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Le travail industriel dans l'œuvre du Dr Omar Aktouf : de l'observation participante au récit ethnographique

par Mohamed Bachir Amokrane(1)

«L'anthropologie à laquelle nous songeons n'est pas une solution toute faite : elle n'est pas une réponse, mais bien plutôt une question». Gusdorf «Ce n'est pas cela, on ne trouvera pas l'homme après...L'homme ne sera pas au bout de la recherche s'il n'est pas dedans». Ibidem

Nous avons vu dans la précédente contribution comment notre penseur s'est astreint à devenir ethnologue, en s'immergeant dans le monde si peu connu des ouvriers et des travailleurs de base. Ceci à travers une méthode peu usitée en «sciences» de gestion : l'ethnométhodologie. C'est à travers l'observation participante que le docteur Aktouf construit tout un récit sur la vie des «indigènes» de l'industrie. Dans la présente contribution nous nous plongerons davantage dans le vécu du chercheur, tout en scrutant son univers méthodologique.

D'évidence, la remise en cause de tout un système de pensée néo-libéral fait peser sur l'auteur d'une telle hérésie, le devoir de produire un corpus de «preuves» au moins égal, sinon supérieur à l'édifice théorique soumis à question. Il en est ainsi avec l'œuvre du Pr Omar Aktouf, laquelle explore des voies aussi inusitées que, dirions-nous, inespérées pour l'humain «en tant qu'humain» dans l'univers des organisations.

C'est une puissante machine cognitive qui nous ouvre les bras. Elle trouve ses racines et sa légitimité dans un courageux et laborieux apprentissage auprès des ouvriers, dans leur milieu de travail. Fort d'une participation, parfois éprouvante et pénible, au côté des «indigènes de l'industrie», cette expérience ethnographique donnera la possibilité à notre auteur de poursuivre un projet épistémologique et théorique de grande envergure. Il est admis parmi les spécialistes que l'enquête ethnographique ne s'achève pas par la production d'un texte ou d'une monographie, ce type d'exploration est tellement fécond que ses retombées se feront sentir des décennies durant(2). Il faut dire qu'un tel contact avec le terrain déclenche une spirale d'enseignements chez son auteur et, même chez toute personne qui en prend connaissance, qu'aucune autre méthode ne peut supplanter. Je remémore ici l'expression utilisée par Aktouf : «submergé par les données» et «assailli» par les retombées incessantes et inattendues. L'ethnographie est la voie à suivre pour faire émerger les questions originales et pour reconfigurer des questions déjà établies. Cette ethnométhodologie est inégalable pour rendre compte de vécus, d'interactions et d'actions tels qu'ils se passent, loin du discours officiel de la «pensée magique» et loin du discours justificatif et glorificateur que tient le management sur lui-même, à coup de théories et de jargons aussi désincarnés qu'abstraits et irréalistes. Le docteur Aktouf interrompt le monologue tautologique desdites «sciences» de la gestion et, depuis lors, s'attache à porter haut et fort la voix des sans-voix. Celle de ceux qui ne sont jamais là quand on parle d'eux, jamais écoutés «en leur discours» quand on disserte savamment sur leur existence au travail.

Sur la corde raide?

La marche sur une corde raide signifie le maintien d'un équilibre, en le réinventant à chaque instant, ceci afin de préserver une relation qui n'existe pourtant pas tout à fait et dont les termes sont renégociés à chaque détour de toute interaction et dialogue. Une symbiose que l'ingéniosité et la créativité constantes protègent des aléas et des agitations ! C'est ainsi que l'acrobate (car, comme nous le verrons abondamment, notre Pr Aktouf est un véritable «acrobate de l'intellect») appartient à un équilibre qu'il modifie sans jamais troubler(3). Au risque d'être éjecté de l'axe qu'il s'est donné. Cette analogie semble exprimer ce que «observation participante» veut dire : entrer dans un groupe pour partager son existence et garder sa posture d'observateur-distancié tout en vivant intensément l'expérience. Un pari difficile à tenir lorsqu'on sait que le chercheur est forcément perturbateur de la vie du groupe et qu'il induit, malgré lui et malgré le groupe observé, des changements inévitables dans les attitudes, les perceptions, les comportements. Et tandis que «l'intellectuel-intrus» s'évertue à se faire «adopter» par les «indigènes», à «devenir indigène parmi les indigènes». Pour ainsi s'intégrer avec succès dans un corps social déjà compact, déjà constitué en «sous-cultures» spécifiques, en couples «éthos ? eidos»(4) bien circonscrits, il court le risque, en se jetant dans ce partage intense, de perdre sa posture d'«équilibre», en se confondant avec les observés. Afin de pénétrer de façon valide dans cet univers qu'est «l'Homme au travail», Aktouf prend la mesure de la lourde tâche qu'il s'est assignée. En exploitant «la matrice où les actes et signes prennent leurs sens et significations», et en y décelant, tout en l'acceptant, «son propre engagement», car le chercheur sait pouvoir finir par se noyer dans les arcanes des «systèmes de représentation» propres au milieu étudié. C'est ainsi qu'il décrit son périple «d'observateur en situation» : «Être impliqué affectivement, être forcément subjectif tout en s'efforçant de ne pas l'être, passer par des expériences à la fois stimulantes et pénibles, s'interroger très souvent sur son rôle, se remettre en question...».

A la recherche de l'indicible

Notre auteur part du postulat que «ce qui est porteur dans une situation humaine est d'abord d'ordre symbolique et représentationnel». L'homme est producteur de sens et de symboles dont il imprime profondément le milieu dans lequel il évolue. Cette empreinte ne peut être saisie comme simple information à travers des questionnaires et des interviews, mais plutôt par la présence «en prise directe» que permet l'anthropologie et par le recul que donne «l'épochê», la conscience phénoménologique qui, «consciemment» se «met entre parenthèse». Comment mesurer, imaginer, rendre compte de l'immensité et de la profondeur d'une telle posture intellectuelle !? Nous sommes là, bien loin des réifications lapidaires opérées par les simplistes théories du «comportement organisationnel» en particulier et du management en général, qui considèrent le travail comme variable d'ajustement entre «organisme», matière et outil, et non comme acte humain par excellence. Un acte tellement propre à l'homme que se contenter de le «décrire» - sinon le fantasmer- comme le fait le management si savamment déconstruit et démystifié par Aktouf, en devient non seulement impropre mais même indécent devant ce que des Hegel ou des Marx, entre autres, mettent au cœur de l'essence humaine. On apprend, stupéfaits, avec le docteur Aktouf, que le travail est très loin de n'être que «gestes et gesticulations» ; il est ce que signifie l'humain en tant «qu'être générique» qui «se produit en produisant». Mais c'est là chose qui nécessite une «désaliénation» du travail industriel : large et profond sujet qui sera l'objet d'une prochaine contribution. Pour cela le chercheur s'utilisera lui-même comme instrument «d'enregistrement des données» au sein de deux usines de brassage de bière, l'une à Alger et l'autre à Montréal.

Après avoir suivi un intensif séminaire d'approfondissement en anthropologie avec un des meilleurs «exotisants», spécialiste des Incas, le Pr Lionel Vallée, après avoir acquis une licence et une maîtrise en psychologie (clinique et industrielle), avoir pratiqué la technique de l'interview deux années durant, effectué nombre d'études de postes sur la base d'observation sur le terrain et réalisé une enquête en immersion avec les foreurs dans les chantiers pétroliers du Sahara algérien, Aktouf se prépare donc pour l'étude qui donnera le ton à ce que nous avons qualifié de «travaux de période précoce» : ses œuvres publiées dans les années 80. Comme pour tous les grands défis, ce n'est ni en ethnographe accompli ni en néophyte qu'il abordera celui-ci. Il accèdera à sa grande aventure humaine, nullement averti de l'ampleur de ce qu'il l'attendait ; l'intellectuel n'avait que sa curiosité, sa bonne volonté et son refus quasi viscéral des méthodes quantitatives utilisées à outrance jusqu'alors. Après quelques jours d' «errance» et de «désarroi», il sera très vite adopté et noyé dans les signaux qu'il percevra auprès de ceux qu'il appellera ses camarades, ses compagnons et amis de «souffrance ouvrière».

Muni d'un petit carnet de poche «classique des enquêteurs de terrain», il notait à chaud les éléments recueillis par l'observation de terrain, ou durant les interviews-discussions menées systématiquement à chaque poste de travail. Ainsi, chaque moment de répit était l'occasion de prendre des notes squelettiques qu'il fallait enrober le moment venu. Tout instant est important, unique et rare? toutes les «données» de terrain sont dignes d'intérêt pour l'ethnologue, surtout lorsqu'elles témoignent d'absurdités, d'énigmes ou de paradoxes. Ce que notre narrateur (bien des parties de cette «œuvre précoce» se lisent comme des passages de littérature haletante), en fidèle et digne héritier des Simone Weil (La condition ouvrière), Engels (les conditions de travail de la région de Manchester en 1844), ou Zola (Germinal), voire Victor Hugo (Les misérables), met, au grand plaisir du lecteur, non seulement du grand style, mais aussi «de la chair, de la sueur et du sang» dans ce qu'il relate et analyse : les mots choisis et précis tonnent et tiennent en haleine, les phrases ciselées sculptent chaque moment, traçant de voluptueuses «arabesques» en une matière qui appelle plutôt la sécheresse et l'aridité de ton. On se surprend à se laisser aller dans l'émotion, l'empathie, la compassion à lire ce nouveau décrypteur de «la misère humaine». Il est même d'hallucinantes descriptions de «labeur», ou relations de lourdes «confidences» qui tirent la larme de l'œil ! À juste titre, Aktouf parle de «postes de travail qui sont bien plus des formes de torture que du travail». Son humanisme transpire à travers sa façon «tellement humaine» de rendre compte de ce qu'il voit et reçoit de plein fouet. Forger le texte ethnographique de manière incarnée, colorée, vivante et esthétique, confère à celui-ci la capacité d'éclairer crûment les dimensions peu connues et étonnamment pénibles de l'environnement du travail ouvrier et de son exercice, si complaisamment édulcorées, sinon ignorées par les kyrielles de manuels de management écrits le plus souvent par des personnes -y compris de légendaires grands gourous- qui n'ont elles-mêmes jamais mis les pieds dans un atelier de travail, jamais été «gérées», jamais géré quoi que ce soit?Ce dont témoignent éloquemment un Harry Braverman (Travail et capitalisme monopolistique) ou un Paul Mantoux (La Révolution industrielle au 18ème siècle), abondamment et judicieusement cités. Tout cela fait apparaître au grand jour les forces, au mieux ignorantes, au pire indifférentes et finalement sadiques, qui conçoivent les lieux et conditions d'action pour l'ouvrier. Ces données sont révélatrices lorsqu'elles montrent comment des symboles, actes, significations qui façonnent la vie de ces «indigènes ?nouveaux esclaves» du profit, sont d'ordinaire ignorés, volontairement cachés, ou «ontologiquement invisibles»(5). Quand le récit rend compte de moments singulièrement poignants, tels le nettoyage de la cuve de décantation(6), ou le décapsulage à la main de centaines de bouteilles «impropres» à l'heure, huit heure durant, à des cadences qui provoquent lésions et saignements, il saisit l'essence ontologique de ce que l'ouvrier vit, sourdement, sachant que nul ne s'en soucie. Comme en témoigne avec une rare lucidité l'un d'eux : «ici, il n'y en a que pour la maudite bière ! Nous on n'est que des numéros, des servants infiniment interchangeables du produit». On perçoit alors ce qui articule profondément et durablement cette vie ouvrière au sein de l'univers industrialisé. Celui des brasseries que décrit Aktouf serait-il à part ? La réponse est catégoriquement «non» quand on lit ce qu'il dit à propos des foreurs, et même plus tard, d'employés d'institutions financières, ou de pâte à papier.

Pour conclure : l'appropriation réactionnelle de la souffrance au travail

Le texte aktoufien s'empare aussi de l'Homme qui, heureusement, ne fait pas que subir la situation qui l'opprime, mais la dépasse et la transcende par «ce qu'il parvient à faire de ce qu'on a fait de lui»(7) : aller jusqu'à tirer fierté et statuts de «héros» en s'adonnant volontairement aux tâches les plus dégradantes et absurdes. En développant des stratégies de défense qui les fait sublimer (comme cela se passe dans les prisons ou avec les minorités opprimées) en «actes d'appropriation de l'inévitable». En actes de défis aux «oppresseurs» qui se voient dépouillés de la jouissance «d'imposer» : comme l'exprime cette phrase insoupçonnable (synthèse de ce que disent les préposés «volontaires» aux tâches les plus pénibles (le plus souvent utilisées par les contremaîtres comme mesures de punition) : «Je ne leur donne pas le plaisir de m'assigner à des postes de souffrance, j'y vais directement et librement ! Mon corps est ici, mais pas ma tête ni mon esprit, ce que «je suis» est dans mon projet de petite ferme que je prépare pour mon futur?dès que je sors d'ici, tout ça n'existe plus, je m'empresse d'oublier et de laisser à tous ces minables petits boss l'angoisse de passer des mauvaises nuits par souci de rendements et de profits», ajoutant «finalement on est plus libres et sereins qu'eux tous !»

Notes

1- Formateur.

2- Le Pr Aktouf nous a confié avoir écrit, en plus de trois livres, d'innombrables articles à partir de son expérience ethnographique

3- Métaphore utilisée par Michel De Certeau, empruntée à Kant. De son livre l'invention du quotidien.

4- Pour reprendre les concepts savamment repris par Aktouf et empruntés au grand ethnologue G. Bateson.

5- Jack Katz, Du comment au pourquoi, ouvrage collectif «L'engagement Ethnographique» Sous la Dir. de Daniel Cefai. Editions EHESS.

6- Voir contribution précédente.

7- Jean Paul Sartre.