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Europe : le problème du noyau dur

par Harold James*

PRINCETON –L’élection d’Emmanuel Macron à la présidence de la République française et la probable reconduction d’Angela Merkel à la chancellerie de la République fédérale d’Allemagne sont en contradiction flagrante avec l’évolution du reste de l’Europe, qui devient de plus en plus instable et imprévisible. Et l’on peut se demander si le noyau franco-allemand de l’Union européenne n’est pas en train de devenir trop dur pour un bloc de plus en plus mou. S’il en était ainsi, ceux qui rêvent encore d’une intégration européenne «toujours plus étroite» pourraient devoir se contenter d’un modeste élargissement de l’axe franco-allemand.

L’Europe est aujourd’hui déchirée par des forces centrifuges, parmi lesquelles le mouvement séparatiste catalan et l’offensive plus feutrée des régions italiennes de Lombardie et de Vénétie en faveur de l’autonomie. Le populisme de droite est au pouvoir en Hongrie et en Pologne, et semble resurgir en Autriche. Les populistes de gauche gouvernent la Grèce, et l’avènement d’un populisme centriste paraît probable en République tchèque, où le milliardaire Andrej Babiš est sur le point de former un gouvernement et de devenir le prochain Premier ministre.

À n’en pas douter, l’UE est en proie à un brutal retour de manivelle qui frappe tout le spectre politique, comme l’indique le nom même du parti victorieux de Babiš, l’«Action des citoyens mécontents». La cause de ce mécontentement, en revanche, est moins certaine.

On présente souvent le populisme comme la réponse inévitable des victimes de la mondialisation, mais les bonnes performances économiques de la République tchèque, de la Hongrie et de la Pologne démentent cette affirmation, qui n’explique pas non plus pourquoi la crise catalane a surgi au moment où l’Espagne connaît une nette reprise économique, ni pourquoi la Grèce demeure vulnérable. Un autre coupable souvent montré du doigt, l’afflux de réfugiés, peut invoquer, quant à lui, un alibi convainquant : à la vérité, les demandeurs d’asile sont très peu nombreux dans les pays qui forment aujourd’hui le fer de lance des attaques contre la politique migratoire de l’UE.

Pour comprendre les racines du malaise européen, nous devons nous pencher sur les attentes suscitées par une direction qu’a toujours incarnée le couple franco-allemand, principal moteur, depuis des décennies, de l’intégration européenne. Dans la période de l’après-guerre, le président français Charles de Gaulle a tissé des liens de travail étroits avec le chancelier de l’Allemagne de l’Ouest Konrad Adenauer, et cette proximité s’est maintenue jusque dans les années 1990, quand François Mitterrand et Helmut Kohl sont devenus des amis proches.

Du fait de cette histoire, on a longtemps considéré que si la France et l’Allemagne étaient d’accord sur quelque chose, le reste de l’Europe n’avait qu’à s’aligner. Mais durant la crise de la dette, qui a débuté à la fin de l’année 2009, le pouvoir a commencé à se décaler de la France vers l’Allemagne, et beaucoup, en Europe, se sont mis à regarder les deux pays comme des despotes. Dans les enquêtes d’opinion, Français et Allemands ne figurent pas aux premiers rangs des pays sur lesquels les autres Européens estiment pourvoir compter.

Merkel, c’est certain, est clivante. Avant septembre 2015, beaucoup d’Européens pensaient qu’elle était trop attachée à cette austérité qui a aggravé la crise de l’euro. Puis elle a pris la tête de la réponse humanitaire de l’Europe à la crise des réfugiés, gagnant les éloges de ses anciens contempteurs, mais essuyant aussi les condamnations des populistes et des autres nationalistes anti-européens, notamment au Royaume-Uni, en France et en Europe centrale. Aujourd’hui, les populistes rejettent non seulement sur elle l’entrée des réfugiés, mais aussi des terroristes.

De la même façon, Macron s’est desservi auprès des électorats d’Europe centrale et orientale. Ses critiques à l’encontre de la directive sur les travailleurs détachés – qui permet à la main-d’œuvre de ces régions de vendre moins chers ses services en Europe occidentale et d’éviter d’y payer l’impôt sur le revenu – en a fait dans certains pays un épouvantail qui ne le cède en rien à Merkel.

Durant la crise de l’euro, de nombreux responsables politiques grecs, italiens et espagnols voyaient en la France un contrepoids à l’Allemagne. Ils pensaient que la ferveur de celle-ci pour l’austérité pouvait être tempérée par celle-là, qui plaiderait en faveur d’un renforcement des investissements du secteur public. Mais c’était une illusion, et une mauvaise lecture du rôle de la France dans le couple franco-allemand. Selon la traditionnelle division du travail, la France y fournit en effet la sécurité et les moyens pour l’Europe de se projeter sur des théâtres extérieurs, tandis que l’Allemagne surveille à l’intérieur les finances et l’économie.

Lorsque l’Europe fut confrontée à un problème de sécurité après l’annexion de la Crimée par la Russie, en 2014, le moteur franco-allemand a plutôt bien fonctionné. Mais les contempteurs de l’UE n’apprécient pas l’idée d’une politique étrangère coordonnée, pas plus qu’ils n’ont aimé celle d’une discipline budgétaire et monétaire imposée en pleine récession.

Malgré tout, même si le couple franco-allemand s’est attiré le feu des mécontents, il a aussi gagné en importance après la décision du Royaume-Uni de quitter l’Union européenne. Avant le référendum de 2016 sur le Brexit, nombreux étaient ceux qui, dans la périphérie de l’Europe, voyaient les Britanniques comme une barrière au dirigisme français et aux prises de pouvoir allemandes. Aujourd’hui, le Royaume-Uni, qui négocie sa sortie, est à la merci de l’Allemagne et de la France.

Les photographies parues dans la presse de la Première ministre britannique Theresa May en visite à Bruxelles le 20 octobre étaient parlantes, car elles rappelaient ce moment, lors d’un sommet de l’UE, en novembre 2011, où Merkel et l’ancien président français Nicolas Sarkozy ont levé les yeux au ciel devant le Premier ministre italien Silvio Berlusconi. Quelques semaines plus tard, Berlusconi avait quitté le gouvernement.

Si l’on regarde l’avenir, la France et l’Allemagne ont un besoin urgent de mettre en œuvre une vision partagée qui transcende leurs politiques nationales et embrasse une véritable réforme au niveau européen. Il existe déjà une certaine entente concernant les besoins de coordination en matière de défense et d’harmonisation fiscale. Mais cela ne suffit pas. La France et Allemagne doivent encore répondre à de nombreuses questions qui touchent à la centralisation budgétaire, à la restructuration de la dette souveraine et à d’autres problèmes brûlants.

Et quels que soient les points d’accord entre la France et l’Allemagne, tous les domaines d’action doivent être ouverts à un processus de négociation qui comprenne les autres États membres de l’UE. Le reste de l’Europe a besoin de sentir qu’il peut avoir sa place à table. La constitution de listes au niveau communautaire pour les élections au Parlement européen, récemment proposée par Macron, pourrait aller dans ce sens, tout comme des mécanismes institutionnels qui feraient une place aux régions et aux villes d’Europe, de sorte que le Conseil européen ne soit pas seulement réservé aux États membres.

En fin de compte, l’UE peut encore se développer, mais à condition de se libérer des priorités étroites de la France et de l’Allemagne. L’Europe n’a pas tant besoin d’un noyau dur que d’une pensée consistante.

Traduction François Boisivon
*Professeur d’histoire et de relations internationales à l’Université de Princeton et chercheur (senior fellow) au Centre pour l’innovation dans la gouvernance internationale (CIGI)