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La curieuse affaire des défauts manquants

par Carmen Reinhart*

CAMBRIDGE – On associe depuis longtemps les booms et les bulles qui éclatent sur le marché des matières premières et les variations brutales des flux de capitaux et des taux d’intérêt internationaux aux crises économiques - tout particulièrement, mais pas exclusivement, en ce qui concerne les pays émergents. Le «type» de crise varie en fonction du moment et du lieu. Il arrive qu’un arrêt brusque de l’arrivée d’un flux de capitaux suscite l’effondrement d’une devise, une crise bancaire et souvent un défaut souverain. Une double, voire une triple crise, n’est pas inhabituelle.

L’impact de ces forces sur les économies ouvertes à travers la planète et la manière d’y faire face est depuis des décennies un sujet de discussion récurrent parmi les décideurs en matière de politique internationale. Du fait de la perspective d’une hausse des taux d’intérêt de la Réserve fédérale américaine à court ou moyen terme, il n’est sans doute pas surprenant que la 18° Conférence annuelle de recherche du FMI du 2 et du 3 novembre soit consacrée à l’étude et à la discussion du cycle financier mondial et à la manière dont il affecte les flux financiers transfrontaliers.

Une hausse des taux d’intérêt internationaux est généralement perçue comme une mauvaise nouvelle par les pays dont le gouvernement et/ou le secteur privé comptent sur des emprunts à l’étranger. Mais la situation extérieure de nombre de pays émergents a commencé à se dégrader vers 2012, lorsque la croissance de la Chine a marqué le pas, le prix des matières premières a plongé et les flux de capitaux se sont taris – une situation qui a déclanché une série de crashs monétaires qui n’a épargné presque aucune région.

Dans un travail récent entrepris avec Vincent Reinhart et Christoph Trebesch, je montre qu’au cours des deux siècles précédents, l’éclatement d’une double bulle (celle des matières premières associée à celle des flux de capitaux) a conduit à un pic de dettes souveraines, généralement dans un délai de un à trois ans. Pourtant, malgré le pic du prix des matières premières et celui des flux de capitaux internationaux aux environs de 2011, le nombre de dettes souveraines n’a que peu augmenté.

Si l’on utilise le modèle issu de presque 200 ans de données pour prévoir le nombre de pays en défaut, à ce jour on obtient des résultats systématiquement plus élevés que ce qui s’est passé dans la réalité. C’est ce que j’appelle les défauts manquants.

Le biais que notre étude met en évidence consiste en une erreur de mesure potentielle du «véritable» nombre de défauts que nous ne pouvons quantifier pour le moment : les retards de remboursement accumulés sur les crédits accordés par la Chine à de nombreux pays émergents, notamment à ceux qui produisent des matières premières. Ces crédits qui ont monté en flèche lors du dernier boom sont en grande majorité de source chinoise officielle, mais pour l’essentiel, ces sommes n’apparaissent pas dans les données de la Banque mondiale. Un montant inconnu pourrait ne jamais être remboursés, ou alors avec beaucoup de retard.

Cette situation est celle de nombreux pays africains producteurs de matières premières, ainsi que du Vénézuéla. Les entreprises pétrolières nationalisées de ce pays continuent à rembourser les sommes liées à leurs obligations vendues à l’étranger (c’est pourquoi aucun défaut n’apparaît dans les comptes des agences de notation des opérations de crédit), mais les sommes dues à la Chine sont considérées comme des arriérés.

Mis à part la question de la mesure, il existe deux types d’explication des défauts manquants. La première est que les pays émergents seraient devenus plus résilients. Ce point de vue qui sous-entend qu’il y a eu un changement structurel a été mis en avant début octobre à l’occasion de la rencontre annuelle du FMI et de la Banque mondiale, l’une des plus «enlevée» de mémoire récente. Un rapport spécial intitulé Freedom from financial fear [Libre de la peur financière] de la revue The Economist y fait écho.

Selon des études récentes, des politiques budgétaires et monétaires procycliques et des mesures macrofinancières plus strictes lors de la phase d’entrée des flux financiers ou de leur boom ont peut-être permis à certains pays de mieux résister à un soudain changement de direction de ces flux. Dans le passé, trop fréquemment les responsables politiques voulaient se persuader qu’un boom du prix des matières premières et la hausse des rentrées qu’il suscitait dans les caisses de l’Etat avaient un caractère permanent. Les dépenses publiques augmentaient durant le boom, pour être sabrées par la suite, lorsque les revenus de l’Etat s’effondraient avec le prix des matières premières. Au delà de l’aspect procyclique qui s’efface, les mesures macroprudentielles et le contrôle des capitaux semblent limiter l’intensité des booms du crédit et les bulles des actifs - la politique adoptée durant le boom améliorant la résilience économique au moment de l’éclatement des bulles.

La deuxième explication porte sur les facteurs extérieurs. Les records de défauts souverains suivent généralement une inversion des flux financiers qui intervient en même temps qu’un pic des taux d’intérêt internationaux. Le pire résultat (un ouragan de dettes de catégorie 5) était lié à une triple crise frappant une classe d’importateurs de capitaux (les producteurs de matières premières).

Aujourd’hui la situation en terme de liquidités mondiales n’est pas aussi tendue que lors de la phase d’éclatement de bulles des cycles précédents. Des taux d’intérêt exceptionnellement bas et stables ont amorti les difficultés liées au service de la dette parmi les pays endettés et pourraient expliquer en partie les défauts manquants.

Des éléments permettent de penser que la gestion macroéconomique du pic de flux financiers entrants s’est améliorée au cours du temps dans les pays émergents. Mais avant la crise financière mondiale de 2007-2009, le point de vue dominant consistait à dire que les pays avancés avaient maîtrisé le cycle des affaires - cette période, la «Grande modération», n’a guère duré.

Peut-être le changement est-il structurel. Mais il existe une autre interprétation plus prudente des défauts manquants : nous n’avons pas encore payé le prix du caractère prolongé du ralentissement international. On pourrait encore dire que les faiblesses persistantes du système ne se manifesteront que lorsque les grandes banques centrales franchiront une étape supplémentaire dans la normalisation de leur politique.

Traduit de l’anglais par Patrice Horovitz
*Professeur de finance internationale à la Kennedy School of Government de l’Université d'Harvard