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Déjà Vaudou

par Joseph E. Stiglitz*

NEW YORK – Après avoir échoué à «abroger et remplacer» l’Affordable Care Act de 2010 («Obamacare»), l’administration du président américain Donald Trump et la majorité républicaine du Congrès sont maintenant passées aux réformes fiscales. Huit mois après sa prise de fonction, l’administration n’a été en mesure d’offrir qu’un aperçu de ce qu’elle a en tête. Mais ce que nous en savons suffit à provoquer une profonde inquiétude.

L a politique fiscale doit refléter les valeurs d’un pays et résoudre ses problèmes. Or, aujourd’hui, les États-Unis – tout comme une grande partie du monde – sont confrontés à quatre problèmes centraux: le creusement des inégalités de revenu, l’aggravation de l’insécurité d’emploi, le changement climatique et la faible croissance de la productivité. L’Amérique fait face, en outre, à la nécessité de reconstruire son infrastructure délabrée et de renforcer son système d’enseignement primaire et secondaire sous-performant.

Mais ce que Trump et les républicains offrent en réponse à ces défis est un régime fiscal qui bénéficie en grande majorité non pas à la classe moyenne – une grande partie de laquelle pourrait en réalité payer davantage d’impôts – mais aux millionnaires et milliardaires de l’Amérique. Si les inégalités étaient un problème avant, l’adoption de la réforme fiscale proposée par les républicains les aggravera encore bien davantage.

Les sociétés et les entreprises seront parmi les grands bénéficiaires, un biais justifié au motif que cela stimulera l’économie. Mais les républicains, plus que tous les autres, devraient comprendre que les incitations sont importantes: il serait de loin préférable de réduire les impôts pour les entreprises qui investissent en Amérique et créent des emplois, et de les augmenter pour les autres.

Après tout, ce n’est pas comme si les grandes sociétés américaines étaient à cours de liquidités; elles sont assises sur deux billions de dollars. Et le manque d’investissement n’est pas causé par de faibles profits, que ce soit avant ou après impôts; les bénéfices des entreprises après impôts en pourcentage du PIB ont presque triplé au cours des 30 dernières années.

En effet, puisque les nouveaux investissements sont financés en grande partie par la dette et que les paiements d’intérêts sont déductibles du revenu imposable, l’impôt sur les sociétés réduit d’autant le coût du capital et augmente le rendement des investissements. Ainsi, ni la théorie, ni les faits ne suggèrent que le cadeau fiscal offert aux entreprises par les Républicains augmentera l’investissement ou l’emploi.

Les républicains rêvent aussi d’un système fiscal territorial, dans lequel les sociétés américaines seraient imposées uniquement sur les revenus qu’elles génèrent aux États-Unis. Or, cela ne ferait que réduire les recettes et encourager les entreprises américaines à encore plus délocaliser leur production vers des juridictions à faible imposition. Un nivellement par le bas de la fiscalité des entreprises ne peut être évité qu’en imposant un taux minimum d’imposition pour toute personne morale qui exerce des activités aux États-Unis.

Les états et municipalités des USA sont responsables de l’éducation et d’une grande partie du système de santé et de sécurité sociale du pays. Et les impôts sur le revenu imposés par les états sont la meilleure façon d’introduire un minimum de progressivité au niveau infranational: les états sans impôt sur le revenu ont recours en général à des taxes de vente régressives, qui font peser un lourd fardeau sur les pauvres et les travailleurs. Il n’est donc peut-être pas surprenant que l’administration Trump, composée de ploutocrates indifférents aux inégalités, puisse vouloir éliminer la déductibilité des impôts sur le revenu des états de l’impôt fédéral, ce qui encourage les états à utiliser des taxes de vente à la place.

Solutionner la panoplie d’autres problèmes auxquels sont confrontés les Etats-Unis demandera plus de recettes fédérales, pas moins. L’augmentation des niveaux de vie, par exemple, est le résultat de l’innovation technologique, qui à son tour dépend de la recherche fondamentale. Pourtant, le soutien du gouvernement fédéral à la recherche en pourcentage du PIB est aujourd’hui à un niveau comparable à ce qu’il était il y a 60 ans.

Bien que le candidat Trump ait critiqué la croissance de la dette nationale des États-Unis, il propose maintenant des réductions d’impôts qui ajouteront des billions à la dette au cours des seules dix prochaines années – bien plus que les «seuls» 1,5 billions qui, selon les Républicains, seraient ajoutés à la dette grâce à un miracle de croissance conduisant à une augmentation des recettes fiscales. Pourtant, la leçon clé de l’approche «vaudou» de l’économie par l’offre de Ronald Reagan n’a pas changé: des réductions d’impôts comme celles-ci ne conduisent pas à une croissance plus rapide, mais seulement à une baisse des revenus.

Cela est particulièrement vrai aujourd’hui, étant donné que le taux de chômage est à un peu plus de 4%. Toute augmentation importante de la demande globale serait satisfaite par une augmentation correspondante des taux d’intérêt. Le «mélange économique» de l’économie comprendrait donc moins d’investissement; et la croissance, déjà anémique, ralentirait.

Un cadre alternatif augmenterait les revenus et stimulerait la croissance. Il comprendrait une réforme réelle de l’impôt sur les sociétés, qui éliminerait les astuces permettant à certaines des plus grandes entreprises mondiales de payer des impôts minuscules, dans certains cas beaucoup moins de 5% de leurs bénéfices, ce qui leur donne un avantage injuste par rapport aux petites entreprises locales. Il établirait un taux de taxation minimum et éliminerait le traitement spécial des gains en capital et des dividendes, obligeant les très riches à payer au moins le même pourcentage de leur revenu en impôts que les autres citoyens. Et il introduirait une taxe sur le carbone, pour aider à accélérer la transition vers une économie verte.

La politique fiscale peut également être utilisée pour façonner l’économie. En plus d’offrir des avantages à ceux qui investissent, font de la recherche et créent des emplois, des impôts plus élevés sur la terre et la spéculation immobilière réorienteraient les capitaux vers des dépenses d’amélioration de la productivité – la clé de l’amélioration à long terme du niveau de vie.

On pouvait s’attendre à ce qu’une administration de ploutocrates – dont la plupart ont acquis leur richesse au travers d’activités de recherche de rente et non grâce à la création d’entreprises productives – cherche à se récompenser. Mais la réforme fiscale proposée par les Républicains est un plus grand cadeau aux entreprises et aux ultra-riches que ce que la plupart d’entre nous avait prévu. Elle évite les réformes nécessaires et laissera le pays avec une montagne de dettes; les conséquences – des investissements faibles, une croissance de la productivité au point mort, et une explosion des inégalités – demanderont des décennies pour être gommées.

Trump a pris ses fonctions en promettant de «drainer le marais» à Washington, DC. Au lieu de cela, le marais s’est élargi et approfondi. Avec la réforme fiscale proposée par les Républicains, il menace d’engloutir l’économie américaine.

Traduit de l’anglais par Timothée Demont
Nobel d’économie - Professeur à la Columbia University et économiste en chef à l’Institut Roosevelt. Son livre le plus récent s’intitule The Euro: How a Common Currency Threatens the Future of Europe.