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L'évolution du droit du travail comme conséquence de l'évolution de l'économie : cas de l'Algérie

par Azzedine Chaibi

Les tentatives de la réforme du code du travail ont toutes pour postulat l'idée selon laquelle les réformes économiques ne peuvent aboutir que si elles sont soutenues, voire précédées, de la réforme du code du travail. Autrement dit, aucun changement économique ne peut être envisagé durablement sans changement de loi relative au travail.

Ainsi, en Europe, tout le monde s'accorde à dire aujourd'hui que la réussite économique de l'Allemagne, où le taux de chômage est l'un des plus bas en Europe, n'a été possible que grâce aux réformes du gouvernement Schröder, qui ont concerné aussi bien la sphère économique que le monde du travail. Aussi, beaucoup de spécialistes observent que le rythme des réformes intervenues en Tunisie après les évènements de 2011, point de départ de ce qui deviendra le printemps arabe, n'ont pas été à la hauteur de l'espoir suscité, notamment parce qu'ils n'ont pas été accompagnées des réformes économiques nécessaires, et par ricochet de l'incontournable réforme du code du travail1.

Aussi, l'exemple de la Chine sur le changement du code du travail consécutif au changement de règles économiques est édifiant. Car, l'essor économique que connaît ce pays n'aurait pas pu avoir cette allure, si des réformes du code du travail n'ont pas été introduites en 19942. L'exemple de la France enfin, est une belle démonstration du lien presque consubstantiel qui existe entre l'économie et le droit du travail. Ceci est si vrai que la première réforme, au moyen d'ordonnances, introduite par le président Emmanuel Macron visait le code du travail. Le gouvernement français juge que seules les ordonnances sont à la hauteur à la fois de l'urgence et de l'importance de la réforme. On peut ainsi multiplier les exemples de manière presque infinie, si l'on étend le domaine de la réflexion dans l'espace et dans le temps, mais cela reviendra à démultiplier des exemples pour démontrer une même évidence : le lien étroit entre le système économique et le code du travail. Et l'Algérie ne fait pas exception à cette règle.

Nous considérons qu'en matière de droit du travail, l'Algérie a connu trois grandes phases, depuis l'indépendance à nos jours : la première phase correspond à la période qui va de l'indépendance jusqu'à la mise en place du SGT (1962-1978). La seconde phase, quant à elle, s'étale de la mise en place du SGT jusqu'à la libéralisation de l'économie (1978-1990). La dernière phase va de 1990 jusqu' à nos jours.

1. 1962-1978 : Un droit du travail bicéphale

A l'indépendance, le droit du travail français fut reconduit, à l'exception des dispositions contraires à la souveraineté nationale3. Globalement, le code du travail français demeura en vigueur jusqu'en 1966, année à laquelle fut promulguée l'ordonnance relative à la fonction publique (4). Le premier changement dans les relations de travail intervenant dans la fonction publique répond encore au souci d'ordre politique plus qu'économique : le droit du travail devait accompagner les efforts concourant à l'édification de l'Etat algérien naissant.

Le changement de la réglementation du monde du travail a pris une dimension économique quelques années plus tard. Il a concerné à la fois le secteur privé et le secteur public. L'opérateur économique dans le secteur public a pris la dénomination d'entreprise socialiste.

Ainsi, les textes régissant le secteur privé ont été :

? L'ordonnance n° 71-31 du 16 novembre 1971 relative aux rapports collectifs de travail dans le secteur privé ;

? L'ordonnance n° 75-31 du 29 avril 1975 relative aux conditions générales de travail dans le secteur privé ;

? Le décret n° 75-64 du 29 avril 1975 relatif à la protection du droit syndical dans les entreprises privées ;

? Le décret n° 75-65 du 29 avril 1975 fixant les modalités de constitution et de fonctionnement des commissions paritaires de discipline dans les entreprises du secteur privé ;

? Le décret n° 75-66 du 29 avril fixant les modalités de gestion des œuvres sociales ;

? Le décret n° 75-67 du 29 avril 1975 fixant la contribution des employeurs au financement des œuvres sociales;

Quant aux entreprises socialistes, les textes régissant les relations de travail ont été:

? La Charte de l'organisation socialiste des entreprises ainsi que l'ordonnance n° 71-74 du 16 novembre 1971 relative à la gestion socialiste des entreprises ;

? Les ordonnances et décrets relatifs au secteur socialiste (décret n° 72-47, ordonnance n° 72-58, décret n° 73-176, décret n°73177, décret n° 74-251, -252, -253, -254, -255, -256, ordonnance n° 75-23, décret n° 75-56, ordonnance n° 75-76, décret n° 75-149, -150)5.

C'est donc au fur et à mesure du recouvrement de la souveraineté que le parallèle entre la vision économique et les textes régissant les relations de travail apparaît clairement. Mais si la stratégie économique d'alors devait être soutenue par un code du travail bicéphale, légiférant distinctement selon qu'il s'agisse du secteur public ou privé, le code du travail ne faisait pas encore office de caisse de résonnance à l'idéologie socialiste. C'est le SGT qui fera écho à cette idéologie.

2.1978-1990: Le SGT et la GSE, un couple inséparable

L'article 10 de la constitution de 1976, basée sur la charte nationale, stipule que « l'option irréversible du peuple, souverainement exprimée dans la Charte nationale, est le socialisme, seule voie capable de parachever l'indépendance nationale ». En matière économique, le socialisme était donc prééminent. L'idéologie socialiste était alors à son apogée et les entreprises dites socialistes ont été l'outil permettant sa mise en œuvre dans le système économique. Pour être fidèle à l'orientation idéologique de l'Etat-propriétaire, leur gestion devait être socialiste : C'est l'époque de la gestion socialiste de l'entreprise (GSE). De plus et conformément à l'article 14 de la constitution de 1976, la quasi-totalité de l'activité économique nationale relevait du monopole de l'état6.

L'Etat étant devenu l'acteur majeur de la vie économique, il fallait d'une part, une réglementation intégrale du monde du travail et d'autre part, une harmonisation des règles dans tous les secteurs. C'est pour répondre à ces exigences économiques que le statut général du travailleur (SGT) fut adopté en 1978. La loi n° 78-12 du 5 août 1978 relative au statut général des travailleurs est la traduction opératoire de la conception de l'Etat, en tant qu'acteur économique, de ce que doivent être les relations de travail entre l'employeur et les travailleurs. Le SGT aborde, notamment les chapitres traitant des droits et obligations du travailleur, du recrutement, de la formation, de la protection sociale et du salaire. La négociation entre l'employeur et le salarié n'a point de place, étant donné que l'employeur est d'une certaine façon l'Etat, de sorte que l'article 127 de ladite loi précise que la fixation des salaires ne peut être déléguée aux organismes employeurs. D'ailleurs, les statuts particuliers propres à chaque secteur sont déterminés par décret, comme le précise l'article 2 de la loi. Le SGT a constitué une réponse à la nécessité d'accompagner le secteur public économique, conçu comme le pilier du développement économique. Il devait par conséquent, en plus de la réglementation intégrale et de l'harmonisation des règles de gestion, faire à l'absence de dispositions statutaires susceptibles d'uniformiser la situation des travailleurs dans les entreprises publiques. L'absence du statut du travailleur était considérée comme source d'instabilité et d'inégalité7.

Mais le nombre de textes devant compléter la loi portant SGT (estimés entre 80 et 150) et la rapide transformation du système économique aussi bien au plan national qu'international finissent par avoir raison de l'option socialiste, faisant s'écrouler tous les édifices bâtis autour d'elle. Le SGT n'a survécu qu'une dizaine d'années, il fut emporté par le vent des réformes qui souffla sur l'Algérie à la fin des années 1980. Les évènements d'octobre 1988 furent le déclencheur des nécessaires réformes qui ont sonné le glas du SGT, ouvrant la porte au libéralisme économique.

3. De 1990 à nos jours: le libéralisme économique et l'approche conventionnelle

Les évènements d'octobre 1988 eurent pour conséquence directe l'adoption des réformes aussi bien dans le domaine politique qu'économique. Le pluralisme politique est consacré par la Constitution adoptée en grande pompe en 1989. Ayant conduit à d'épineuses difficultés économiques, l'option socialiste était devenue un souvenir du passé.

Ainsi F.TALAHIT affirme que « les premières lois sont adoptées en janvier 1988. Les fonds de participation sont installés durant l'été 1988 et le partage des terres agricoles est entamé la même année. Les premières mesures touchent l'agriculture, avec une redistribution des terres nationalisées par la révolution agraire qui a d'ailleurs très rapidement des effets positifs en termes de production agricole, puis les entreprises publiques économiques (EPE), avec la loi sur l'autonomie de l'entreprise. La transformation du capital de ces entreprises en titres de participation gérés par des fonds de participation publics est une étape vers l'ouverture de leur capital à des actionnaires privés? »8. Le monopole de l'Etat sur le commerce extérieur est supprimé et la loi sur la monnaie et le crédit a été adoptée en 1990. C'est donc un virage à 180 degrés que l'Etat entame en matière économique, permettant l'ouverture graduelle vers le libéralisme.

Mais une fois de plus, comme en 1976, le doit du travail devait s'adapter à la nouvelle donne économique. Le SGT fut abrogé par la loi 90-11 du 21 avril 1990, relative aux relations de travail. Le changement est perceptible si bien que les spécialistes le qualifient de droit conventionnel, par opposition au droit en vigueur jusqu'alors qui ne laissait point de place à la négociation entre l'employeur et le salarié. Les conventions ou accords collectifs pouvaient porter sur les droits et des obligations des travailleurs, l'aménagement des horaires de travail, la durée de travail pour certains postes, les règles et conditions de travail de nuit, le congé supplémentaire, modification du contrat de travail, les modalités de compression des effectifs, la rémunération, la classification professionnelle? Et la liste n'est pas exhaustive.

D'autres textes destinés au monde du travail furent adoptés. Ils traitent des organisations syndicales, du conflit collectif et individuel de travail ainsi que de l'inspection du travail.

L'Etat revoit donc à la négociation presque tous les aspects liés aux relations de travail. La négociation collective est menée par les représentants de l'employeur et ceux des travailleurs.

Le nouveau code du travail élaboré sous formes de plusieurs lois (90-11, 90-02,90-03,90-04 et 90-14) devait donc accompagner les nouvelles orientations économiques dont le SGT n'était plus adapté.

Conclusion :

Un bref rappel de l'histoire économique de l'Algérie permet d'établir le lien quasi mécanique entre le modèle économique choisi et le code du travail qui le sous-tend. Mais ce qui a été observé jusque-là permet-il de prévoir l'avenir ? Si l'on adopte l'hypothèse selon laquelle un choix économique clair est nécessaire à la réforme du droit du travail en Algérie, on est tenté de répondre à la question par l'affirmative. Car l'une des explications les plus pertinentes aux tergiversations relatives à l'adoption du nouveau code du travail, depuis quelques années, est précisément l'absence ou le manque d'orientation, de cap économique clair. Mais il est fort à parier que la crise financière, prenant ses racines de la chute du prix du baril de pétrole, qui nécessite de nouveaux choix économiques pour éviter une crise d'ordre économique, va accélérer le processus d'adoption du nouveau code du travail.

Notes:

1 Sur la Tunisie, lire l'article de Businessnews intitulé « plaidoyer pour un nouveau code du travail » en utilisant le lien : http://www.businessnews.com.tn/plaidoyer-pour-un-code-du-travail-20,519,73710,3

2 Sur les réformes du code du travail en Chine, lire l'article de Muriel Périsse en utilisant le lien : https://www.cairn.info/revue-autrepart-2013-1-page-3.htm

3 En vertu de la loi n° 62-157 du 31 décembre 1962.

4 Il s'agit de l'ordonnance n°66-133 du 02 juin 1966, portant statut général de la fonction publique.

5 Gerhard IGL, Le statut général du travailleur en Algérie, revue ouest-allemande Recht der Internationalen WiTtschaft, 1979.

6 On peut lire dans cet article que sont propriété de l'Etat de manière irréversible «toutes les entreprises, banques, assurances et installations nationalisées ainsi que les transports ferroviaires, maritimes et aériens, les ports et les voies de communication, les postes, télégraphes et téléphones, la télévision et la radiodiffusion, les principaux moyens de transports terrestres et l'ensemble des usines, des entreprises et des installations économiques, sociales et culturelles que l'Etat a ou aura réalisées, développées ou acquises ».

7 Gerhard IGL, op cit, page 321.

8 Extrait de la thèse de Fatiha TALAHITE intitulée réformes et transformation économiques en Algérie, page 26.Thèse accessible via le lien : https://hal.archives-ouvertes.fr/tel-00684329/document