Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Alain Messaoudi, «Les Arabisants et la France coloniale. Savants, conseillers et médiateurs (1780-1930)»  Lyon, ENS Editions, 558 p.

par Tunis : Kmar Bendana

L'ouvrage est issu d'une thèse soutenue en 2008. Savants, conseillers, médiateurs : les arabisants et la France coloniale (vers 1830 - vers 1930) dirigée par Daniel Rivet (Université Paris I -Panthéon Sorbonne, 3 vol., 1143 p.) a été saluée par le jury comme une belle mise au point des rapports entre vie savante et politique coloniale.

Même délesté de sa galerie d'arabisants (une série de 353 notices couvrant la période 1880-1930, objet du 2ème volume de la thèse, désormais, en accès libre sur OpenEdition Book ; elles sont signalées par une astérisque dans l'index, pp. 535-554), ce travail solide et subtil est servi par une langue fine, expressive, «sans effets de robe» et une connaissance de l'histoire politique et intellectuelle françaises qui en font plus qu'une simple réponse à l'ouvrage d'Edward Said (Orientalism, New York, 1978, traduit et édité par le seuil, en 1980, sous le titre : L'Orientalisme : l'Orient créé par l'Occident).

L'ouvrage permet de connecter un capital littéraire et scientifique accumulé sur plusieurs siècles et dans diverses institutions à la vie politique et à l'entreprise de colonisation qui départage, sans les séparer, les savants des conseillers et médiateurs.

L'Algérie est au centre de cet ouvrage sur l'édification de l'orientalisme arabisant français, ses assises sociales et professionnelles, ses conséquences politiques, ses corollaires culturels. La plage chronologique de l'ouvrage remonte jusque vers 1780, aux sources de la curiosité érudite et commerciale envers l'Orient. L'auteur focalise sur les compétences développées autour de l'apprentissage, l'enseignement et la culture de la langue arabe pour échapper au prisme des idées et des textes. Le terme «arabisant» qui apparaît vers 1820 indique une inflexion importante ; il marque le début d'une politique linguistique, en Algérie, et débouche sur une période de grande spécialisation (un âge d'or ?) après la Première Guerre mondiale. Le statut de la langue arabe, en France, en sera durablement marqué.

Cette histoire sociale et culturelle des milieux arabisants sur plus d'un siècle permet de relier la production intellectuelle aux hommes qui la créent, de dessiner les idées qui ont sous-tendu les institutions et de suivre leurs applications, tout au long d'un XIXème siècle qui perdure jusqu'à l'après-guerre. Elle est construite autour d'un plan chronologique (Tradition érudite et premiers projets coloniaux : 1780-1840 ; Les études arabes à l'épreuve de l'occupation algérienne : science, guerre et colonisation 1830-1870 ; Les arabisants entre académisme et mission civilisatrice : 1870-1930) qui traduit les chevauchements entre le politique, le culturel et le scientifique que l'auteur a voulu faire ressortir. Cette découpe dans le temps fait apparaître des filiations, avec une part de continuités et de ruptures, des héritages familiaux ou corporatistes, des solidarités professionnelles ou sociales. C'est ainsi que les conflits d'intérêt, les rivalités scientifiques, les affaires administratives qui ont jalonné des errements politiques, surgissent à travers des personnalités et des profils de «techniciens de la colonisation». On voit naître de nouvelles figures : des érudits, des idéologues, des pédagogues se mêlent dans cette histoire multiple, introduisant une épaisseur sociale bénéfique au traitement de ce thème extrait à l'histoire des idées par une mise en perspective culturelle large. En entrant à un niveau infra-politique par une attention aux ressorts techniques qui structurent l'action administrative, on prend la mesure des représentations culturelles qui se bousculent dans la politique, des relations paradoxales et tortueuses entre politique et savoir.

Raccrochée à une histoire des idées françaises, notamment celles du XIXème siècle, complétée par une analyse des institutions et des réseaux, ce travail dégage les racines de l'érudition orientaliste et la façon dont elle se relie, à travers quelques hommes, aux premiers programmes coloniaux. Cette histoire intellectuelle, politique et sociale approfondit les différentes formes d'articulation de l'orientalisme savant avec les courants intellectuels contemporains (humanisme, romantisme?) et avec l'idéologie colonialiste qui se forge parallèlement aux projets d'exploration et de conquête. Ce faisant, et dans le champ de l'histoire coloniale, les connexions idéologiques et intellectuelles face aux réalités de l'administration coloniale, en Algérie -avec quelques incursions en Tunisie et moins au Maroc- bénéficient d'un éclairage significatif.

Nous avons affaire à une histoire institutionnelle rafraîchissante, à plusieurs niveaux dont le plus remarquable réside dans l'art de l'auteur de raconter l'histoire d'institutions scientifiques comme l'Institut National des Langues et Civilisations Orientales (INALCO), l'Institut Français d'Archéologie Orientale (IFAO), l'Ecole des Lettres d'Alger (qui rivalise avec celle de Strasbourg au début du XXème siècle). Le dialogue des orientalistes français et allemands connaît une période faste après les années 1920... La restitution vivante de la complexité de l'action et de la décision dans une politique «coloniale», mouvante, tâtonnante et parfois même incohérente, donne à l'histoire coloniale un autre niveau de lecture, dévoile de nouvelles strates dans sa complexité, voire ses incohérences.

Les professeurs d'arabe (un point de vue innovant et systématiquement pisté) sont mis au centre d'une évolution politique et culturelle transnationale, dans le cadre de l'Empire français.103 notices de professeurs de chaires supérieures, cours coloniaux? et celles de 87 professeurs de collèges et lycées, en plus d'enseignants aux carrières moins reluisantes apportent, à l'histoire de l'enseignement, un regard en profondeur. Le lecteur découvre les arcanes des filières, les mises au point des diplômes et les logiques des programmes qui accompagnent les différentes vogues, expliquent leur fragilité mais parfois, aussi, leur pérennité, au-delà du projet colonisateur (et jusqu'après les indépendances).

A côté des enseignants d'arabe, l'étude quantitative et qualitative des interprètes et traducteurs ouvre aussi de nouvelles pistes : en plus des notices consacrées à plusieurs lignées de drogmans, interprètes militaires et civils, administrateurs, l'étude est truffée de ces hommes de l'ombre qui bougent, vivent, conçoivent, transmettent et transcrivent une connaissance des milieux arabes coloniaux, interfaces immédiats et vecteurs pour la suite.

Ces générations d'intermédiaires introduisent à des milieux concrets qui s'interpénètrent parfois ou s'excluent ; les «européens» et les «indigènes» se côtoient, avec des différences. On aperçoit des nœuds, familiaux, amicaux, corporatistes, géographiques où se jouent les contacts, les transferts mais aussi les tensions.

Sur le rôle de la parenté, le travail minutieux des notices éclaire les terreaux sociologiques, de même qu'avec les circuits de nomination, notamment entre Machrek et Maghreb, on parvient à visualiser la dynamique des «réseaux» formés par ces arabisants, aux carrières multiples, dont les rôles fluctuants et les fonctions variables justifient le long travail d'enquête archivistique et les entretiens conduits par l'auteur (avec des témoins et/ou bénéficiaires de l'enseignement d'arabe et avec des descendants d'arabisants).

L'ouvrage permet de distinguer l'action proprement politique au service d'une mission civilisatrice, des trajectoires comme celles de Louis Machuel (1848-1921) ou de René Basset (1855-1924) dont la connaissance va rapprocher le monde arabe tout en opérant un passage entre orientalisme et sciences humaines, en premier lieu l'anthropologie, la linguistique et l'histoire des religions (p.454 : «Edmond Doutté, Maurice Gaudefroy-Demombynes et William Marçais : les noces de l'orientalisme et des sciences sociales»). René Basset crée un pôle savant à l'Ecole des Lettres d'Alger, organise un Congrès orientaliste retentissant, en 1905, et dirige l'Encyclopédie de l'Islam. Le savoir orientaliste infiltré dans le monde savant et éditorial français (le Journal Asiatique existe depuis 1822, la librairie orientaliste Geuthner naît en 1901 comme spécialiste d'études syriaques) s'ouvre petit à petit au Maghreb dans des revues comme L'Année Sociologique (comptes-rendus de Doutté) ou la Revue du monde musulman (qui apparaît en 1906). L'enseignement de la langue arabe en colonie (faible dans le primaire, plus développé dans le secondaire) entraîne et structure la recherche autour et sur le Maghreb qui s'appuie sur des élites locales médiatrices (directeurs des médersas algériennes, enseignants de l'école normale de Bouzaréah, cheikhs de la mosquée Zeïtouna ou membres de l'association El Khaldouniyya...). La carrière de Mohamed Bencheneb (Algérie, 1869-1929) ou le projet linguistique autour des parlers arabes de Takrouna avec Abderrahmane Guiga (Tunisie, 1889-1960) font partie d'une histoire minorée par la distinction simplificatrice entre savants et informateurs ainsi que par les historiographies nationales des années 1960-1970. Le terrain finement exploré par l'auteur sur un siècle et demi ouvre aux chercheurs la possibilité de se référer à une étude comparée -dans le temps et l'espace- dont les qualités d'enquête et d'écriture suggèrent les moyens de prolonger les chantiers ouverts, les hypothèses évoquées et les raccords effectués avec la bibliographie existante. Ce travail contribuera certainement à mieux connaître la longue histoire des relations culturelles et intellectuelles entre le Maghreb, le Machrek et la France où la langue arabe, loin d'être un objet oublié, a été au centre de besoins, de structures, de controverses, de conflits, de non-dits dont les évolutions se déroulent jusqu'à nos jours et expliquent certaines résultantes sur les plans scientifique et politique, des deux côtés de la Méditerranée.

Compte rendu paru dans Revue d'Histoire des Sciences Humaines, «Faire science», numéro 44, Editions de La Sorbonne, pp. 247-250