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Compostelle : une marche intérieure

par Reda Brixi

Le soleil pointait au-dessus des nuages : j'étais au niveau des alpages

Le pourquoi et le bienfait de ce voyage ne pourront être découverts qu'à la fin. Pour le moment je réponds à une pulsion, un désir, un penchant de voyage. Dire que je suis tenté par une mystique quelconque c'est erroné, même si je cumule une série de divers pèlerinages. Je dirais que le premier de ma prime jeunesse fut le plus convaincant de par l'intensité de la foi. Voir livre : Pèlerinage à La Mecque en scooter (édition Gal Alger, 1963 !)

Bon gré mal gré j'atteints vers midi le sommet du massif, je marchais sur la jante, je traînais mes pattes, mon sac, ma carrure pliée. Miracle ! Les pieds ne manifestaient aucune douleur, dire qu'ils se cantonnaient dans des souliers confortables. Le soleil timidement pointait au-dessus des nuages, j'étais au niveau des alpages, un silence enveloppait toute une nature soumise à la sérénité. Le sentier s'affirme par ses pancartes indicatives et ses flèches emblématiques (coquille schématisée peinte en jaune). Le sol devient plus dur, tout l'entourage n'est que verdure, des grappes humaines paraissent plantées au sol, abandonnées à leur fatigue, flanquées de leur sac à dos comme des caravaniers. L'air est si bon qu'on multiplie la respiration pour mettre à neuf le moteur.

Sur une petite élévation au carrefour de la descente sur Roncevaux juste à la frontière franco-espagnole, un futé installe une pancarte annonçant : café-thé, etc. Quelle aubaine en un lieu insolite !

Je m'installe en allongeant mon sac à côté, je prends mes aises et je commande un thé. Il sort son thermos et m'offre un jus chaud à 1.400m d'altitude

- Une bonne idée de s'installer dans ce carrefour !

- Je campe dans la forêt à côté depuis deux semaines.

- Quelle bonne idée ! vous en faites des connaissances

- Absolument, et de toutes les couleurs

- Français ?

- Basque

- Vous êtes comme les Kabyles, des têtes à part

- Parfaitement, nous revendiquons notre identité

Que Dieu vous vienne en aide

Je savoure mon thé sans trop pousser la conversation coupée par un couple suisse

Chanter «à Capella» en concurrence avec les oiseaux

La descente sur 8 km jusqu'à Roncevaux s'annonçait mortelle pour les chevilles. Une astuce, je choisis le chemin le plus long et goudronné permettant à mon sac de rouler à son soûl. Une descente à l'œil qui amortit la dure étape. Le soleil incite à la bonne humeur et vous fait chanter «à cappella» concurrençant les oiseaux du coin. Au pas cadencé : one, two, three, attention à la cheville ! Au bout d'une heure, quelques toitures rouges signifiaient l'approche du village. Roncevaux, devient Roncevelles en espagnol, la langue de Molière est bien derrière. Place à l'espagnol «por favor». Première réaction : direction le gîte pour réserver sa place. A 15 h le portail d'un ancien couvent s'ouvre et le troupeau est conditionné vers un bureau moderne où une secrétaire vous attribue votre lit et tamponne automatiquement votre carnet «crédencier del peregrino». Vous êtes délivré et libre jusqu'à 22h à l'extinction des feux comme au service militaire. Quartier libre pour les pèlerins ! A nous la seule terrasse de café ! Repas et bière à gogo ! c'est le repos du guerrier. Tout est soluble avec l'argent, ce point d'appui de l'intelligence qui tutoie et interpelle de temps à autre : « Connais-tu cette joie de voir des choses neuves ?»

J'achète des cartes postales pour fixer les vertiges, noter l'inexprimable et envoyer un baiser en recommandé à ma moitié. Les chiens du village continuent d'aboyer sans inquiéter les nuages. Je revoie la plaque de Roncevelles et je me réjouis d'être sur les talons de l'histoire. Le dortoir, finalité des pèlerins comme une escarcelle se remplit au fur et à mesure. Un bateau qui appareille avec quelques coups de semonce de rigolade de groupe pour prendre le large et larguer en sourdine, ronflements et râle d'échappée de rêve agité. S'ensuit un remugle qui vous saisit les narines jusqu'au matin avancé avec sa ruée vers les lavabos. L'auberge : une véritable usine à pèlerins.

Je ne peux tenir ce rythme, la prochaine nuit je changerai d'auberge et de crémerie. Bonne résolution de bon matin. Confiture gargantuelle et nous voici dehors face à notre destin de routes et sentiers. Aujourd'hui c'est une étape facile, dix-sept kilomètre en terrain plat.

- Vous n'avez qu'à suivre la rivière jusqu'à Pamplona, me lance la boulangère à qui j'ai acheté des croissants en renfort de mon viatique.

- Merci, je penserais à vous en mangeant les croissants !

Je marche lentement et me résous à raccourcir l'étape, au cinq derniers kilomètres je prendrai le bus de la banlieue. La pluie qui va et vient joue avec ma patience. Il faut sans cesse enfiler, ôter puis remettre la cape. J'improvise une course de lenteur avec un groupe de Britanniques.

Ils filent à ma bonne allure mais s'arrêtent à chaque village pour se remplir de boisson et de tortilla. Des nuages se sont affaissées au fond de la vallée et les rais de lumière ont autant de mal que moi à se frayer un chemin. Le relief me fait courber la tête. Au sol, un coquelicot isolé et ballotté est la seule touche de couleur de la matinée. Nous atteignons ensemble le sommet d'une rude colline et nous retournons pour admirer la vue «beatiful, isn't it ?»

Christine, une infirmière d'un certain âge, du pays d'Ecosse, représentait le porte flambeau du groupe car elle baragouinait quelques mots en français.

- Vous allez longtemps sur la route ?

- Cela dépend du temps et de la forme.

- Car on voudrait que vous soyez avec nous.

- Pourquoi faites-vous cette marche ?

- Pour rencontrer du beau monde comme vous, lier connaissance, choisir un mari et accomplir un devoir religieux. Vous ?

- Moi, la même chose, sauf que je suis marié.

Me contenter d'un amour de bas étage, je n'y ai pas pensé, mais de la bonne compagnie sans contrainte : oui je savais à quoi m'attendre, surtout qu'à la fin du parcours, le groupe, imbibé de bière, dansait la java au lieu d'avancer sérieusement. Ma rupture ne tarda pas à se manifester, à un arrêt de bus, ce qui les surprit.

- Fin de parcours, les piles ne fonctionnent plus

- Vous voulez des piles ?

- Non façon de dire, on se rencontre à l'auberge.

- Salut, passez le bonjour à votre mémé !

Je m'apprête à prendre le bus qui me mène à Pampluna. Par ici la monnaie et je descends près de l'auberge.

Ce jour j'avais décidé de sortir de l'ornière et de me hisser au cran supérieur du luxe. Je pars à la recherche d'une auberge privée plus confortable, évitant la cohue.

- Avez-vous une chambre ?

- Pour vous tout seul, c'est 25 Euros.

- Je prends.

Petite chambre avec douche et toilettes, drap immaculée, l'idéal pour ma position. Je défais mon sac pour sortir l'essentiel et de nouveau opérer un classement superposé.

Une bonne douche me revitalise et je sors pour me restaurer. Pampluna est quasiment une ville avec son métro, sa grande gare routière, etc. Une idée me vient en me disant à moi-même : en fin de compte je ne suis pas venu pour accomplir le pèlerinage à la lettre en ses 800 kilomètres ? C'était pour avoir une idée et partager un idéal religieux afin que la clairvoyance prenne le dessus et que les religions se tolèrent au lieu de retomber dans la violence et aboutir à un semblant de croisade. Alors je vais court-circuiter le trajet et le rendre plus abordable en moyen de locomotion rapide et adaptée à mes forces. Comme la plupart des «Jacquets» de vais me résoudre à faire les derniers cent kilomètres pour bénéficier du diplôme de la Compostella.

Alors rupture avec le pèlerinage, je reviens comme simple voyageur. Je sors du lot de la souffrance, je ne vais pas mettre à plat mon dernier capital de santé à un certain âge. Ma curiosité est bien satisfaite. Je décroche, le bon Dieu va me comprendre. D'autant plus que les sentiers jusqu'à Léon c'est l'enfer d'une plaine (La Rioja) plate et chaude. Pourquoi m'imposer cette pénitence alors que je suis venu pour le «fun», la joie de la vie, comme disent les Québécois. C'est ça qui est ça !

Libre de mes mouvements en me débarrassant de ce carcan semi-religieux et sans que la foi soit nichée à l'étage supérieur de mon cœur, j'adopte un autre tablier d'un laïque libre de toute contrainte. Liberté, je vous salue !

Niaiser et «fantastiquer» pour échapper à la mitraille du «quotidien» (l'autre)

Mon premier souhait c'est de me laisser choir sublimement sur une belle terrasse d'un café et voir le monde gigoter tout autour.

Mes voisins de table, de jeunes Espagnols avec un bébé et un jeune qui gambade tout autour ne m'incitent pas à lier connaissance. Fini cette liberté en décrochant des «Jacquets»

A l'hôtel je m'organise, d'abord les effets du sac, j'élimine le surplus, je repère l'ordre de rangement et je rebondis au dehors pour me renseigner sur les prochains départs en direction de Saint Jean Jacques de compostelle. Un autre objectif qui va retenir mon haleine. Arrière la guenille ! l'esprit en goguette pour dénicher l'extraordinaire. Pourquoi rester coltiner à l'endurance ? Dans la vie, il faut savoir comment niaiser et «fantastiquer» en dehors des sentiers pour échapper à la mitraille du quotidien et de la vie sans relief. L'humour et le sommeil, ces ingrédients qui maintiennent la santé mentale sans oublier le silence et la joie comme fond d'une partition musicale.

Demain à l'aube départ sur Léon et Sarria, dernière étape avant de reprendre la marche et rejoindre le contingent et le régime des pélerins. Me voilà fixé. Profiter de cette soirée de tranquillité et bien récupérer afin d'affronter le dernier périple contre la montre. De toute façon, les brèches de la morosité sont ébranlées. La route de l'évasion concorde pour plastronner et péter les bretelles sur mon siège pour avoir remporté la première étape des Pyrénées. Les contours des bienfaits du pèlerinage germinent, ils poussent tranquillement au gré des jours. Se retrouver soi-même dans la joie, en communion avec la nature, nouvelles rencontres, deviser son saoul, pensées philosophiques qui sourdent, et les désagréments aussi se bousculent dès l'aube pour vous pousser à tirer votre sac jusqu'à la gare, à retarder votre café, à oublier la sieste, à se confondre dans l'ordre des affaires du sac, la mini-armoire de voyage.

Ce matin, le départ du train est à trois heures et demi ce qui me fait sortir de l'hôtel à deux heures et demi sans café, emprunter une rue déserte en sens inverse jusqu'à sa fin pour m'apercevoir que ce n'était pas la bonne. Rebelote, dans le bon sens, heureusement que j'avais dix minutes de lest. Train confortable mais réputé pour sa lenteur, qu'à cela ne tienne ! l'essentiel qu'il arrive à bon port me permettant de lire et rêver à ma guise. Le chariot café tarde à se manifester. C'est carême avant terme, puisqu'on est dans le sacré, ne manquent que le muezzin et ses appels tonitruants en haut-parleur. Les voyageurs, la plupart Espagnols, palabrent allégrement, sans gêne, donc, aucune chance d'étirer son sommeil. Dix heures de train pour arriver à Sarria au niveau de Lugo en plein Galicia. Afin de remplir les conditions physiques du rite du pèlerinage, il me faut cent kilomètres dans les pattes pour avaliser le pèlerinage. Je me ravise que je dois défalquer mes 50 kilomètres des Pyrénées, pas de cadeau.

Monsieur l'Apôtre. Donc, pas un de plus. En calculant je démarre à Palas de Rei, faire 12 kilomètres jusqu'à Melide, puis 19 jusqu'à Arzua et encore 19 à Arca, les 19 qui restent en autobus svp. Je rentrerai sans tambours ni trompettes à Compostelle en autobus dans le plus grand anonymat. Et voici le pèlerin lambda, le plus discret de tous.

A mon arrivée, direction l'auberge pour retenir la place. La misère commence.

- Pourquoi vous n'avez plus de tampon depuis Pamplona ? Me targue le réceptionniste-moine.

- Foulure au pied, Bus en secours. C'est valable ? non ? il vaut mieux avoir affaire à Dieu qu'à ses saints? Le cas de le dire !

- C'est valable, vous êtes libre. Lit n° huit. Départ avant sept heures.

- Merci pour le tampon.

Encore un dortoir comme les autres, je retombe dans la colonie de vacances, senteurs et brouhaha

C'est surtout le matin à l'aube que le réveil est délivcat, il est tiré de ses profondeurs sans crier gare. Un arrachement à la douceur du sommeil. Piétinement pendant une heure jusqu'au réfectoire quasiment complet. Jouer des coudes pour se faire une place avec les Coréens pour acquiescer à toutes leurs requêtes en hochant la tête et s'efforçant de rire. De bon matin on apprend à hurler avec les l.?

Dehors au plus vite, chercher la direction de Melide et espérer une boulangerie où des fois on trouve un thermos avec des biscuits au pas d'une porte. C'est féerique cette aubaine. Des grappes de pèlerins en continu défilent, cette année sont prévus plus de cinquante mille bipèdes sans les cyclistes et les motards.

Je pense à mon cas au croisement de deux sentiers dépourvus de fléchettes ou d'indications quelconques, je prends celui de droite me basant sur une vision lointaine de quelques silhouettes. Six kilomètres de descente allègrement pour me désillusionner avec le groupe précédent, comme quoi il faut reprendre les six kilomètres de côtes jusqu'au carrefour. Quelle déveine ! Six kilomètres de cadeaux à l'Apôtre. Je peste contre la carte qui ne signale rien. Un désagrément à mettre sur quel dos ?

Je vais tout de go à un petit hôtel sur le bord de la rivière. Son proprio, une vieille dame, me met à l'aise, pour une douche d'abord et pour le repas si tout me va. Paradisiaques ! La douche et la soupe. Un petit tour au village et je rentre illico presto. Le village s'étend tout le long de la route. Boulangerie, épicerie, mais manque les Ici Flexy : c'est une marque algérienne.

Mes pieds continuent à se maintenir sans accroc malgré les six kilomètres en plus. Je les déflaquerais en bus. Erreur pour une tricherie à l'amiable comme le «troc silencieux d'antan». Pourquoi trop s'en faire, un homme heureux n'est jamais atteint de cancer ! A ceux qui disent ! au diable Vauvert ! Vivre comme l'on peut et toujours déplacer le curseur vers les meilleurs priorités. En rentrant, la bonne dame m'accueille en grande pompe, je devais être le seul client depuis belle lurette. Je lui développe une éloquence sur la mangrove à lui faire bouger les oreilles. Ses zygomates se déchirent de rire. Elle cherchait la bonne ambiance comme l'oued cherche son lit.