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Système de santé : l'improbable et pourtant nécessaire complémentarité public-privé (Suite et fin)

par Iddir Mohamed*

Le cas algérien

L'Algérie a connu un développement fulgurant du secteur privé à partir du début des années 1990 dans la foulée des politiques d'ajustement structurel ayant amené les gouvernants à adhérer au concept de «secteur privé complémentaire». Préjugeant sans doute de la capacité du secteur de la santé à s'autoréguler, cette adhésion s'est faite sur le mode du «laisser-faire». L'adhésion était telle qu'une disposition réglementaire a même été introduite prévoyant de placer les spécialistes en service civil dans les établissements privés. La même logique a présidé à l'autorisation de la double activité des médecins du secteur public dans le secteur privé (activité dite complémentaire).

Il s'en est suivi un essor exponentiel du secteur privé, souvent qualifié à juste titre d'anarchique, notamment dans le secteur de soins secondaires (cliniques médico-chirurgicales). Dans un pays où le public dominait le secteur hospitalier, cette évolution a non seulement bouleversé profondément l'offre de soins, mais a également remodelé les valeurs et les comportements des professionnels de la santé. Même les rapports à la formation s'en sont trouvés modifiés, l'acquisition du savoir-faire par les apprenants s'orientant vers les actes à forte plus-value dans le secteur privé.

La généralisation de l'activité complémentaire en dehors de tout contrôle y compris aux personnels paramédical et de soutien, si elle a grandement contribué à l'essor du secteur privé, a dangereusement érodé l'offre de soin dans le secteur public.

Initiés à cette pratique dès leur cursus de formation et aux gains qu'elle procure, sans commune mesure avec les maigres salaires du secteur public, les spécialistes désertent ce dernier pour s'installer sitôt le service civil terminé. Une liberté totale d'installation en l'absence de tout numerus clausus en l'absence de contrôle des tarifs et honoraires pratiqués, a créé une tendance lourde à l'origine d'un déficit chronique dans le secteur public dans certaines spécialités, parfois dans des proportions dramatiques, déficit que le flot régulier de nouveaux spécialistes nouvellement formés et affectés dans le cadre du service civil n'arrive plus à enrayer.

Il est curieux de noter à ce propos que le numerus clausus scrupuleusement appliqué pour les pharmacies d'officine, pour des raisons commerciales, n'a pas effleuré l'esprit des décideurs lorsque c'est la pérennité même de l'offre de soin dans le secteur public qui est mise en péril.

Cette tendance était déjà visible dans un rapport élaboré par le ministère de la Santé en 2003, intitulé «Projection du développement du secteur de la santé, perspective décennale». Il était relevé que le nombre de spécialistes dans le secteur privé venait de dépasser le nombre de spécialistes de santé publique, et que dans 31 des 48 wilayas, les spécialistes étaient plus nombreux dans le privé. Ce rapport attirait déjà l'attention sur «les risques inflationnistes en terme d'économie de santé» en rapport avec «le développement non contrôlé du secteur privé» mais s'est limité à rappeler «que dans tous les pays du monde le contrôle des coûts de santé revient à l'Etat qui intervient en régulant la consommation médicale et en mettant en place des mécanismes permettant une complémentarité entre secteur public et privé».

La forte privatisation de l'exercice médical spécialisé a été confirmée et son analyse affinée dans un audit réalisé en 2010 (N. Grim MSPRH) portant sur la répartition des spécialistes par spécialité et par mode d'exercice. Celui-ci a révélé, sans surprise, en tête des spécialités les plus représentées dans le secteur privé, la gynécologie obstétrique avec 73% de gynécologues installés dans le privé, juste derrière l'ophtalmologie (74%) et précédant l'ORL (70%), la cardiologie, la chirurgie urologique, la radiologie, la pneumologie (toutes à plus de 60%).

Cette explosion de l'offre médicale privée a porté majoritairement sur les soins spécialisés (en 2012, le nombre de cabinets de médecins spécialistes, sans compter les cliniques, dépassait le nombre de cabinets de médecins généralistes) bousculant ainsi le principe de hiérarchisation des soins et contribuant à l'accroissement des dépenses de santé. En effet, cela engendre un phénomène de substitution du spécialiste au généraliste dans l'offre de soin pour des prestations qui relèvent normalement de ce dernier, avec un recours plus fréquent aux explorations. De fait, la dépense nationale de santé (DNS) exprimée en pourcentage du PIB a connu une augmentation régulière jusqu'en 2014, à la faveur de la hausse des revenus pétroliers, ce qui a permis d'améliorer au passage la santé financière des organismes d'assurance maladie.

Parallèlement, nous assistions à une augmentation des dépenses ou-of pocket, la part des ménages atteignant 30% de la DNS, dépassant la part des dépenses couvertes par la sécurité sociale (enquête ONS 2011). Cette augmentation tient au recours de plus en plus important à un secteur privé en majorité non conventionné, mais aussi à une augmentation significative des dépenses out-of pocket pour les malades pris en charge dans le secteur public, un grand nombre de prestations (examens complémentaires spécialisés, imagerie, laboratoire), voire de fournitures (médicaments, consommables), étant achetés directement par le patient au secteur privé. Ce phénomène est aggravé par l'effet «vases communicants» avec le secteur privé créé par l'activité complémentaire et des pratiques d'«incitations perverses» qu'elle induit (Zehnati & Peyrac 2014).

Si cette augmentation de la part des ménages a été quelque peu tamponnée jusque-là par le haut niveau de transfert sociaux -ce qui équivaut d'ailleurs à une subvention indirecte du secteur privé- la réduction des recettes pétrolières depuis 2014 et les difficultés financières qui en découlent risque de remettre en cause à court terme la politique des subventions tous azimuts, en tous cas impactera négativement les revenus des ménages, les exposant non seulement au risque de renoncer à des soins jugés non prioritaires mais ayant un impact non négligeable sur la santé (soins dentaires par exemple) mais, à l'extrême, au risque de «dépenses de santé catastrophiques» (Ke Xu & coll. 2007) menant à l'appauvrissement des populations économiquement fragiles.

L'argument simpliste participant d'une logique de rente qui voudrait qu'il suffirait que l'assurance maladie rembourse au réel les prestations du secteur privé pour protéger les ménages n'est pas réaliste, la même conjoncture mettant également en péril les équilibres financiers des organismes de sécurité sociale qui se trouvent déjà en difficulté. Faute d'outils adéquats, la sécurité sociale n'est pas en mesure d'agir sur le niveau des dépenses de santé, et à défaut de rationalisation, pratique le rationnement en agissant sur le seul niveau de couverture des différentes prestations.

Le conventionnement de certains segments de soins (chirurgie cardiaque, dialyse avec les frais de transport) est un progrès certes dans la mesure où cela a permis de réduire la facture faramineuse des transferts pour soins à l'étranger, mais en l'absence de procédures d'accréditation des établissements conventionnés, il n'a aucune garantie quant à la qualité des prestations «achetées». Sans contrôle et sans régulation efficace, le risque est réel de voir les subsides publiques alloués à des soins qui contribuent très peu à l'amélioration de la santé de la population, au détriment des soins essentiels, en particulier préventifs.

Les pouvoirs publics assistent en spectateurs à cette évolution, considérant sans doute que décider de la pertinence des soins est de la seule responsabilité des médecins, comme si c'était le rôle de ces derniers d'organiser l'offre de soins. L'appréciation quantitative de celle-ci -par le nombre de structures et les effectifs de personnels déployés plutôt que par les activités réellement assurées- occulte son appauvrissement. En effet, des segments entiers de soins devenus inexistants ou inaccessibles dans le secteur public et la population est de plus en plus confrontée un réel problème d'accès aux soins, l'obstacle financier se surajoutant à l'obstacle géographique (couverture insuffisante à l'intérieur du pays).

Plus préoccupante encore que l'insuffisance de couverture, l'impossibilité de maintenir la continuité des soins spécialisés dans des hôpitaux de référence (chef-lieu de wilayas) interpelle directement les pouvoirs publics. Le maintien de la continuité du service public de santé, de par la nature même de ce service, s'impose à tous ceux qui le dispensent. Il n'est pas normal que le plus fort contingent de spécialistes que compte le pays en soit exempté comme il n'est pas normal que des hôpitaux de chefs-lieux de wilaya fonctionnent avec deux ou 3 gynécologues qui assurent toutes les urgences, sous une pression intenable, alors que des dizaines de gynécologues privés exercent alentours sans assurer les urgences et adressent leurs patientes à l'hôpital public en cas d'évolution compliquée. De telles situations sont sans nul doute responsables des drames qui ont défrayé la chronique dans l'actualité récente. Elles doivent être analysées non pas comme une simple défaillance du secteur public, mais comme un problème de répartition inadéquate des ressources entre secteur public et secteur privé.

La mesure d'impliquer les gynécologues privés de fait dans les pools de garde ne se discute pas dans son principe. Compte tenu des conséquences dramatiques de ces ruptures dans la continuité du service de santé (impact sur la mortalité maternelle et néonatale) l'application du principe de continuité du service public de santé justifie l'exercice de prérogatives de puissance publique, d'autant qu'il s'agit en l'occurrence de l'application de dispositions réglementaires existantes. Elle peut se discuter par contre dans la forme : une application bureaucratique autoritariste telle qu'elle a été décidée dans l'urgence en réaction à une actualité brûlante avait toutes les chances de susciter des résistances. Une telle mesure ne peut se concevoir que de manière concertée avec les représentants des concernés, seul moyen de garantir son applicabilité sur la durée.

Le cas de la gynécologie -pourtant décrétée spécialité «de base»- est certes emblématique, mais l'appauvrissement indiscutable de pans entiers du plateau technique hospitalier, s'il a des effets moins spectaculaires, s'avère pernicieux sur le long terme. Nous citerons pour exemple la très faible représentation de la cardiologie dans le plateau technique hospitalier alors que les maladies cardiovasculaires viennent en tête des causes de morbidité et de mortalité, ou encore la faible médicalisation des activités de laboratoire (microbiologie en particulier) qui participent pourtant à la sécurité sanitaire nationale, eu égard au nouveaux défis mondiaux en matière de maladies émergentes.

Aussi, ce sont des solutions globales qui doivent être apportées pour garantir la cohérence nécessaire au système de santé lui permettant d'atteindre l'objectif commun final de préservation de la santé de la population.

Préserver l'accès aux soins impose certes d'abord de préserver l'offre de soins spécialisés dans le secteur public. Ceci-ci passe, outre l'amélioration des conditions salariales dans le secteur public, par une limitation de la liberté d'installation dans le privé pour des spécialités déficitaires. En effet, comme on ne peut remplir un récipient qui fuit en ouvrant le robinet plus fort, espérer régler ce problème par une politique de formation à outrance de spécialistes non seulement ne règlera pas le problème, mais entretiendra en les accentuant les distorsions actuelles du système.

Ramener le secteur privé de la relation de compétition sur les ressources avec le secteur public dans laquelle il se trouve à une relation de complémentarité, implique de renforcer le contrôle réglementaire pour maitriser le coût des prestations assurées ainsi que leur qualité, et pourquoi pas envisager des mécanismes incitatifs pour impliquer le secteur privé dans les activités de prévention par exemple.

Compte tenu des déficits du secteur public, l'Etat pourra être amené à étendre, au moins de façon temporaire en attendant la restauration de ses capacités, le conventionnement de prestataires privés pour les soins qu'il n'est pas en mesure d'assurer dans les établissements publics. L'introduction de l'accréditation, prévue dans le projet de loi sanitaire, permettra d'apporter plus de visibilité dans ces relations contractuelles avec le secteur privé. D'où l'intérêt de promulguer cette loi rapidement pour que soit créée l'agence nationale d'accréditation en santé qu'elle prévoit également.

En conclusion, le secteur privé ne peut fonctionner de manière cloisonnée, en espérant continuer à tirer profit sur le long terme des «dysfonctionnements du secteur public». Le dysfonctionnement concerne en fait l'ensemble du système avec ses deux composantes publique et privée. Les relations de coopération avec le secteur public sont nécessaires à la survie globale du système, dont l'effondrement non seulement ne profitera pas au secteur privé, mais risque de le plonger lui-même dans la crise. Ces relations de coopérations doivent cependant obéir autant aux spécificités du secteur de la santé qu'aux règles de la rationalité économique.

L'Etat doit impérativement jouer concrètement son rôle de régulateur et de garant de la santé de la population et pour cela dépasser le stade de l'évocation incantatoire d'un hypothétique «cahier des charges pour le secteur privé». Préserver l'accessibilité des soins impose de rompre avec la logique de financement forfaitaire, de maîtriser des flux financiers à l'intérieur du système etc. A cet égard, l'établissement des comptes nationaux de la santé est un impératif stratégique. Bien entendu, l'abrogation de l'activité complémentaire qui a créé un véritable secteur informel à l'intérieur du système de santé est également une nécessité.

Aussi, il est urgent de songer à entamer des discussions avec les différents acteurs en présence pour concevoir les mécanismes de régulations adaptés à notre contexte. En l'absence d'une impulsion idéologique telle qu'elle a prévalu dans les années post-indépendance et qui a assuré l'adhésion du corps médical privé de l'époque à l'exercice à mi-temps dans les hôpitaux publics et compte tenu des limites de la coercition administrative pure, le meilleur levier pour améliorer les performances reste de subordonner l'allocation des ressources à l'adoption des comportements souhaités, en application de ce postulat de base de la théorie économique qui énonce que tout individu est engagé à la recherche de son propre intérêt.

Et c'est le rôle de l'Etat de veiller à ce que les intérêts individuels à court terme ne compromettent pas l'intérêt collectif à long terme.

*Praticien spécialiste de la santé publique.