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Mohammed Bahloul Echakir*, économiste, directeur de l'Institut de développement des ressources humaines (IDRH-Oran): «Le système de contrôle de la dépense publique est impuissant face aux 'passagers clandestins' de l'économie» (1ère partie)

par Interview Réalisée Par Ghania Oukazi

«Ce sont les pays les plus endettés dans le monde qui connaissent une stabilité, une créativité et un dynamisme remarquables et font des projets alors que ceux qui n'ont aucune dette extérieure ou peu endettés sont confinés dans l'immobilisme et la stagnation allant de crise en crise,» dit Bahloul. Son avis sur le financement non conventionnel ? «Il est craint qu'une fois la crise de ressources dépassée, on installe le pays et son économie dans le jeu de la «manœuvre tactique» et dans la gouvernance de l'urgence et... on oublie tout...», dit-il. L'économiste explique comment «organiser le passage d'une économie extractive à une économie basée sur le travail et la connaissance». Dans cette interview, Mohamed Bahloul Echakir déploie une véritable feuille de route pour corriger les multiples et divers dysfonctionnements qui affectent l'économie nationale dans toutes ses sphères.

Le Quotidien d'Oran : Le plan d'action du 1er ministre repose sur une décision phare : le recours au financement non conventionnel (FNC), ou la planche à billets. Est-ce une bonne décision ?

Mohammed Bahloul Echakir : Le pays est confronté à l'une des problématiques des plus complexes et des plus difficiles depuis son indépendance. Il y va de son avenir, voire de son devenir. Il ne s'agit pas de la crise budgétaire qui, honnêtement et sans la sous-estimer, ne mérite pas toute cette attention. Il faut le dire, si l'on ne veut pas, encore une fois, se tromper et tromper tout le monde. Car, avec la formule de financement adoptée par le gouvernement ou avec d'autres formules disponibles, la crise actuelle n'est pas indépassable. Que se soit quand les caisses étaient pleines hier, ou aujourd'hui, quand elles sont vides, il s'agit de refonder notre économie sur la base du surplus du travail et de la connaissance. En économie comme dans la vie, disait à juste titre J. Schumpeter, il y a des évidences à rappeler et à démontrer. C'en est une. La diversification des sources de financement de l'économie en dehors de la mobilisation administrative du ?surplus de puits' et accessoirement, selon les saisons, le ?surplus de pluie' constitue, en effet, la problématique centrale. On ne peut plus continuer à vivre dans une dépendance totale de «la nature» avec nos joies et nos malheurs suspendus aux aléas des cours du pétrole ou de la pluviométrie. Il faut donc une rupture définitive avec le mono-financement de notre économie par la mono-exportation des hydrocarbures et ce, par la construction d'un système productif national basé sur le travail et la connaissance, largement diversifié dans ses activités et ses produits et tiré par une section exportatrice forte et diversifiée. C'est là l'ordre de mission principal de toute équipe en charge des affaires de la Nation dans les 20 prochaines années. L'enjeu est extrêmement important et l'exercice très difficile. Le rappel de cette évidence se veut aussi un appel au retour d'éveil d'une certaine accoutumance qui fait qu'une fois la crise de ressources dépassée, on installe le pays et son économie dans le jeu de la «manœuvre tactique» et dans la gouvernance de l'urgence et... on oublie tout... Il y a lieu de rappeler que l'une des causes multiples qui ont fait qu'on soit arrivé à cette situation, c'est qu'on s'est, à plusieurs reprises, trompés de cible et donc de sujet de débat devant réunir les Algériens. L'Algérie est un pays sous-analysé, pour parler comme le Pr. J. Berque qui définissait, à juste titre, «un pays sous-développé comme étant un pays sous-analysé». D'où les fausses conclusions qui se sont transformées vite en fictions sur « l'Algérie, un pays riche », « le grenier de l'Europe », « elle disposerait des meilleures ressources humaines dans le monde »... D'où, aussi, l'errance stratégique et les incertitudes permanentes qui l'accompagnent quant à la définition d'un cap. Bien positionnée, la question est la moitié de la solution. Enfin, de là aussi découle la difficulté de trouver un point d'appui archimédien pour déclencher l'ensemble des réformes. Par où commencer ? C'est la question que j'ai entendue le plus ces dernières années, y compris et peut-être surtout chez les dirigeants des entreprises et de l'économie qui ont vécu ces dernières années un véritable trouble identitaire. On se sent comme perdus. En effet, au-delà de l'appréciation des choix techniques concernant l'adoption de telle ou telle formule de financement pour faire face à une sévère conjoncture économique, le défi est à ce niveau. Et il ne faut jamais cesser de le rappeler, même si je ne conteste ni la légitimité de la question ni les inquiétudes et doutes que la décision du gouvernement de recourir à la planche à billets pour le financement de l'économie peut naturellement susciter au niveau des élites et dans les milieux populaires. Il me semble qu'un débat de la dimension et de l'ampleur du programme d'action du gouvernement se devait d'être stratégique et prospectif dans le sens le plus complet et le plus rigoureux du terme.

Q.O. : N'y a-t-il pas eu assez, voire trop de débats mais sans résultats probants ?

M.B.E. : Dans le cas de notre pays, le débat suggéré doit se transformer vite en un débat de société et transformer la société. Il s'agit d'organiser le passage d'une économie extractive à une économie basée sur le travail et la connaissance. C'est donc d'une transition qu'il s'agit. Et comme toute transition, celle-ci a ses exigences et ses règles, ses acteurs, ses organisations et ses institutions comme elle est datée dans le temps avec un début et une fin. Une transition est un défi immense pour une société, comparable aux grandes révolutions stratégiques que vivent cycliquement les sociétés comme l'introduction du machinisme, des énergies alternatives, de la biotechnologie ou du numérique. Il s'agit d'une Grande Transformation (au sens de Polyani) qui arrive une ou deux fois par siècle dans la vie d'une nation. Elle concerne inévitablement et centralement l'ensemble du Système national d'économie politique. La mobilisation ne concerne pas uniquement les sources et les ressources financières mais concerne la mobilisation générale de la société et de son génie. Il s'agit à la fois d'analyser le présent dans le sens d'une meilleure connaissance de l'existant et de projeter l'économie et la société dans le futur. Un Comité national de transition de l'économie nationale doté d'un leadership politique suffisamment fort et d'une expertise de pointe est plus qu'indispensable. Comme cela a été fait aux Emirats arabes unis, en Malaisie, en Indonésie et même récemment en Arabie Saoudite. Sinon, je crains que la thématique du FNC emporte tout sur son chemin et se transformerait en véritable diversion. Il ne faut pas que l'arbre nous cache la forêt...

Quant à l'appréciation de la décision stricto sensu, même si le débat est très polémique, plusieurs observations sont à mon avis à relever, entre autres : - une décision s'évalue par rapport aux objectifs qu'elle est censée atteindre (efficacité) et par rapport aux données de contexte et de structure dont elle est issue (enjeux et faisabilité). C'est pour cela qu'il y a lieu d'éviter les comparaisons avec d'autres pays et en particulier avec les pays développés.

La différence avec ces derniers est de nature et non de degré. Dans cette perspective, on peut s'interroger sur le sens d'une telle décision aujourd'hui. Pourquoi maintenant, alors que les niveaux d'alerte sont au rouge depuis plus d'une année ? Plusieurs économistes ont attiré l'attention sur l'état des comptes publics, notamment à travers le Rapport sur le nouveau modèle de croissance. Est-ce un répit pour gagner du temps dans la conjoncture pétrolière actuelle ? N' y a-t-il pas d'autres alternatives que l'endettement interne ? Les autorités publiques sont-elles en mesure de tenir l'engagement de réserver ce type de financement uniquement aux objectifs affichés (déficit, dette publique et Fonds national d'investissement) ? La réactivité de l'appareil productif sera-t-elle au rendez-vous pour la création d'activités à même de compenser la contrepartie de la masse monétaire créée ? La réponse à toutes ces questions doit nous amener à nous interroger sur la réalité d'une capacité d'anticipation des pouvoirs publics. Quand on sait que cette capacité d'anticipation est un des éléments d'évaluation du risque Algérie pour les investisseurs, etc. Dans tous les cas, il s'agit d'un choix qui porte en lui des retombées négatives multiples. Il va inévitablement impacter durablement et de manière inégale l'ensemble des couches sociales dans leur pouvoir d'achat, dans leur droit de propriété à travers la chute du dinar, comme il va impacter l'économie dans sa croissance. Ce n'est pas difficile de le constater déjà autour de nous et... au quotidien. Enfin, la troisième observation concerne la communication institutionnelle. Pourquoi une telle stratégie de médiatisation «au nom de la vérité» sur les comptes publics ? Ne s'agit-t-il pas de la monnaie, ce mélange détonnant, que la parole publique se doit de « manipuler » avec prudence et précaution ?

Q.O. : Pourriez-vous nous dire en substance quelles sont les retombées d'une telle décision ?

M.B.E. : La détérioration des finances de la Nation au point de surprendre le plus averti des observateurs et le laisser perplexe devant les chiffres étalés devant l'APN par le Premier ministre est à chercher dans le modèle d'économie de la dépense adopté ces dernières années par les dirigeants du pays. C'est un modèle qui est assis sur ses propres contradictions. Distribution de ressources limitées pour, d'une part, rendre solvable une demande sociale exponentielle, de plus en plus exigeante et diversifiée de la population et, d'autre part, rétribution de certains segments de la bureaucratie et de certains groupes sociaux de proximité avec les réseaux de l'administration, une gestion politique de la dépense publique qui a rendu de plus en plus difficile la réduction des budgets sociaux. Le tout adossé à une gouvernance de l'urgence qui elle-même « fabrique » et a fait exploser les besoins sociaux... Elle annihile toute velléité de rationalisation des choix publics et d'instauration à terme d'un modèle d'économie de coûts. Tous les glissements et dérapages constatés découlent directement de ce modèle. Avec ou sans argent, la crise est inscrite dans l'ADN de ce modèle. Elle est permanente. Face à ce modèle, toutes les questions sur le FNC paraissent dérisoires dans la mesure où le « gouffre»

est systémique. Toute ressource financière additionnelle va être détournée de ses objectifs et absorbée par le gouffre. Les instruments et les mécanismes de capture de la rente sont toujours présents et le système national de contrôle de la dépense publique mal bâti et impuissant face aux «passagers clandestins» de l'économie. Ceci dit, les conséquences sont déjà là avant même la mise en œuvre de cette formule de financement de l'économie par la création monétaire. Inflation, dégradation à un rythme sans précèdent de la valeur du dinar face aux devises étrangères, en particulier l'euro et le dollar, contraction de l'activité dans certains secteurs sur lesquels le plan du gouvernement misait pour relancer la croissance comme le tourisme et l'agriculture qui connaissent un véritable marasme.

Q.O. : Selon vous, la précision du 1er ministre que ce recours au FNC ne durera que 5 ans, ne changera-t-elle rien au marasme dont vous parlez ?

M.B.E. : On ne peut répondre facilement à cette question. On n'a pas toutes les données sur, par exemple, les bases de définition de cet horizon stratégique pour réaliser le redressement des finances publiques du pays et sur la masse monétaire additionnelle qui va être injectée. Dans le domaine de la monnaie et des finances, il y a toujours une partie des décisions qui est discrétionnaire. On peut le comprendre. Mais la projection a-t-elle été faite en pariant encore une fois sur un possible retournement positif de la conjoncture pétrolière (ce qui n'est pas à exclure vu le retour de la croissance dans les pays développés et en Chine et les fluctuations géopolitiques dans le monde) pour renflouer les caisses vides de l'Etat et repartir à nouveau avec le même modèle de gouvernance économique ? Ce serait un pari très risqué que de rejouer l'avenir du pays dans ce même modèle. Car au vu de l'évolution de la place des hydrocarbures dans les bilans énergétiques des pays développés et les retours attendus des investissements de substitution de leurs programmes de transition énergétique, le pétrole sera de moins en moins sollicité par les économies de la demande. Dans le même mouvement, notre pays, d'ici à 2025, annonce le ministre de l'Energie, ne sera plus exportateur de pétrole. Les promesses que charrient ces transitions en matière de développement de ressources énergétiques alternatives sont tout simplement impressionnantes, époustouflantes ! La France vient d'annoncer cette semaine l'arrêt de toute production d'hydrocarbures d'ici à 2040. Tout un programme.

D'ici à 5 ans, le monde sera complètement métamorphosé. Les énergies alternatives au pétrole comme les nouvelles technologies et autres découvertes de la recherche scientifique seront telles que les changements introduits par la révolution Internet paraîtront comme relevant de l'âge de la pierre. Beaucoup de ce qui n'était que fiction balancera dans la réalité. Au même moment, notre cher pays est encore en train de se battre avec ses moulins à vent des ajustements et autres redressements macroéconomiques. Le seul grand dérapage que l'on peut craindre est, me semble-t-il, que d'ici 5 ans, on n'aura pas quitté la trappe de la transition dans laquelle on est tombés depuis 1989 alors que le reste du monde aura achevé des transitions numériques, écologiques et partant institutionnelles à portée sociétale. Certaines études scandinaves parlent de l'avènement de «nouveaux pays sous-développés» issus de la fracture qui se créera et se creusera, à l'horizon stratégique observé, entre «ceux qui savent et ceux qui ne savent pas ». Une nouvelle mesure de la performance des économies rentrera en jeu : le taux de connectivité au lieu du taux de productivité. La guerre des réseaux et son champ de bataille mondialisé seront bien installés. Où serons-nous ?

D'autres questions plus opérationnelles peuvent être posées comme le volume de création monétaire, les secteurs retenus pour l'affectation des ressources additionnelles, le rythme de création et de diversification des activités et autres questions. C'est véritablement une course contre la montre avec effectivement des risques. Quelle est la capacité de maîtrise de toutes ces variables pour éviter les « glissements de terrain »? Mais ne soyons pas pessimistes. Il y a des gisements énormes de productivité, de fiscalité, d'élargissement de la base d'exportation qui peuvent procurer des ressources financières nouvelles et durables à condition que l'on mette au point une démarche appropriée de changement des principes et règles de fonctionnement de l'économie.

Q.O. : Qu'en serait-il, dans cette perspective, de la valeur du dinar ? Que doit faire le gouvernement pour que la monnaie ne se déprécie pas davantage ?

M.B.E. : La valeur du dinar n'a pas attendu le FNC pour amorcer sa chute sans précédent face aux monnaies fortes étrangères. Quant à la dépréciation (résultat du marché), il me semble que c'est un choix délibéré. Elle arrange les affaires du gouvernement qui laisse « glisser » le dinar, réalisant par la même une « dévaluation de fait » (résultat des institutions politico-administratives). Il semble que c'est un choix de politique économique, depuis au moins 4 ans, pour combler les déficits en s'appuyant sur un dinar faible. Sans résultat.

Par ailleurs, si on mise sur un dinar faible pour exporter, je dirais que c'est un des choix possibles mais encore faut-il aller vers le montage d'une véritable section d'exportation qui appuierait solidement et avec créativité, le processus de diversification des produits exportés, avec des investissements logistiques lourds et une meilleure connaissance des marchés extérieurs. Car, c'est vrai qu'en matière de diversification de la production et des produits de l'économie, l'Algérie a réalisé des progrès, insoupçonnables il y a juste 5 ans, mais la diversification de l'exportation (quantité et qualité...) reste à la traîne. Il y a lieu de reprendre et d'actualiser la liste des produits exportables, potentiellement exportables et non exportables réalisés déjà en 2004 par le ministère de l'Industrie comme instrument d'information à l'export. Mais une fois la problématique de la diversification à l'amont et à l'aval réglée, il y a lieu de faire le choix d'un modèle de compétitivité pour soutenir le dynamisme d'une éventuelle section exportatrice. Il faut savoir qu'il y a trois grands modèles de compétitivité dans le monde que la mondialisation a achevé de dessiner et de raffermir vers la fin du siècle dernier :

1. Un modèle de compétitivité basé sur une monnaie faible, des bas salaires et une productivité élevée (c'est sur ce modèle que se sont appuyés les nouveaux pays émergents comme la Chine, l'Inde? pour conduire leur stratégie de conquête des marchés extérieurs avec le succès foudroyant que l'on sait, y compris contre les pays industriels avancés).

2. Un modèle de compétitivité basé sur une monnaie forte, de hauts salaires et une productivité élevée (c'est le modèle des pays industrialisés en particulier ceux qui disposent d'une section de biens de production forte et tournée vers l'exportation comme l'Allemagne par exemple).

3. Enfin, un modèle qu'on peut qualifier de mixte qui intègre les avantages des deux premiers modèles grâce à une forte productivité des facteurs et introduit la négociation et la fléxi-sécurité comme levier de régulation des rapports au travail comme le font si bien, en général, les pays scandinaves. On peut facilement relever que notre pays n'appartient à aucun de ces trois modèles gagnants de la mondialisation et qui sont d'abord des modèles d'économie de coûts et non des modèles d'économie de la dépense. L'enjeu est dans le réglage de la relation monnaie-coûts salariaux. Une relation qui ne peut émerger du modèle corporatiste actuel mais de la réalisation du passage du contrat primordial au contrat social démocratique?

Q.O. : Avec le FNC, des tensions inflationnistes sont-elles inévitables ?

M.B.E. : Ce genre d'opération de financement est forcément porteur de tensions inflationnistes majeurs s'il n'est pas bien et rigoureusement encadré. Ces tensions sont dues à la fois à la quantité de monnaie supplémentaire créée et injectée sans contrepartie productive garantie étant donné le niveau, le mode de structuration et la faible réactivité de l'économie nationale quant à la création d'activités et de revenus correspondants. Il y a aussi le risque de l'inflation importée dans un pays qui ?importe presque tout' avec une structure des besoins incompressibles qui a explosé ces dernières années. Ajoutez à cela la faiblesse des circuits de distribution et de circulation des produits et celles des institutions de régulation et vous allez droit, si tous ces facteurs se réunissent en même temps avec le facteur psychologique, vers une inflation à deux chiffres avant la fin de l'année 2018. Ce qui est sûr, c'est que ce type d'inflation affectera lourdement l'épargne des ménages et donnera un coup d'arrêt brutal au processus de modernisation de leur structure de consommation bien entamée ces dernières années. Les Algériens achèteront plus de produits alimentaires de base que de produits électroniques et informatiques.

Q.O. : Le recours au FNC préservera-t-il l'Algérie au moins de l'endettement extérieur ?

M.B.E. : C'est une question centrale au vu du contexte dans lequel a été opéré le choix de l'endettement intérieur comme modalité de financement de l'économie nationale. L'exclusion de l'option d'endettement extérieur pour financer l'économie pose plus de questions qu'elle ne donne de réponses. Elle ajoute à l'inquiétude des observateurs et des investisseurs quant à la nature des incertitudes qui pèsent sur les perspectives de notre économie. Plusieurs hypothèses peuvent être avancées pour expliquer le refus quasi dogmatique de l'option d'endettement international et même sa diabolisation. Si on exclut l'hypothèse psychologique, voire psychologisante, de la peur des traumatismes de la période des années 90 et son cortège d'entorses (voire d'humiliations selon les propres termes du Président Zeroual) à la souveraineté nationale subies par des dirigeants formés dans les valeurs et catégories du mouvement de libération et de l'indépendantisme nationaliste, et par « un peuple fier », il nous restera une hypothèse que je formulerais sous forme de question. La décision du rejet du recours aux marchés financiers extérieurs n'est-elle pas due à une conviction bien ancrée dans le jugement des dirigeants que l'économie algérienne étant ce qu'elle est, elle est dans l'incapacité structurelle de rembourser toute dette contractée à l'extérieur ? Ce qui est plus problématique, à mon avis. Parce que qu'est-ce qu'une dette ? C'est une promesse de travail pour reprendre la définition très simple mais très suggestive de M. Aglietta. On peut se demander si le peuple algérien n'est pas capable de contracter et d'honorer une promesse de rembourser grâce au travail...

Observons que toute chose égale par ailleurs, ce sont les pays les plus endettés dans le monde qui connaissent une stabilité, une créativité et un dynamisme remarquables et font des projets alors que ceux qui n'ont aucune dette extérieure ou peu endettés sont confinés dans l'immobilisme et la stagnation allant de crise en crise. Enfin, je termine sur ce point en disant que ma grande crainte est qu'on aille frapper à la porte de la finance internationale au moment où on est dans une position de faiblesse et les taux d'intérêts sont élevés.

Q.O. : Des voix s'élèvent pour plaider en faveur du changement de certaines coupures de la monnaie nationale pour contraindre ainsi l'argent informel à passer dans les circuits bancaires. Est-ce une mesure à encourager ?

M.B.E. : Le changement partiel ou total des billets de banque (à ne pas confondre avec le changement de la monnaie) est un attribut régalien de l'État. Il dispose et en use à chaque fois que la situation l'impose. Ce sont généralement des mesures d'économie de guerre que l'État actionne lorsqu'il y a menace sur la ?vitalité ? de la monnaie en tant que convention qui participe à la «fabrication» du lien social, c'est-à-dire en tant que ciment des membres de la collectivité nationale. De ce point de vue, la monnaie nationale n'est pas seulement un équivalent général, un instrument d'échange, ou même uniquement une marchandise spécifique, fût-elle la plus précieuse des marchandises, mais elle est aussi une institution, un moyen d'identification et de socialisation, de création de liens entre les membres de la collectivité nationale et partant, de mise en cohésion sociale. Elle est, on l'a vu, un outil de guerre économique redoutable, un moyen de qualification de la Nation dans sa compétition dans le champ du commerce international. Identification, socialisation et qualification font de la monnaie un enjeu central dans toute société. C'est, en un mot, la confiance dans ses trois dimensions (méthodique, hiérarchique et éthique : cf. A. Orleon et M. Agllieta in ?La monnaie souveraine') qui est en jeu avec de telles opérations. Ce n'est pas pour rien que lorsqu'on 'quitte? la monnaie nationale pour d'autres monnaies, on quitte un peu la collectivité, on détruit du lien social et on fragilise la Nation. C'est pour cette raison, que la monnaie et sa manipulation ne doivent pas être l'objet d'abus. La dimension confiance est centrale. En agissant sur la monnaie, on agit sur les droits de propriété des gens. La prudence est recommandée. Il faut le dire, ce genre de décision ne laisse pas indemne la monnaie nationale. Les fondements de la monnaie seront affectés. Il faudra beaucoup de temps pour qu'elle récupère sa qualité et la confiance des citoyens. Ceci dit, l'efficacité d'une telle mesure quant à la réintroduction de l'argent informel dans le circuit bancaire, reste posée. D'ailleurs, on peut relever que cette dimension est rigoureusement bien encadrée dans la loi sur la monnaie et le crédit. Quant au traitement du marché informel, je suis depuis toujours en faveur d'une démarche inclusive et non pour une démarche répressive sauf pour la partie criminelle de l'argent en circulation dans ce marché. Un système économique performant fonctionne et se reproduit, on ne le dira jamais assez, grâce à une matrice d'incitations institutionnelles et non institutionnelles que se donnent les agents économiques pour contraindre leurs pairs à observer des régularités comportementales dans le 'jeu' du marché. C'est dans cette matrice que ces agents prélèvent en dernier ressort leur rationalité économique et donc calculent et prennent leurs décisions. Quand ça ne marche pas, il ne faut pas recourir facilement à la répression ou à la gestion administrative mais il faut interroger cette matrice si elle est complète, si ses règles sont bien faites et effectives ou si elles ne sont pas détournées. Et c'est, à mon avis, le cas de l'Algérie. Le marché officiel est un espace où le coût de la légalité économique est plus élevé que dans le marché informel. Ce coût se décline sur l'ensemble des coûts de transactions qui renchérissent à leur tour. Donc, une des démarches les plus optimales pour intégrer le marché informel est de réduire les coûts de transactions en rendant la règle économique moins chère, en s'attaquant notamment à la bureaucratie. Le recours aux moyens électroniques de règlement, sans même attendre beaucoup du chèque, est une voie, pour des raisons culturelles aussi, rapide pour contribuer à régler cette question de la bancarisation. La monnaie est un sujet très sensible. Ceux qui doivent en parler à l'occasion de débats publics, doivent le faire en toute connaissance, avec mesure et prudence. Parce qu'un mot de plus ou de moins, une rumeur, peuvent créer la panique et mettre le feu aux poudres.

Q.O. : Une amnistie fiscale est-elle à recommander comme le suggère le 1er ministre ?

M.B.E. : C'est un sujet de société extrêmement sensible et son traitement difficile par la complexité des dimensions qu'il met dans le débat et dans la mise en œuvre. L'amnistie, en général, et l'amnistie fiscale, en particulier, est en principe le dernier acte dans l'ordonnancement général d'un processus de transition consensuellement bien maturé et bien piloté. Selon les transitologues, l'amnistie signifie la fin d'un conflit interne ou d'une guerre, ou la fin d'un régime politique. C'est le solde de tout compte d'un passé et la pose d'une clôture entre ce même passé et le futur. L'amnistie fiscale vient pour acter la «réconciliation économique» entre l'Etat et les agents économiques déviants. Ces derniers se décident de s'acquitter de leurs impôts contre un «pardon de l'Etat» qui, «bienveillant», efface une partie (les pénalités par exemple) ou le tout (le principal de l'impôt dû à la collectivité nationale, parfois.) C'est une réconciliation qui ne signifie en rien, comme on le comprend souvent, «on efface tout et on recommence». Bien au contraire, dans la mesure où il s'agit d'un arrangement institutionnel dans lequel deux parties (les pouvoirs publics et les contribuables pris en défaut de paiement de leurs impôts) s'engagent, après négociation, pour les premiers, à renoncer à une partie ou le tout des droits de la collectivité nationale et, pour les seconds, à intégrer leur activité dans la légalité économique. Théoriquement, le calcul coûts/bénéfices est en faveur de l'Etat et sur plusieurs registres :

- de nouvelles recettes pour les caisses du Trésor public;

- une contribution attendue ou arrangée à l'investissement et donc à la croissance par la reconversion d'une partie ou le tout de l'argent frauduleux en capital productif (cas de l'Amérique latine);

- éliminer les coûts administratifs de recherche et de contrôle fiscal en direction de la population des fraudeurs;

- rendre visible et identifier plus facilement cette catégorie de contribuables et leur inclusion, ce qui favorise l'élargissement de la base fiscale notamment celle de l'économie souterraine et du marché parallèle;

- lutte contre la fuite des capitaux en favorisant leur rapatriement;

- un effet de généralisation du civisme fiscal, etc.

Dans la réalité, l'expérience de certains pays, à commencer par nos voisins, a été peu concluante. Il est recommandé donc prudence et étude approfondie avant d'engager le processus pour éviter l'injustice fiscale et surtout la démotivation et la résignation des bons citoyens. Ce qui est pire que la fraude fiscale.



A suivre...



*Economiste universitaire. Il est le fondateur en 1991 de l'IDRH (Institut des ressources humaines) d'Oran avec pour but de «développer les organisations algériennes par le développement de leurs ressources humaines». En tant qu'expert analyste, il a participé ou a coordonné plusieurs études et évaluations de programmes économiques nationaux et internationaux (notamment le programme de mise à niveau initié ces dernières années par l'UE pour les PME en Algérie.) Il a été l'un des rédacteurs de la Stratégie industrielle dans ses volets «Développement des ressources humaines», «Analyse du climat d'affaires et pôles de compétitivité», «Analyse et environnement institutionnel de l'industrie nationale». Il a, par ailleurs, conçu et/ou animé plusieurs programmes de formations stratégiques au profit des cadres supérieurs du management des entreprises, de plusieurs ministères et agences gouvernementales.