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Benjamin Stora, logique d'un parcours

par Omar Merzoug*

Grâce aux médias, Benjamin Stora n'est plus un inconnu pour le public algérien. Si l'on suit ses émissions, si l'on navigue parfois sur son site, en revanche, peu de lecteurs ont compulsé ses travaux consacrés à l'histoire de l'Algérie, sur la trentaine d'ouvrages qu'il a publiés. Aussi avons-nous pensé qu'il n'était pas inutile de donner une vue d'ensemble de ses recherches touchant l'histoire de l'Algérie contemporaine. Benjamin naît en 1950 au sein de la communauté jui-ve de Constantine dont il conserve des souvenirs assez précis. Dans «Les clefs retrouvées» (Stock, 2015), Stora qui a passé toute son enfance dans la ville «aux ponts suspendus» relativise la réputation d'austérité qui colle à la peau de Constantine. «Je garde le souvenir d'une ville gaie où les gens faisaient la fête».

Lorsqu'il rentre en France, en 1962, c'est un adolescent marqué par les événements et qui regarde le présent et l'avenir avec appréhension. «Une peur naît dans l'arrachement de l'exil, celle que toute une vie antérieure disparaisse, que ce monde de l'Algérie de l'enfance soit englouti». L'Algérie française en cet été 1962 sombre comme un navire brisé par la tempête révolutionnaire.

L'exil qui commence pour Stora constitue une profonde rupture : «dans ma vie, il y a un avant et un après le 16 juin 1962».

A partir de cet ouvrage «autobiographique», on comprend mieux les ressorts profonds qui ont poussé Stora vers le militantisme et vers l'histoire. Bien qu'il faille à tout prix éviter de verser dans un déterminisme simpliste et à tous égards naïfs, il n'en reste pas moins que c'est l'expérience militante de Stora qui l'a éperonné vers une compréhension des origines. L'engagement révolutionnaire et la recherche historienne et historiographique sont des «réponses» complexes et médiées à l'arrachement, à l'exil, à la perte réelle d'une part d'Orient, mais qui a résisté, habité l'inconscient, les rêves, les projets, en somme tout ce qui constitue la trame intime de l'être.

Rentré en France, en 1962, Stora confessera plus tard : «Sans le savoir vraiment je vivais mal la destruction, la dislocation de tous les liens familiaux qui étaient les miens dans une ville comme Constantine» où «la fraternité communautaire était très forte». Par l'engagement révolutionnaire, Stora rompt avec le monde qui est le sien.

En même temps il garde une attache secrète, impensée, qui le «travaille» en profondeur avec ses origines algériennes et l'Algérie. Par-là, il est au diapason de sa génération : «Une génération entière s'engageait pour savoir comment procéder pour savoir comment changer de fond en comble la société. Il fallait donc connaître l'histoire des révolutions» (Les guerres sans fin, Stock)

Stora voulait donner du sens à son exil, à son insertion dans la militance au nom d'un universalisme communiste. La militance a réalisé la synthèse de l'universalisme marxiste et de la singularité des origines. Et quoi de plus pertinent que de plonger dans la recherche historique qui est par excellence émergence du sens ?

En mai 68, les temps de la libération étaient advenus. Stora note qu'«un adolescent comme moi ne pouvait pas parler? Aux yeux de mes camarades, je venais d'un endroit, l'Algérie, dont on disait qu'il n'était peuplé que de colons et d'indigènes soumis.

A partir de 68, je pouvais dire que je venais d'un autre pays et que je pouvais le revendiquer»? Mai 68 exerça un double office.

C'était l'événement par lequel on peut dater l'intégration de Stora dans la société française, mais c'était aussi le lieu de la critique. Il était désormais possible de dire que «le pays qui avait mal accueilli ma famille était indigne». Intégration et contestation, deux faces indissociables de l'enracinement de Stora dans la terre française.

C'est sans doute l'engagement révolutionnaire dans les rangs des trotskistes qui réalisera l'intégration de Stora dans la société française comme d'autres ont pu trouver leur place à travers l'engagement syndical. Mais ce qui caractérise l'itinéraire de Stora, c'est toujours cette oscillation entre deux pôles, l'engagement révolutionnaire à vocation universaliste mais aussi l'attachement à une origine, ce quelque chose qui le «rattache à l'Orient» : «Cette part d'Orient qui ne veut pas partir», qu'il faut préserver. Et comment la préserverait-on si on ne la destinait pas à être écrite.

«Si je n'avais pas été trotskiste, je n'aurais pas rencontré le personnage de Messali Hadj, décédé en 1974 au plus fort de mon engagement révolutionnaire», confesse Stora. Les origines algériennes de Stora ont aussi pesé dans la balance. Car l'historien a compris qu'on ne pouvait se couper complètement de ses racines. Par la recherche historienne, il a procédé à un ressourcement. «Je me doutais bien que la ?petite histoire', les déchirements personnels ou les blessures intimes se tenaient là, si proches de la grande Histoire», écrit-il. Il est hautement significatif que la figure à laquelle Stora s'intéresse dès le début soit Messali Hadj. Car Messali Hadj est un paria à l'époque. Le FLN triomphant l'a rayé de l'histoire algérienne comme d'autres ténors de la guerre de libération. Or les trotskistes sont extrêmement sensibles à cette figure du persécuté pourchassé, errant et finalement assassiné qu'incarna Trotski.

Stora rappelle qu'«aucun personnage de l'histoire de l'Algérie contemporaine n'a été aussi discuté que Messali Hadj, fondateur du mouvement nationaliste algérien. Au moment précis où le projet pour lequel il avait combattu toute sa vie commençait à se réaliser, l'indépendance de l'Algérie, Messali était écarté du pouvoir». Mais la thèse sur Messali Hadj n'était que le premier acte d'une carrière qui allait compter d'autres travaux. Si Stora est revenu à l'Algérie en s'intéressant «d'abord à la grande Histoire», il n'en reste pas moins qu'il ne se doutait pas que la petite histoire, «les déchirements personnels ou les blessures intimes se tenaient là, si proches». Pendant que Stora défrichait la matière de son premier travail sur Messali, paraissait le premier ouvrage de Mohammed Harbi, «Aux origines du FLN» une étude sur le populisme révolutionnaire en Algérie. Harbi formait le projet d'en comprendre les logiques du PPA/MTLD en inaugurant une démarche historienne critique de toute l'histoire du mouvement populiste. Harbi évoquait le «messianisme politique», faisait usage du «patriotisme paysan communautarisé», plaidait pour que l'on fasse fond sur les réseaux familiaux et leurs structures, sur les imaginaires politiques. «En m'appuyant sur les travaux de M. Harbi, j'ai pu faire un autre état des lieux de la «révolution algérienne» et de ses idéaux bafoués ; j'ai pu aussi mieux comprendre l'importance des relations personnelles, familiales, régionales dans la construction d'un imaginaire politique», note Stora

Après avoir soutenu sa thèse sur Messali, Stora s'attaque à un projet d'envergure, le «Dictionnaire biographique des militants nationalistes algériens qu'il publie en 1985 (éditions Lharmattan). C'est parce que les relations personnelles, les rapports familiaux, les carrières dans les appareils, les itinéraires et les parcours des militants sont si cruciaux que Stora reconstruit les vies de 600 militants de la cause nationale algérienne. Ce dictionnaire permet d'y voir beaucoup plus clair dans les origines, les appartenances, les sympathies, les antipathies, en un mot dans le processus des luttes de la cause nationale. A partir de ses travaux sur l'histoire de l'Algérie, Stora ne pouvait manquer à un moment ou un autre de voir surgir le problème des «mémoires affrontées». Algériens de souche, ceux que l'administration française désignait du terme de «Français musulmans», pieds-noirs, harkis non seulement n'ont pas la même lecture de l'histoire, mais se réclament de souvenirs, d'événements, d'engagements, de tranches de vie opposés et exclusifs. Ces problèmes avaient déjà surgi lorsqu'il s'est agi de définir le socle de l'appartenance à la nation algérienne indépendante. Stora les verra bientôt surgir à l'occasion du 50e anniversaire de la mort d'Albert Camus. Albert Camus, en raison des positions qu'il prit durant le conflit, en raison du «silence» qui lui fut souvent reproché, demeure une pomme de discorde. En Algérie, la caravane qui devait honorer sa mémoire en parcourant plusieurs villes d'Algérie suscite une forte réaction. Une pétition précédée d'un texte dont le titre indique clairement le propos : «Alerte aux consciences anticolonialistes.

On y dénonce le «lobby néo-colonial» et on y assure que Camus était un «militant de l'Algérie française» doublé d'un «écrivain colonial». La France n'est pas en reste, puisque l'exposition Albert Camus prévue à Aix-en-Provence est annulée et ses responsables, dont Benjamin Stora, sont «débarqués». Cette péripétie est tout à fait symptomatique de l'affrontement des mémoires.

Invité par l'Université de Saïda et l'association Ciné-Culture, en compagnie de l' historien Abdelmadjid Merdaci, ce jeudi 28 septembre à une table ronde, Benjamin Stora aura sans aucun doute l'occasion d'évoquer tous les sujets liés à ses principaux travaux sur l'histoire de l'Algérie contemporaine.



*Docteur en philosophie, (Paris IV - Sorbonne)