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Compostelle : procession de grabataires vers la grotte miraculeuse de Lourdes

par Reda Brixi

La compagne d'en face se lève brisant la conversation comme un verre de cristal.

Dommage c'était bien parti, avec les femmes, c'est l'imprévisible, me dis-je. Elle se retourna sur ses hauts talons et avança avec ses pendants d'oreilles comme un palmier chargé de dattes. Je charge un monsieur dans sa force de l'âge qui attaquait son sandwich, pour lui souhaiter un bon appétit.

- Merci monsieur ! Vous semblez étranger, de quel pays vous êtes ?

- One, two, tree !

- L'Algérie, j'ai suivi la Coupe d'Afrique.

A ce moment, je décroche et le laisse finir son repas tranquillement. Je reprends ma place et me verse sobrement dans mes rêveries.

On approche de Lourdes, le compartiment s'agite, j'ai pour une dizaine d'heures à visiter la grotte miraculeuse et la basilique avec toutes ses dépendances.

La ville est proche. Pas besoin de taxi. Des ruelles médiévales en pente vous déversent sur la grande place. Des boutiques chargées de colifichets pour les touristes débordent de leurs comptoirs. Tout ce qui concerne Lourdes et des miracles est représenté, allant des statues de la Vierge, à la grotte en passant par les cartes postales, les chapeaux et toutes sortes de bibelots inimaginables.

Je suis les flèches touristiques qui mènent à la grotte. A partir de la grande place où trône une imposante cathédrale, une desserte pleine de monde et d'espoir gravite la pente en quasi-pénitence. Beaucoup de monde serré où dominent des paralytiques secondés de leurs béquilles, d'autres sur des chaises roulantes, les plus démunis en civière. Des grabataires en gestation. Les infirmières nonnes, en tenues blanches ou noires selon l'ordre de la corporation religieuse, colorent le mouvement. Toute la procession s'achemine avec ses fidèles vers la grotte espérant la guérison miracle. La grotte offre une circulation étudiée, un peu comme à Mouzdalifa sur le mausolée du petit diable en Arabie lors du pèlerinage. La gestion de la foule est bien conditionnée. Elle va dans le sens giratoire tout en laissant aux quêteurs de formuler leurs vœux. Sur l'espace supérieur de la grotte, des béquilles sont suspendues, reliques du miracle.

- Certes, il y a eu des guérisons au cours du siècle mais ce n'est pas automatique, m'explique une infirmière irakienne.

- Si on nie cette évidence, Lourdes perdra de toute sa consistance de ville des miraculés.

- Voyez-vous, nous sommes tous bénévoles pour assister les malades. Notre présence n'est pas prise en charge. Nous payons notre gîte, seuls les repas sont assurés par l'église et la municipalité.

- Mais quel esprit domine ? Est-ce le religieux ou l'aspect scientifique ?

- C'est là la problématique. Lourdes est principalement alimentée par le fait religieux de cette légende de guérison. Des milliers d'espérés convergent quotidiennement vers la grotte pour s'asperger de son eau. Quand il y a guérison, le médecin inscrit guérison inexplicable. Ceci pour ne pas discréditer la science car la ville est tiraillée par cette dernière et le sacré. Un équilibre doit être observé, de façon à ne pas léser le côté touristique et non plus ne pas dévaluer la science.

- Préserver l'intérêt des ressources qui proviennent de cette grotte d'un côté pour maintenir le flot des espérés, et ne pas abaisser la science médicale au niveau du charlatanisme. Le terme «guérison inexplicable » est le terme approprié pour s'en sortir, ainsi sauver le chou et la chèvre du loup comme dit l'adage.

- Exactement, tout milite pour cette manipulation.

- Curieusement, comment une Irakienne se trouve-t-elle à Lourdes ?

- Vous n'ignorez pas qu'en Irak, il existe une minorité de chrétiens qui ont été persécuté et admis comme réfugiés en Europe, d'où ma présence ici.

- Même curiosité, comment, vous être musulman en espace chrétien ?

- La religion musulmane ne défend point la libre circulation, au contraire, elle nous incite à parcourir le monde pour nous éclairer et quémander la science même en Chine.

- Je vous remercie de cet entretien.

Je saisis l'occasion de la première terrasse pour me reposer et siroter un bon café d'une capsule choisie et non bénie.

J'admire tout un monde bigarré qui tourne dans cette place et je pense aux soubassements de l'existence humaine qui est d'abord motivée plus par la psyché mentale que par le physique. Nos marabouts sont placés sur la même orbite. Combien de femmes ont surmonté leur stérilité par le truchement de ces contacts mystiques ?

Ma visite tire à sa fin, je saisis mon barda et je commence à grimper vers la station de départ sur Compostelle.

J'ai remarqué que les sens interdits ont changé de sens.

- Ai-je la berlue ? Ce matin, les voitures descendaient car je faisais attention en allant en contresens, une habitude de marcheur d'aller toujours du côté inverse pour mieux voir les boulets.

- Monsieur, s'il vous plait, comment se fait-il que le sens interdit a changé ou je me trompe ?

- Oui, vous êtes dans le vrai. C'est une des particularités de la ville de Lourdes. Ce sont des petits chemins étroits qui composent notre ancienne ville. Afin de ne pas léser les commerçants, il a été imposé par le truchement de leurs syndicats ce changements afin d'équilibrer les intérêts.

- Tout est basé sur l'intérêt. Merci monsieur.

- Sur le quai, une foule immense attend le train. Des brigades de sœurs jugulent leurs patients vers les bons endroits. Je reste perplexe devant ces déplacements en pensant à nos zawiyas dans le Sud algérien qui se déplacent à pieds lors du sbû de Timimoun sans garde-fous.

Dans mon compartiment, deux sœurs de la communauté des Petits frères ou Petites sœurs prirent place. De la conversation, le mot Algérie a jailli de ma langue. Elles se redressèrent de leur siège pour plus d'intérêt car les « Petits frères » sont une création du père Foucauld. Et vas-y la tchatche?

- Vous êtes allé à Béni Abbès ?

- Oui, Tlemcen ma ville natale est à 900 kilomètres en ligne droite. Je connais même sa retraite à l'Assarkem au Hoggar.

- Quelle chance ! nous rêvons d'y aller.

La discussion sur le sujet a pris place tout au long du parcours. Hendaye, station finale pour le bus de Saint Jean de Pied de Port. Un employé m'accompagne à 100 mètres où deux bus attendaient les voyageurs.

- Dans deux heures, il prendra le départ.

Juste en face, une terrasse restaurant me clignotait de l'œil. Je dépensais mon temps et quelques euros en attendant le départ. C'est un petit bar-restaurant de village dont la qualité du service et de la bouffe est excellente. J'ai pu à loisir observer les Basques en agitation sur les quelques tables qui composaient la terrasse. J'avais l'œil sur mon bus. Quelques pèlerins commençaient à poindre, reconnaissables à leurs gros bâtons.

Il est temps d'aller surveiller mon tour et éventuellement faire connaissance avec ce nouveau monde.

Une jeune fille aussi balèze qu'un taureau tournoyait avec son sac, faisait miroiter les muscles de ses cuisses qui peuvent faire rompre une digue de chasteté. Elle est Australienne. C'est normal. Personne n'osait l'approcher. D'autres candidats pèlerins, sobrement, s'inséraient dans le bus cherchant à caser leurs bâtons. Me voici à l'étape finale, je suis impatient de découvrir la suite. Le bus attaque les côtes abruptes des contreforts des Pyrénées. Son moteur clinque, s'emballe et se libère en descente. Saint Pied de Port, un village médiéval, escarpé en pleine roche, où se rallient tous les pèlerins de France. Navarre est tout près.

L'accueil est extraordinaire. D'une pancarte agitée, « Les amis de Compostelle » se manifestent pour nous inviter à de plus amples informations. Deux dames nous rassurent sur les lieux du gîte et ce qui en découle.

Dans un minibus, on est dirigé vers leur local en pleine vieille ville. Nous traversons des ruelles surmontées d'arcades constituant toute la structure d'une armature ancestrale. Un gros dallage en pierres bien polies par le temps facilite le glissement des pneus. Une grande pièce servant de bureau où quatre bénévoles tenaient un service d'aide aux pèlerins. Ils commencent à nous composter les carnets de pèlerinage pour un euro, puis nous inondent de prospectus (plan, itinéraire, conseil de routiers, etc.), un guide de tous les gîtes avec une coquille pour un ou deux euros. On fait le plein et l'on est acheminés par une bénévole vers l'auberge avoisinante. Il est 22 heures. Le père aubergiste nous tamponne la Compostella (le carnet à plusieurs volets) et nous remet une couverture tout en nous indiquant le numéro de la salle-dortoir et le lit. Lit superposé non pratique pour celui qui hérite le haut. La nuit va être rude avec 400 loups blancs qui gigotent nerveusement, fatigués d'une grosse journée de voyage. Voilà le déphasage de la routine qui commence. Les dortoirs sont communs. Après l'extinction des feux, les ombres se bousculent, les toilettes envoient le son des chasses en boucle sans remugle. La musique de quelques ronfleurs s'annonce, les femmes se changent dans une obscurité trahie par les réverbères de la rue. On n'aperçoit que la pointe des seins, le reste, on devine l'iceberg. A peine réveillés que les premiers vaillants percent l'aube et font activer les toilettes et les lavabos avant terme. La noria des lavabos ne va pas cesser jusqu'à ce que tout le monde soit réveillé.

Les femmes s'ingénient à s'habiller cherchant la décence. II est 5 heures. Quelle veine ! Au réfectoire, la bousculade sur quelques pots de confiture, des gros pains comme ceux de la dernière guerre, des récipients de beurre sur des tables brunes en bois reflètent une ambiance de solde et misère. On est loin des buffets de quatre étoiles. «Tu as voulu voir Vesoul, tu as voulu voir le changement» ! Et bien ! Tu es servi mon pote ! Par ici la sortie au plus vite. Le sac ajusté, harnaché comme la coquille de la torture, je cherche la direction suivant la meute de routiers claquant la pointe en fer de leurs bâtons ou de leurs appui- skis. La pluie est au rendez-vous, catastrophe ! Il faut chercher le « poncho » au fond du sac. Sous l'auvent d'une boulangerie, j'opère sur mon sac cette chirurgie à ciel chargé. La côte est rude, elle est en continu sur 6 kilomètres. J'essaie de la comparer à celle des environs de Tlemcen, et je trouve celle de la medersa dar el hadith qui grimpe à l'infini. Voilà encore du changement. Je peine de bon matin sous une pluie battante. Mais moi, qu'ai-je fait au bon Dieu pour mériter cette pénitence ? Pourquoi je me trouve dans cette situation de bon matin ? Tout simplement, je l'ai rêvé, je l'ai cherché, c'est le prix de la rançon du voyage. Mon cœur bat à un rythme accéléré, je dois ralentir et laisser les femmes me doubler. Je m'arrête essoufflé, mouillé jusqu'au trognon. J'ai envie de rendre le tablier. Non ! Je vais faire du stop. Oui ! Du stop à l'aube sur une piste laissée pour compte. Quel réalisme ! La fatigue joue son sort. Le souffle repris avec son esprit, j'ajuste mon sac et j'attaque plein d'espoir. De 200 mètres d'altitude, il faudrait grimper à 1.400, chargé de dix kilos. Quel Dieu va-t-il me venir en aide ?

Des cyclistes en majorité italiens me doublent dans un vacarme langagier assez musical «Bueno Camino». La campagne avec ses quelques fermes envoie ses clameurs par le truchement des aboiements des chiens. Les nuages volent à notre niveau faisant cadeau de leur blancheur non cardée. L'escalade peine et enchante, car le paysage change et le soleil irise le couvert. Le cœur continue son battement accéléré. Il sollicite souvent des arrêts, écrasant son ego. J'avance dans l'écume du jour avec trois pistons. Tout s'ajuste avec l'âge. Par petits paquets de quatre à six, les «Jacquets» (nom attribué aux pèlerins) au rythme du son de leur pics battent la roche. Des isolés s'élancent vaillamment en échappée libre. Mais tout le monde me double, quelle piètre performance ! Je mets ça sur le dos de la pluie et de la nostalgie. Ne suis-je pas assez motivé pour gambader comme tout le monde, mon allure pourtant se maintient à quatre kilomètres en côte et six en descente. Dans ma tête, je me promène assouvissant une curiosité, accomplissant un désir, un rêve, un idéal de partage. Le moteur usé ne peut donner plus. Il vogue au gré du vent et de la pluie. La spiritualité est complètement absente. Elle aurait pu ajouter son grain pour une bonne prise de la mayonnaise mais que nenni !

Je ne saurais mieux dire, pour le moment, je lutte pour escalader ce massif historique où le chevalier Roland de l'équipée de Charles Martel se trouva sur le chemin de la montée des Maures. Le massif des Pyrénées à l'approche de Roncevaux est impérativement dominant, il offre un paysage unique, même si l'on navigue au-dessus des nuages.