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Allemagne : vers une reconnaissance juridique du troisième genre

par Sid Lakhdar Boumédiene

Les laïcs, les démocrates et les humanistes ne passent pas leur temps à provoquer et exaspérer les populations conservatrices. Il y a seulement un fait qu'il faut regarder en face, le droit n'est pas la morale et il doit s'adapter aux exigences nouvelles des sociétés. Surtout lorsque la réalité s'impose aux peuples, de par son existence indiscutable. Les Allemands viennent de franchir un pas dans cette direction par une clarification juridique courageuse.

La Cour constitutionnelle allemande, la plus haute juridiction du pays, vient d'émettre une injonction aux autorités exécutives et législatives d'inscrire dans la Loi la reconnaissance d'un troisième genre humain, en plus du masculin et du féminin. La transcription dans les textes devra se faire, au plus tard, au 31 décembre 2018. Aussi surprenant que cela paraisse à certains lecteurs, le fait est loin d'être nouveau. Pour exemples, l'Australie, la Nouvelle Zélande, l'Inde et le Népal connaissent déjà cette évolution dans leur droit civil. En 2016, l'État de New-York a délivré sa première attestation mentionnant un troisième genre.

Quant à de nombreux autres pays, la doctrine (écrits des « savants » du droit) ou la jurisprudence, sont en pleine effervescence pour trouver une réponse juridique acceptable. Nous reviendrons sur le cas français qui ne saurait tarder à aller dans le même sens.

La Cour constitutionnelle allemande, comme il est normal de le constater, n'impose aucun vocable comme préfixe pour ce troisième genre humain attesté par l'état civil. Ce sera à la représentation nationale de trancher sur les offres multiples qu'offre la sémantique en ce domaine : « trans », « inter », etc.

Nous nous dispenserons, dans cette analyse, de faire état des autres regards disciplinaires pour qualifier les hésitations de la nature ou les certitudes de la société, en ce domaine. D'autres s'y sont penchés, depuis la mythologie jusqu'à nos jours. Nous nous en tiendrons, par incompétence des autres domaines, au droit et à son évolution, bien spécifique en ce domaine.

Le droit n'est pas la morale

Combien l'auteur de cet article a dû le répéter, dans les quotidiens algériens ? Il ne le compte même plus. C'est ce qu'on apprend pourtant aux étudiants de première année de Droit, aux premières heures d'apprentissage de la discipline. La morale est aussi diverse que le sont les individus et les groupes d'humains. Elle est un fait personnel, une liberté de chacun. Et préserver les libertés individuelles, c'est justement s'interdire de faire état de la morale pour légiférer. Car, un enfant le comprendrait, ce serait la loi du plus fort, sa conception de la moralité, qui l'emporterait, avec force et violence si nécessaire. Et l'histoire nous a prouvé que c'était toujours le cas, absolument toujours.

Ainsi, les despotes décréteraient immédiatement que la morale édictée de par leur volonté est intangible, révélée, incontournable et bien d'autres qualificatifs pour abrutir et dominer les autres. Et, comme toujours, de par leur mission sacrée, ils ont le droit de s'en dispenser eux-mêmes, lorsque cela nuit à leurs intérêts. Surtout les « morales » qui ont une traduction libertine, monétaire et offshore. Voilà donc, le droit, encore une fois, face à une situation dont il se serait bien gardé d'affronter si les législateurs n'avaient pas fait silence sur ces rares cas, connus de longue date, mais que l'on veut taire. L'Humanité moderne s'est, enfin, résolue à reconnaître ce qui a toujours existé et qu'elle avait toujours condamné au bûcher pour déviance grave aux mœurs sociales. Le droit de chaque humain à vivre sa profonde identité, dans la sérénité, en harmonie avec lui-même et la société, est une avancée qu'on ne peut, désormais, ignorer malgré la forte réticence de certains.

Le mouvement conservateur s'était à peine relevé de la dépénalisation de l'homosexualité qu'il qualifiait de déviante que lui est tombée sur la tête la législation sur la procréation assistée et, pire encore, le mariage entre personnes du même sexe. La société a vu, l'un après l'autre, les gros tabous tomber, c'est peut-être la raison pour laquelle son attention a été à peine attirée sur ce nouveau coup de bâton. Voici donc qu'apparaît ce qui était inconnu ou très peu, par les populations et qui laisse les juristes eux-mêmes, dans une grande perplexité, soit la binarité sexuelle.

Hésitation de la nature, hésitation du droit

Choisissons de décrire un cas particulier, celui qui a fait parler de lui dans la presse française, juste comme exemple pédagogique qui illustre le cas. L'individu avait soixante-quatre ans au moment du premier jugement. Déclaré à la naissance de sexe masculin par le médecin, la nature ne s'étant pourtant pas prononcée puisqu'il est doté d'attributs qui ne sont, clairement, ni féminins ni masculins. Il est ce qu'on appelle un « intersexué » puis, par usage sémantique, on dira qu'il est doté d'une « binarité sexuelle ». Souffrant depuis sa plus tendre enfance de ne pouvoir se déclarer dans une identité confirmée, il demande le droit de porter la mention « neutre » sur son état civil. Le jugement de première instance du Tribunal de Grande Instance de Tours lui reconnaît ce droit et ordonne l'inscription sur son état civil par un jugement du 20 août 2015. L'émoi (par acceptation ou refus) fut grand parmi ceux qui suivent les affaires judiciaires mais il faut reconnaître qu'auprès du grand public, les dramatiques attentats terroristes de l'époque avaient relégué l'événement dans les oubliettes de l'information.

Dans son arrêt du 22 mars 2016, la Cour d'appel d'Orléans a infirmé la décision du tribunal de Tours, en refusant le droit à la mention « neutre ». La Cour motive sa décision, d'une part par le comportement de l'individu durant son existence, notamment par son mariage avec une femme ainsi que l'adoption par le couple d'un enfant. D'autre part, la Cour d'appel indique que le code civil ne mentionne que le sexe masculin et le sexe féminin et qu'il appartient au législateur de se prononcer sur ce point.

La cour d'appel met ainsi fin au caractère révolutionnaire de la décision précédente et renvoie la balle aux politiques dont c'est, selon elle, le rôle de trancher en la matière et non à la jurisprudence. Le pauvre « homme » s'est ainsi pourvu auprès de la Cour de cassation.

Celle-ci, comme il était attendu, a également rejeté le pourvoi en confirmant la décision de la Cour d'appel. L'institution judiciaire répond, définitivement, qu'elle ne peut se substituer, en une telle matière, aux décisions des autorités politiques et législatives. Mais l'important est qu'il ait eu un débat et que les regards ne seront plus aussi catégoriques. Il y a bien hésitation du droit, donc une reconnaissance indirecte du sérieux de la demande. Nul doute que cette affaire n'en restera pas en l'état car la période est à l'explosion de tous les verrous qui empêchent les minorités à vivre leur identité, quel que soit le domaine. La marche du monde, si elle connaît des hésitations, est toujours d'aller de l'avant dans les libertés, n'en déplaise à beaucoup. L'Allemagne n'est, vraiment, pas un pays de rigolos qui laisserait sa société plonger dans les dérives de la provocation libertine gratuite et sans fondements sérieux, concernant le droit et les libertés. Le passé est ce qu'il est, le présent de ce pays est la seule réalité à constater et à juger pour son sérieux et sa démocratie.

L'humanisme, c'est d'abord le regard envers les minorités

Lorsque les sociétés ne sont pas sûres d'elles-mêmes, le repli est toujours présent pour nier l'existence des minorités. Elles se drapent de certitudes et de règles intangibles pour fermer la porte à tout ce qui n'est pas dans le standard des critères édictés ou révélés. On pourchasse les mœurs minoritaires comme si elles n'existent pas et seraient des perversités déviantes. On pourchasse les libertés de comportement et de choix intimes comme si en Algérie, cela n'existait pas. On le cache, on le vilipende et, pourtant, il suffit d'ouvrir les yeux (et l'esprit) pour se rendre compte des choix minoritaires. Une simple lecture, d'une heure seulement, suffit à n'importe qui pour s'apercevoir de leur existence sur Facebook et autres réseaux sociaux. Les sociétés qui ne veulent jamais reconnaître l'existence des souffrances individuelles sont toujours créatrices de deux mondes parallèles qui ne se côtoient jamais et qui, pourtant, cohabitent dans le même pays, sans jamais se faire face intelligemment et courageusement. Le résultat est qu'il y a une fracture profonde entre ces deux mondes. Et pire encore, ce sont ceux qui sont armés financièrement ou intellectuellement qui peuvent vivre hypocritement les deux faces du même pays, en reléguant les autres dans les ténèbres du temps.

Non, les démocrates et les humanistes ne passent pas leur temps à heurter et choquer les sociétés conservatrices. Ils voudraient tellement que certains reviennent à la véritable lecture des textes qui fondent leur rigidité car ils n'ont pas vraiment compris le sens de ce qui a voulu être dit. Et de toute façon, il y a bien longtemps que les fortunes offshore se sont extraites de ces rigidités car dans l'autre monde, celui où ils ont investi pendant que les autres étaient aveuglés par les dogmes, tous les genres existent.

Nous avons une certitude de ce que nous sommes, l'auteur surtout, raison pour laquelle nous n'avons pas peur de parler de ce qui peut troubler certains. La peur d'être troublé c'est souvent la raison de leur refus dogmatique de faire face aux réalités du monde et aux ressentis identitaires intimes.

*Enseignant