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Le financement non conventionnel, une nécessité de survie pour l'Occident. Et d'une grande importance pour le reste du monde

par Medjdoub Hamed *

Cinquième partie



Peut-on dire que l'Occident est arrivé aux limites des politiques monétaires non conventionnelles ? Qu'en sera-t-il de ces politiques ultra-accommodantes ? Quel est leur impact sur l'Occident, sur les pays émergents et pays exportateurs de pétrole et de matières premières ? Quel sens donner au financement non conventionnel opéré par les grandes Banques centrales occidentales ?

1. L'explosion des réserves de change du monde hors occidental. Du jamais vu dans l'histoire !

Pour rappel, deux crises économiques majeures ont frappé les États-Unis à la fin de la décennie 2000. Une crise immobilière en 2007 due à la frénésie des ménages américains de consommer qui reposait sur un gigantesque château de cartes immobilier spéculatif qui a fini par s'écrouler. Une véritable pyramide de Ponzi, tant que les prix de l'immobilier augmentaient, les ménages américains qui s'endettaient avaient l'illusion de s'enrichir et continuaient de consommer, jusqu'à ce que la hausse des taux d'intérêt américains par la Banque centrale mit fin aux crédits faciles, provoquant le retournement de l'immobilier américain. Les liquidités se raréfient, et la bulle immobilière éclate. La suite est connue. La crise s'étend au reste du monde. En 2008, le système bancaire américain, truffé de créances hypothécaires à risque (non-solvables), se trouva paralysé par la crise de confiance entre les banques, qui ne se prêtaient plus entre elles. A l'été 2008, la crise financière éclate, entraînant l'Europe dans la crise. L'année 2009 est une année de récession pour l'ensemble des pays occidentaux.

Dans une situation de fortes turbulences générées par les crises immobilière et financière, les Banques centrales américaines, européennes ont été contraintes de réagir rapidement et d'innover en mettant en œuvre des politiques monétaires dites «non conventionnelles». En tant que prêteurs en dernier ressort, elles ont changé le cadre habituel des politiques de lutte contre l'inflation, pour se lancer dans de vastes programmes de rachats de dettes souveraines et privées.

Mais que peut-on dire de cette nouvelle donne monétaire ? Que s'est-il passé pour qu'une grave crise immobilière et financière frappe les États-Unis, l'Europe, le Japon et le reste de l'Occident. Le reste du monde, malgré des pertes financières, a peu souffert de la crise occidentale. La seule explication qui apparaît et semble très plausible est la guerre anglo-américaine lancée contre l'Irak, en 2003. Il faut se rappeler que c'est avec cette guerre que la reprise économique s'est opérée aux États-Unis, puis s'est étendue à l'ensemble du monde. Le monde a connu une forte croissance, au prix malheureusement de la crise hypothécaire (subprimes) qui mit sur la paille des millions de ménages américains ? ils perdirent leurs économies et leurs logements qui étaient saisis par les banques. Donc on peut penser que la crise des subprimes était dans un certain sens voulue. Qu'il était nécessaire pour les hautes sphères de la finance américaine de soutenir leur pays en guerre et, par conséquent, devait donner une image de leur économie prospère. Mais le problème est qu'en dopant le marché immobilier, l'enrichissement des ménages américains, par la hausse du prix de l'immobilier, a fait «exploser» la consommation. Conjugués aux dépenses de guerre, les déficits extérieurs américains n'ont cessé d'augmenter.

Mais cette forte demande intérieure et les dépenses militaires aux États-Unis qui ont aussi impacté la demande européenne via le dopage de l'immobilier ont favorisé l'offre de biens et services par le reste du monde. C'est ainsi qu'à l'opposé des déficits extérieurs tant des États-Unis que du reste de l'Occident, les excédents commerciaux des pays émergents et exportateurs de pétrole ont considérablement augmenté.

Ceci étant, force est de constater que si la guerre au Moyen-Orient et la forte demande occidentale, entre 2003 et 2007, ont entraîné une formidable financiarisation du monde par les déficits extérieurs, il demeure que, au-delà de la croissance de leur dette souveraine nette, c'est-à-dire «extérieure nette vis-à-vis du reste du monde», les États-Unis et l'Europe ont été un formidable moteur de croissance pour les pays émergents et exportateurs de pétrole. L'Amérique du Sud, l'Asie, particulièrement la Chine, ainsi que les pays exportateurs de pétrole ont vu leurs excédents fortement croître. Les cours élevés du pétrole et de l'or ont joué un rôle central dans la «pondération» des émissions monétaires ex nihilo occidentales.(1) Sans la hausse du prix du pétrole et de l'or et la pondération des changes des monnaies occidentales sur les marchés, il aurait été impossible pour les États-Unis et l'Europe de «monétiser» leurs déficits extérieurs, sinon de créer une inflation à deux chiffres, comme dans les années 1970.

De même, les pays émergents dont la Chine, les pays exportateurs de pétrole, OPEP, en exportant massivement vers l'Occident, ont été un «formidable levier de croissance économique» pour les États-Unis et l'Europe. C'est précisément la «consommation occidentale» qui a été le trait d'union dans la croissance des deux versants de l'économie mondiale, c'est-à-dire Occident et hors-Occident. La seule ombre a été la crise des subprimes et financière en 2007 et 2008 et la croissance de la dette extérieure nette des États-Unis et de l'Europe, eu égard aux formidables réserves de change accumulées par les pays émergents et exportateurs de pétrole. Ce qui nous fait dire que, sur le plan historique, la croissance économique de l'humanité a bien fonctionné, n'en déplaise aux économistes qui remettent en cause les politiques macroéconomiques des banques centrales occidentales. Dans le sens que cette phase de croissance relève aussi d'un processus dialectique.

En 2008, les réserves de change de la Chine passent de 161,414 milliards de dollars, en 1999, à 1966 milliards de dollars, en 2008. Les réserves de change de la Fédération de Russie passent de 12,325 milliards de dollars, en 1999, à 478,822 milliards de dollars, en 2007. En 2008, elles diminuent avec la crise financière et s'établissent à 426,279 milliards de dollars. Les réserves de change de l'Arabie Saoudite passent de 18,321 milliards de dollars, en 1999, à 451,279 milliards de dollars, en 2008. Les réserves de change de l'Inde passent de 36,005 milliards de dollars, en 1999, à 257,423 milliards de dollars, en 2008. Les réserves de change du Brésil passent de 36,342 milliards de dollars, en 1999, à 193,783 milliards de dollars, en 2008. Les réserves de change de l'Afrique du Sud passent de 7,497 milliards de dollars, en 1999, à 34,07 milliards de dollars, en 2008. Les réserves de change de l'Algérie passent de 6,146 milliards de dollars, en 1999, à 148,099 milliards de dollars, en 2008.(2)

2. La crise immobilière et financière 2007-2008, à l'instar de la crise de 1929, marque le début d'une ère de transition

Que constatons-nous ? En une décennie, entre 1999 et 2008, les réserves de change ont été multipliées pour la Chine par 12, pour la Fédération de Russie par 34, pour l'Arabie Saoudite par 24, pour l'Inde par 7, pour le Brésil par 5, pour l'Afrique du Sud par 4,5 et pour l'Algérie par 24. Qu'en est-il pour les pays occidentaux qui ont tant émis de liquidités pour «consommer» des biens et services émis par les pays du reste du monde. Essentiellement des pays émergents qui ont profité des délocalisations d'une grande partie de l'industrie occidentale non compétitive au regard de la production industrielle et manufacturière de ces pays, pratiquement d'égale qualité et à moindre coût. Les pays exportateurs de pétrole, notamment arabes, ont aussi profité de la croissance économique mondiale jusqu'en 2008. D'abord par la frénésie de la consommation énergétique occidentale et par les besoins en pétrole des industries du reste du monde. La Chine qui est devenue un des plus grands importateurs de pétrole du monde.

Cette situation pantagruélique des deux parties du monde, tant pour l'Occident en consommation et en investissement immobilier, qui était le seul créneau de faire-valoir en raison de la perte de compétitivité dans le commerce mondial et aussi des crises boursières occidentales en cascades entre 2000 et 2003, que pour les pays émergents et exportateurs de pétrole du monde qui, en accumulant des réserves de change considérables et en les plaçant en Occident, sont devenus les «créanciers de l'Occident». Celui-ci, qui est pourtant le principal «émetteur de ces réserves de change», nous fait dire que la situation s'est inversée, et a bouleversé l'ordre économique mondial, dominé jusqu'à cette crise par l'Occident. Cette situation est confirmée par l'explosion des déséquilibres mondiaux qui sont étonnants, du jamais vu dans l'histoire. Elle a induit identiquement l'explosion de la dette publique des États-Unis, de l'Europe et du Japon. Les chiffres des dettes publiques occidentales sont éloquents. Ils parlent d'eux-mêmes tant la synchronisation de l'endettement occidental est frappante. Prenons pour l'analyse de la situation économique et financière les chiffres que donne la Banque mondiale sur l'endettement occidental. Selon la définition que la BM donne, «la Dette totale du gouvernement central (DTGC en % du PIB) est le stock des obligations et créances que le gouvernement d'un pays a contractées auprès de ménages internes et externes en pourcentage du PIB. Le stock de la dette est mesuré à date fixe, généralement la fin de l'année fiscale. C'est un des indicateurs utilisés lorsque l'on veut avoir une bonne image de la saine gestion des finances publiques d'un pays. En d'autres termes, c'est la dette publique du gouvernement central d'un pays»

La dette publique des États-Unis passe de 33,158% du PIB, en 2000, à 64,032% du PIB, en 2008. La dette publique américaine a pratiquement doublé en huit années. La dette publique du Royaume-Uni passe de 43,105% du PIB, en 2000, à 55,651% du PIB, en 2008. La dette publique de la France de 58,036% du PIB, en 2000, à 64,901% du PIB, en 2008. La dette publique de l'Allemagne de 38,313% du PIB, en 2000, à 41,987% du PIB, en 2008. La dette publique du Japon de 102,391% du PIB, en 2000, à 139,798% du PIB, en 2008. Seule l'Allemagne échappe à cette hausse incroyable de la dette des gouvernements centraux des États occidentaux. Sa dette croît légèrement, passant de 38,313% du PIB, en 2000, à 41,987% du PIB, en 2008. Une augmentation de la dette publique de l'Allemagne de 3,674% du PIB, durant ces 9 années, comparativement aux augmentations de 30,874% du PIB et 37,407% du PIB pour respectivement les dettes publiques des États-Unis et du Japon. Soit dix fois plus pour ces deux pays par rapport à la dette publique allemande. (3)

Il est évident que la double crise immobilière et financière n'est pas venue ex nihilo. Et les déséquilibres comme le montre la forte croissance des dettes publiques occidentales, relèvent de la transformation du reste du monde, en particulier de l'Asie avec la montée de la puissance économique de la Chine. C'est plus de soixante ans d'histoire après 1945 qui viennent montrer que l'ordre historique mondial est en train de muter. Ce qui est naturel au regard de l'histoire du monde qui a montré à maintes reprises «grandeur et décadence des empires»

Cependant, cette transformation par soixante ans d'histoire et donc de progrès naturel du monde dans le sens que le progrès est contagieux, qu'il a touché progressivement les autres aires géographiques hors-occidentales -la montée entière de grandes régions asiatiques en est, s'il est besoin de le dire, une preuve incontestable-, doit nous inciter à nous interroger sur la réaction occidentale devant cette situation de fait ? Précisément, si l'Occident a beaucoup perdu en compétitivité, il dispose néanmoins encore de munitions, et ces munitions vont lui permettre d'affronter les «périls» engendrés par la crise de 2008, qui n'est autre que l'événement majeur marquant la lente érosion de sa compétitivité et, par conséquent, le déclin de sa puissance économique et financière sur le monde. Une réalité qu'il doit désormais affronter.

Et les munitions qui lui restent sont les monnaies internationales dont il est le principal émetteur. C'est ainsi que, prenant conscience de sa victimation de ses propre succès, il était impératif pour lui de mettre un terme à cette spirale d'endettement qui rend les pays émergents et exportateurs de pétrole gagnants à tous les coups, accumulant sans cesse des réserves de change considérables libellées en dollars, en euros, en livre sterling et en yen, alors que lui est le principal perdant.

A cette époque, le yuan chinois ne faisait pas encore partie de la cour des grandes monnaies internationales. Il devait attendre huit ans pour être reconnu par le FMI (1er octobre 2016). D'autre part, le risque de vulnérabilité dans cette dépendance de l'Occident des capitaux étrangers est que cette spirale d'endettement occidental va s'autonourrir par la charge de l'intérêt, créant ainsi un cercle vicieux d'endettement extérieur entre l'Occident et le reste du monde. Celui-ci, par les règles même que lui offre la finance mondiale, «sommant» l'Occident à user de la «planche à billet» pour financer continuellement les déficits extérieurs et les charges de la dette qu'il a envers le reste du monde.

Ce processus de «création monétaire par la dette au profit du reste du monde» évidemment ne pouvait être viable à terme. Le danger était grand pour l'Occident qu'après avoir perdu une partie de son industrie au profit du reste du monde, va aussi perdre à terme le pouvoir de création des monnaies internationales qu'il est seul à détenir dans le monde. Et c'est à cette situation qu'il doit réagir, et c'est ce qu'il fera.

A suivre...

* Auteur et chercheur indépendant en économie mondiale, relations internationales et prospective

www.sens-du-monde.com

Les parties 1, 2, 3, 4 peuvent être consultées sur les sites : https://www.agoravox.fr/tribune-libre et

www.lequotidien-oran.com/

Notes :

1. «La «synchronisation mécanique» du «pétrodollar», de l'«ordollar» et des taux de change dans le sauvetage de l'économie occidentale», par Medjdoub Hamed. Le 20 octobre 2017 https://www.agoravox.fr/tribune-libret

www.lequotidien-oran.com/

2. Total des réserves (comprend l'or, $ US courants), par la Banque mondiale

https://donnees.banquemondiale.org/indicateur/FI.RES.TOTL.CD?locations=CN

https://donnees.banquemondiale.org/indicateur/FI.RES.TOTL.CD?locations=RU

https://donnees.banquemondiale.org/indicateur/FI.RES.TOTL.CD?locations=SA

https://donnees.banquemondiale.org/indicateur/FI.RES.TOTL.CD?locations=IN

https://donnees.banquemondiale.org/indicateur/FI.RES.TOTL.CD?locations=BR

https://donnees.banquemondiale.org/indicateur/FI.RES.TOTL.CD?locations=ZA

https://donnees.banquemondiale.org/indicateur/FI.RES.TOTL.CD?locations=DZ

3. Dette du gouvernement central, total (% du PIB), par la Banque mondiale

https://donnees.banquemondiale.org/indicateur/GC.DOD.TOTL.GD.ZS?locations=US

https://donnees.banquemondiale.org/indicateur/GC.DOD.TOTL.GD.ZS?locations=XC

https://donnees.banquemondiale.org/indicateur/GC.DOD.TOTL.GD.ZS?locations=GB

https://donnees.banquemondiale.org/indicateur/GC.DOD.TOTL. GD.ZS? locations=JP &view=chart