueillis Par Benkoula Sidi Mohammed El Habib*

Marc Perelman est l'auteur de nombreux articles et ouvrages sur Le Corbusier. Depuis le milieu des années 1970, il mène des études régulières sur la pensée architecturale et urbaine de cet architecte de renom, jusqu'à avoir dénoncé ses positions pro-fascistes, antisémites, etc.

Une facette méconnue de Le Corbusier. La remise en cause de l'image humaniste de ce dernier, diffusée et même imposée par la Fondation Le Corbusier, a valu à Marc Perelman l'interdiction d'enseigner dans les écoles d'architecture françaises et de participer à des émissions de radio et de télévision. Ainsi donc, rendre compte de certains traits de Le Corbusier s'est avéré un combat pour notre auteur. C'est à la suite de la lecture plus que passionnante de son livre intitulé : «Le Corbusier, une froide vision du monde» (2015), que nous avons décidé de réaliser notre entretien avec Marc Perelman.

B.S.M.: Qui est Marc Perelman, et comment vous êtes-vous trouvé confronté à cette facette de Le Corbusier longtemps dissimulée ?

Marc Perelman : Il m'est bien difficile de répondre à votre première question: qui suis-je ? Disons que je suis architecte DPLG de formation et actuellement professeur des Universités en esthétique à l'Université de Paris Nanterre. Je vous indique, ci-après, le lien avec mon site qui vous donnera quelques précisions supplémentaires (http://www. marcperelman. com/curriculum-vitae/index.php) sur mes centres d'intérêt.

Au cours de mes études d'architecture (1973-1979), je travaillais aussi sur la question du corps, des rapports entre corps et architecture, de la fonction sociopolitique du sport. Quand j'ai découvert les écrits de Le Corbusier, j'ai vite compris que son projet urbano-architectural était intimement lié à une vision du corps réifié, soumise à des conceptions rétrogrades du vivant.

J'étais alors en 4e année de mon cursus, lorsque j'ai écrit mon premier texte sur Le Corbusier en 1976-77 (publié en 1978) aux éditions François Maspero. J'ai, par la suite, publié nombre d'articles, puis un premier livre en 1986 et un deuxième en 2015. Avec ce premier livre de 1986, j'ai été de facto, sinon de jure interdit d'enseignement dans les écoles d'architecture. Trente ans plus tard et depuis la grande polémique de 2015 autour de l'exposition de Beaubourg, je suis considéré à la Fondation Le Corbusier (FLC) comme l'homme à abattre, celui par qui le malheur est arrivé. Ce dont, d'ailleurs, je me réjouis ! Il faut que vous sachiez qu'en 2015, la FLC a interdit à la télévision publique française de me filmer devant leurs locaux parce que c'était moi. Elle a exigé de ses propres membres de ne pas débattre avec moi?En pleine polémique, le quotidien Le Monde (mai 2015) a publié, sur une page entière, un article sur «Le fascisme architectural de Le Corbusier». Cela a été considéré comme un véritable parricide par les aficionados de Le Corbusier (http://abonnes. lemonde.fr/ idees/article/2015/05/14/le-corbusier-ou-le-corps-ecrase_ 4633491_ 3 232 .h tml? xtmc = marc_perelman_le_corbusier &x tcr=4). Ce dont je me suis encore réjoui ! Vous ne pouvez peut-être pas imaginer la violence vis-à-vis de ceux qui critiquent Le Corbusier. Dès la fin des années 70, j'avais dit à Jean-Louis Cohen que jamais je ne laisserai passer sous silence le fascisme de Le Corbusier. La période où dominait sans contestation une historiographie apologiste, célébrative, dithyrambique de Le Corbusier est désormais terminée.

B.S.M.: Justement, comment se fait-il qu'on ait tout fait pour cacher le passé fasciste, vichyste, voire plus de Le Corbu?

M.P : Pour avoir étudié avec précision le parcours de Le Corbusier juste avant, pendant et juste après la Seconde Guerre mondiale, je peux affirmer une fois de plus que l'architecte était très lié au milieu de l'extrême droite française même s'il n'a jamais eu à l'époque de carte d'adhérent à une quelconque organisation de cette obédience. Tous ses amis proches faisaient partie de groupes et groupuscules fascisants, voire fascistes. On ne lui a pas connu d'amis de gauche même s'il a pu, ici et là, serrer des mains de ses représentants. Mais surtout, il s'est rendu à Vichy, il avait alors 53 ans, du 15 janvier 1941 au 1er juillet 1942 pour aider le gouvernement du Maréchal.

D'une manière générale, l'ensemble de ces propos suintent les thèmes de l'ordre, du respect scrupuleux de la hiérarchie et de l'autorité, des lois de la nature que l'on doit intégrer à l'urbanisme, de l'eugénisme, de l'hygiène, du corps-modulor, du sport partout. Tous ces thèmes participent de l'idéologie virulente de l'extrême droite.

Et cela la plupart de ses confrères le savaient parfaitement après-guerre. Y compris Claudius-Petit, pourtant résistant, qui fit son possible et qui réussit à permettre à Le Corbusier de construire son «Unité d'habitation de grandeur conforme» à Marseille. À la fin de la guerre, Le Corbusier réussissait même à devenir l'un des principaux protagonistes du FNA (Front national des architectes) fondé par André Lurçat, résistant et communiste qui, mitraillette à la main, prit d'assaut à Paris l'Ordre des architectes créé par Vichy?, la création d'un Ordre que Le Corbusier avait d'emblée soutenue? Alors, sachant tout cela, comment comprendre que Le Corbusier soit passé, si facilement, à travers les mailles du filet de l'épuration ? Il faut savoir que l'épuration a principalement touché les collaborationnistes les plus en vue, soit dans le domaine politique, soit dans le domaine de la littérature et des arts (et encore).

Les architectes n'ont in fine que très peu subi l'épuration. Mais surtout, la complicité politique de l'après-guerre entre les communistes et les gaullistes s'est faite sur un partage : aux seconds l'État, Paris, le ralliement de la bourgeoisie et aux premiers, les banlieues, son prolétariat et les usines, et ce en contrepartie du dépôt de leurs armes (nombreuses). Sans oublier le fait de passer l'éponge sur le pacte germano-soviétique de 1939 remis en cause par l'Urss seulement en juin 1941 lorsque les armées allemandes ont foncé vers Moscou.    

Avant juin 1941, pour les communistes, la ligne officielle du PCF était d'attaquer les ploutocrates, le capitalisme, les Anglais mais pas l'armée d'occupation allemande?     

Les gaullistes, après la guerre, n'ont pas dit grand-chose sur cet épisode peu glorieux des communistes et ce pour mieux les circonscrire. Et les communistes ont tardé, de leur côté, à procéder à une quelconque autocritique. Bref, tout cela pour dire que l'époque nouvelle de l'après-guerre était, avant tout, celle de la Reconstruction ; et qu'il fallait donc accueillir tous ceux qui voulaient y participer ; ne pas trop regarder en arrière?Et Le Corbusier, opportuniste, s'est appuyé sur les communistes et les gaullistes pour passer un cap difficile. Il avait aussi sans doute fait le tri dans ses propres archives qu'il déposa, plus tard, bien épurées pour constituer le fonds des archives de la Fondation Le Corbusier.

B.S.M.: Aujourd'hui de très nombreux architectes et étudiants en architecture dans le monde, adhèrent spontanément à ses principes d'architecture et fondements de l'urbanisme moderne. D'où lui est venue cette inspiration de ces principes et fondements, et comment vous expliquez-vous leur adoption à l'échelle planétaire ? A-t-il eu des intentions idéologiques ?

M.P : Il y a eu, pendant de très nombreuses années, une adhésion massive du monde de l'architecture aux théories, aux projets et aux œuvres de Le Corbusier. Une adhésion que l'on pourrait même qualifier de planétaire tant la figure de cet architecte était connue bien au-delà des seuls professionnels de l'architecture ou de l'urbanisme. Un public même assez large s'est intéressé à des édifices originaux comme l'Unité d'habitation de Marseille, la chapelle de Ronchamp ou encore la villa Savoye, édifices, parmi tant d'autres, visités par des milliers d'aficionados.

Le Corbusier a, sans conteste, représenté la modernité en architecture ; il est devenu cette figure-écran, pour parler comme Freud, de l'architecture suscitant fascination, ravissement, amour et parfois rejet, plus rarement haine. Chez les architectes, il a été adulé par certains de ses collègues architectes alors que d'autres le vouaient aux gémonies. L'amour/rejet vis-à-vis de Le Corbusier a toujours transcendé toutes les positions idéologiques allant de la droite à la gauche. On peut toutefois remarquer que la gauche, et en particulier le Parti communiste français, a apprécié Le Corbusier voyant en lui celui qui allait créer la ville idéale d'un homme idéal dans un monde idéal?

Des sociologues comme Henri Lefebvre, des historiens de l'art comme Pierre Francastel, sans parler des situationnistes comme Guy Debord ont violemment attaqué Le Corbusier et ses thèmes de prédilection sociaux : l'ordre, l'autorité, «les lois de la nature», etc.

Qu'en est-il aujourd'hui ? Le Corbusier n'est certes pas passé de mode. Son aura a toutefois bien souffert des révélations autour de son antisémitisme, de son très long séjour à Vichy, et peut-être encore de tous les thèmes récurrents de sa panoplie idéologique stricte ? l'ordre, la hiérarchie, l'autorité, la haine du peuple, l'eugénisme, la fabrication d'un corps sain, etc. Ces thèmes ont en effet fini par être reconnus comme plutôt nauséabonds. Associés entre eux et formant un tout, ils ont suscité quelques interrogations, bien qu'ils étaient ? et ceci est un paradoxe ? déjà connus. Bref, l'engouement pour Le Corbusier n'est plus ce qu'il était même si l'Unesco a récemment inscrit sur sa liste du patrimoine mondial plusieurs de ses œuvres.    Sans doute, aussi, Le Corbusier fut-il le dernier des architectes à la stature internationale. Depuis sa mort en 1967, seul un nouveau gourou, Rem Koolhaas, lui a succédé in extremis dans le panthéon actuel des architectes. Et ce, d'ailleurs, au nom d'une architecture encore plus radicale, voire extrémiste où les leitmotive de Le Corbusier ? à l'instar de la suppression de la rue ?, sont poussés à leur ultime conséquence (bigness, junkspace, ville générique?). Alors d'où vient cette fascination pour Le Corbusier jamais démentie et encore largement partagée aujourd'hui, bien que beaucoup moins intense, mise à part chez la secte que constitue la Fondation Le Corbusier ? quels en sont les ressorts ? Je crois, d'abord, que la figure de démiurge de l'architecte est de manière générale restée plutôt intacte malgré les années passées et les révélations récentes.

Le Corbusier a créé ex nihilo des objets qui transforment avec violence le paysage, modifient en substance l'espace comme aucun autre objet d'aucun autre architecte moderne. C'est là sa vraie puissance de fascination. À cette figure démiurgique, parfois autoritaire, s'associe, plus intime, un narcissisme foncier lié au statut d'artiste complet que l'architecte Le Corbusier a toujours revendiqué. Il est donc architecte, bien qu'officiellement il ne le fut jamais mais «homme de lettres» et tout autant peintre, sculpteur, plasticien. Dès les années 20-30, il se déplace à travers le monde entier en avion ce qui lui confère un pouvoir particulier : voir d'en haut, posséder une vue élevée sur les choses d'en bas. Il est l'œil du démiurge, l'architecte-démiurge. Ce que peu de gens pouvaient réaliser et qui suscitait ainsi une certaine admiration, voire une adhésion à un esprit nouveau si élevé. Par ailleurs, Le Corbusier concoctait dans ses nombreux livres des formules très simples, et lançait presque des slogans, compréhensibles de tous : les cinq points de l'architecture moderne, les quatre fonctions, etc., des expressions qui font système et qui rassurent. Il mettait sous les yeux de ses contemporains des plans de ville entière, une organisation nouvelle de la vie urbaine et une architecture valable universellement. Le Corbusier a su s'attacher ? tenté de le faire, ou le faire croire ? la plupart des édiles politiques, toutes tendances confondues.

B.S.M.: Enfin, Le Corbusier s'est-il vraiment inspiré d'Alger et du Mzab ?

M.P : À plusieurs reprises, Le Corbusier s'est rendu en Algérie (1930, 1931, 1932, 1934?), la visite la plus importante fut celle de 1942 pour un voyage d'études où il se présente, selon l'historien Robert Fishman (L'Utopie urbaine au XXe siècle), «comme un porte-parole de Vichy dans ses conférences comme en privé». Pour la capitale algérienne, il a en effet d'immenses projets qui, tout en préservant la Casbah, devait de fait transformer totalement la ville. C'est le projet Obus. Une sorte de Plan Voisin pour Alger, tout aussi radical. Sans doute, l'un des pires projets de tout le Mouvement moderne. Dès 1930, il étudie avec son cousin Pierre Jeanneret l'urbanisation de la ville d'Alger en trois parties (A, B et C). Avec la partie A, il s'agit de la création d'un Cité d'affaires, avec la partie B de la création d'une cité de résidence et enfin avec la partie C, c'est la liaison de deux banlieues, à l'époque, éloignées d'Alger, Saint-Eugène et Hussein-Dey. Et là, Le Corbusier déploie tout son attirail techno-totalitaire puisqu'il s'agit, non pas que d'une simple route ou d'une autostrade, mais que celle-ci est supportée par une structure de béton d'une hauteur faisant varier le sol de 90 mètres à 60 mètres, et dans laquelle sont aménagés des logis pour 180.000 personnes. Le Corbusier s'est sans doute inspiré des projets de la ville linéaire (Soria y Mata), mais dans la tradition des désurbanistes soviétiques la plus radicale (Ohitovitch). Là encore, Le Corbusier insiste sur les deux éléments essentiels pour lui de l'urbanisme moderne : d'abord la circulation rapide et ensuite des volumes d'habitations concentrés et cellulaires. Le résultat est monstrueux : une immense barre continue telle un serpent de plusieurs dizaines de mètres de haut sur plus de dix kilomètres de long ondulant le long de la mer, coupant toute la baie d'Alger, provoquant la destruction de la plupart des habitations, se transformant en immenses ponts ou passant carrément au-dessus d'autres habitations (la Casbah) comme si ce qui était avant n'existait tout simplement pas. Face à la mer, deux immenses gratte-ciel, monumentaux, font front ; derrière, plusieurs autres gigantesques barres-nouilles sont reliées à ces mêmes gratte-ciel par une autre autostrade.

L'ensemble est terrifiant et tout autant fascinant par l'ampleur de la violence qu'il fait subir au territoire, écrasant le paysage naturel, édifiant une falaise de béton face à la mer. Alger sous les obus du canonnier Le Corbusier?

*Architecte (USTO) et Docteur en urbanisme (IUP)