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Voyage insolite au musée du Louvre

par Hadj Reda Brixi

Entrelacs des ambitions, désir de puissance, de faste pour impressionner les couronnes étrangères, désir de beauté pour subjuguer les générations futures, désir d'immortalité, pierre de l'édifice qui touche les yeux de l'histoire, le Louvre s'explore et se pense.

Les souverains bâtisseurs du Louvre détruisent peu l'œuvre, ils la complètent ou la corrigent, ils cherchent à l'enrichir. Cette continuité de lutter contre le temps, en ce musée où le temps s'arrête et continue. Le visiteur s'égare au présent et se retrouve au passé.

Le Louvre se vit. Lupara en latin, le nom de quartier, ce terroir longtemps agricole, extérieur à Lutèce, sera lié, suivant les auteurs, aux loups, infestant les lieux, aux chênes («rouvres» en ancien français). Toujours est-il que le mot Louvre reste une énigme, qu'il est impossible de trancher. Flâner une après-midi de printemps au milieu des statues, rêver au crépuscule, s'extasier devant la pluie d'or des façades? Quand la vie offre de tels instants, alors le Louvre est un bonheur sans pareil. L'architecture est inséparable de l'histoire. Dans ce musée universel, le temps c'est l'espace ! Le Louvre, ou le palimpseste de l'histoire de l'art. Il y a mille (1.000) itinéraires possibles quand on entre sous la pyramide emblématique de Pei. Dans 184.000 m² de locaux chauffés, neuf (9) millions de visiteurs sont passés devant ou à côté (?) de 380.000 œuvres exposées, les chiffres donnent le vertige. Le Louvre est aussi une entreprise. Une marque qui se développe à marche forcée. Réussite à Lens jusqu'à l'exportation vers le sable d'Abou Dhabi.

Du palais au musée

Du château fort de Philippe Auguste au voile de verre et de métal pyramidal posé en 2012, témoin de huit siècles, bâtiment de l'Ancien Régime, palais des Rois, ce que la Révolution en fasse un musée définitivement. Il a été plus longtemps palais que musée. Résidence parisienne des souverains Valois et Bourbons, le Louvre sert à mettre en scène le pouvoir. Un lieu de représentation, un écrin sans cesse reconstruit, embelli, agrandi. Effectivement, tous les rois qui se sont succédé, de François 1er à Napoléon III, ont cherché à s'inscrire dans les pas de leurs prédécesseurs. Philippe Auguste édifie une forteresse en 1190 avant de partir pour la croisade afin de la protéger d'attaques éventuelles des Anglais (des perfides Albion) qui occupaient la Normandie. Pour parer au danger qui pourrait venir du fleuve, il adosse sa muraille en un puissant verrou: la «tour du Louvre». Une forteresse carrée, hérissée de tours et d'un puissant donjon. C'est 150 ans plus tard, au début de la guerre de Cent Ans, que Charles V, inquiet de l'agitation des Parisiens, délaisse le vieux palais de la cité (l'actuel palais de justice) pour le Louvre, en marge de la ville, donc plus facile à défendre. Le château est orienté vers le sud: la vue sur la Seine et la rive gauche, alors essentiellement rurale, est très agréable. C'est un palais bucolique tel qu'on voit sur une des miniatures des Très riches Heures du Duc de Berry.

L'ère moderne du Louvre commence avec François 1er, après la guerre de Cent Ans. C'est le premier roi qui retourne à Paris quand ses prédécesseurs lui préféraient la Loire. Son fils Henri Il ne verra ce premier Louvre moderne achevé que l'année de sa disparition, en 1559. C'est à un architecte français, Pierre Lescot, qu'est confié le chantier. On se détache de l'influence italienne. Pendant plusieurs siècles, le Louvre, en perpétuels travaux, va servir de terrain de jeu aux meilleurs artistes français.

La première aile Renaissance est construite à la place de l'aile ouest du château médiéval, dont on conserve toutefois les fondations. Au rez-de-chaussée, la salle des Cariatides, un des rares témoignages presque inchangés du Louvre, est à la fois le lieu où le roi reçoit, se montre en majesté, et où la cour festoie au cours de bals et de fêtes.

Avec les guerres de religion, puis les troubles de la Ligue qui obligent Henri III à fuir Paris, les travaux d'agrandissement, qui voient la mise en chantier d'une aile sud, s'éternisent. Pourtant, non loin du Louvre, Catherine de Médicis construit un nouveau palais (les Tuileries) à partir de 1564, car elle se sentait à l'étroit dans ce Louvre croulant sous les échafaudages. Les Tuileries - du nom des ateliers de tuiliers qu'elle exproprie pour mener à bien son projet - sont une résidence de plaisir, avec un gigantesque jardin que la reine mère fait aménager avec soin, doté d'un potager, de verger, d'un labyrinthe, d'une grotte? Quelques années plus tard, Henri IV intégrait les Tuileries au «grand dessein» qu'il forme pour le Louvre.

Quand Henri IV parvient à entrer à Paris en 1594, il entend affermir le pouvoir monarchique après des décennies troubles. L'ambitieux projet qu'il nourrit pour le Louvre, devenu depuis Henri III la principale résidence royale, est un des volets de sa politique: il souhaite d'une part achever et fermer la Cour carrée, et de l'autre relier le Louvre aux Tuileries. Pour ce faire, il fait construire, sur plus de 500 mètres le long de la Seine, la Grande Galerie. Un projet mené à bien, au contraire de la fermeture de la Cour carrée, à peine entamée lorsque Henri IV est assassiné, en 1610. Louis XIII ne reprendra qu'assez tard dans son règne le «grand dessein» paternel. Louis XIV, en revanche, s'attache très tôt à l'achever.

Avant Versailles, c'est au Louvre que le Roi-Soleil développe son goût des bâtiments. Il achève la Cour carré, la galerie d'Apollon, richement décorée par le Brun, un autre exemple éclatant de l'ambition de Louis XIV pour le Louvre. Mais le palais parisien ne sera qu'un laboratoire de Versailles, pour lequel il quitte Paris très tôt dans son règne, sans avoir pu lancer au nord un autre bras entre le Louvre et les Tuileries, pour répondre à la Grande Galerie. Quand empereurs et rois reviendront, au XIXe siècle, ils ne s'installeront plus au Louvre, mais aux Tuileries.

L'histoire royale du Louvre dégage au final une impression d'inachevé. Les souverains qui l'habitent sont perpétuellement insatisfaits. Or, pour des raisons politiques, économiques, parfois sentimentales, leurs projets de rénovation ne sont presque jamais achevés. Le Louvre des rois est une succession de rêves dont la plupart échouent.

Une si longue gestation

L'initiateur du «grand dessein» qui rêve d'un palais grandiose, unissant le Louvre et les Tuileries, se veut mécène (Henri IV). Dans sa Grande Galerie tracée le long de la Seine, le Béarnais crée une salle des Antiques abritant les marbres des collections royales. Ayant d'y loger les meilleurs artistes du royaume, qui, tel le peintre Bunel ou le sculpteur Francqueville, y installent famille, boutique et atelier. Le Louvre s'est trouvé une nouvelle vocation, qui s'affirme lorsqu'en 1666, Louis XIV déserte le palais pour s'installer aux Tuileries, première étape de son voyage vers l'ouest et Versailles: après l'Académie française, puis celle des inscriptions et belles-lettres, l'Académie de peinture emménage en 1692. Elle invente l'exposition temporaire en présentant, à intervalle régulier, les travaux de ses membres et les commandes royales dans le Salon carré qui donne son nom à cet évènement à partir de 1725, le «salon» annuel.

XVIIIe siècle: palais des arts? et du désordre

Désormais cœur de l'art officiel, le Louvre n'est pas moins un chef-d'œuvre en péril en ce siècle des lumières. Les rois sont à Versailles et le Grand Dessein des Bourbons est en panne: si Louis XIV a clos la Cour carrée, les toitures des nouvelles ailes n'ont jamais été posées et le bâtiment prend l'eau. Outre les académiciens, des artistes, des courtisans, même des valets et des jardiniers se ménagent des logements, posent des cloisons et installent des poêles qui causent des incendies. Dans les cours et jusqu'au pied des façades, c'est enfin tout un fatras de boutiques et de baraques, de cabarets et de bordels. Devant un tel spectacle, bien des voix s'élèvent, à l'image de Voltaire qui, en 1749, cisèle ce quatrain indigne: «Louvre, palais pompeux dont la France s'honore/Sois digne de Louis, ton maître et ton appui/Sors de l'état honteux où l'univers t'abhorre/Et dans tout ton éclat montre-toi comme lui». Mis en défi par les écrivains, Louis XV s'efforce de réagir en relançant le chantier confié à Gabriel et Soufflot qui parent au plus pressé. A peine la maçonnerie de la Cour carrée achevée, l'argent vient toutefois à manquer. Pendant vingt ans, le Louvre retombe en léthargie, jusqu'à ce qu'en 1779, germe une idée riche d'avenir: celle de transformer le palais en un «muséum» ouvert au public. Le concept n'est pas bien vieux. Il a vu le jour en 1729 lorsqu'Auguste le Fort, prince électeur de Saxe, décida d'ouvrir à ses sujets certaines salles de son château de Dresde abritant le trésor de la couronne. En 1750, Louis XV a suivi cet exemple. Il expose une partie des collections royales dans une galerie du palais du Luxembourg qui ferme ses portes en 1779 et rapatrie ses chefs-d'oeuvre au Louvre. Soutenu par Louis XVI, il entend même compléter les collections royales par une série d'acquisitions de peintures étrangères. L'architecte Soufflot est rappelé; aidé du peintre Hubert Robert, il doit transformer la Grande Galerie en salle d'exposition. Las, les finances du royaume vont à nouveau bien mal, et Necker gèle le projet.

XIXe siècle : naissance d'un musée à l'ombre du pouvoir

1789 ne marque pas au Louvre de profonde rupture, car la Révolution va s'y suppléer à «Louis Capet». En transformant toutefois le projet de muséum royal en celui d'un musée «national», propriété collective des citoyens du français. Dès le 21 juin 1789, les Etats Généraux confirment ainsi la vocation muséale du palais. Quelques mois plus tard, en octobre, la famille royale doit quitter Versailles sous la pression des Parisiens, elle s'installe au palais des Tuileries, bien moins touché que son voisin par les dégradations et occupations sauvages du XVIIIe siècle. Pour un siècle, le pouvoir va résider tout près du Louvre. Servant de catalyseur à sa transformation si longtemps retardée.

Après la chute du royaume, le 10 août 1792, la Convention prend à son tour possession des Tuileries, et une commission mêlant des administrateurs et des artistes dont David est formée. Elle entame une course contre la montre pour préparer le Louvre, l'ouverture du «Muséum central des arts de la république». Son inauguration a lieu un an plus tard, le 10 août 1793: dans le Salon carré et la Grande Galerie, sont offerts au peuple les pièces des collections royales. Bientôt rehaussées d'œuvres saisies sur les biens de l'Eglise et des émigrés. Puis c'est le défilé des chefs-d'œuvre prélevés dans toute l'Europe par les armées françaises victorieuses. Après la campagne du général Bonaparte en Italie, les antiques des collections pontificales du Belvédère rejoignent notamment le Louvre: le Laocoom, l'Apollon et bien d'autres merveilles arrivent triomphalement au musée en juillet 1798, sur des chars richement décorés qu'escorte une foule enthousiaste. Le muséum est alors devenu «musée Napoléon». Un empereur qui redouble d'attention pour le Louvre: reprenant à son compte le Grand Dessein des Bourbons, il lance pour répondre à la Grande Galerie le projet d'une seconde aile reliant au nord du musée à son palais des Tuileries.

Pour le Louvre, la chute de l'aigle sonne dès lors comme un nouveau coup d'arrêt. Malgré la résistance de Dominique Denon, admirable directeur du musée depuis 1802, les salles se vident de la plupart des œuvres «empruntées» à l'étranger. Et les travaux s'interrompent une énième fois.

Le renouveau du musée va d'abord passer par l'exploration d'horizons nouveaux. En 1826, Champollion, convainc Charles X d'acheter la collection d'Henry Salt, consul d'Angleterre en Egypte, qui lui permet d'ouvrir au Louvre la section des antiquités égyptiennes, le plus ancien musée d'égyptologie au monde. En 1843, est créé le musée assyrien (actuel Irak) qui présente les premières collections de la Mésopotamie.

Et c'est finalement un autre Bonaparte, Louis Napoléon, devenu Napoléon III, qui accomplit le rêve d'Henri IV. Inaugurant en 1857 ce Louvre enfin achevé, l'empereur salue «la réalisation d'un grand dessein soutenu par l'instinct du pays pendant plus de trois cents ans».

XXe siècle : le Louvre à l'étroit

Le 23 mai 1871, lors de la Semaine sanglante qui met fin à la Commune, trois communards en retraite, munis de pétrole, de goudron et de poudre incendient les Tuileries, symbole d'un pouvoir haï. Le feu se propage à une partie de l'aile Richelieu.

Le musée du Louvre va vite avoir besoin de place. Avec le XXe siècle naît en effet la muséologie: par souci de pédagogie, on espace les œuvres jusqu'alors présentées de façon extrêmement resserrée. Le départ des œuvres asiatiques pour le musée Guimet, en 1945, celui des chefs-d'œuvre impressionnistes pour les galeries du Jeu de paume, en 1947, n'y suffisent pas. Il faut de nouvelles salles au Louvre. Besoin enfin satisfait après une attente de presque un siècle par la naissance du Grand Louvre.