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L'approche résidualiste de l'urbanisme algérien

par Benkoula Sidi Mohammed El Habib*

1. Le caractère dominant de l'urbanisme algérien

L'urbanisme algérien (comme l'architecture) a un caractère résiduel; ce caractère est dominant et a même une part contributive dans le sentiment d'incohérence que nous avons vis-à-vis de nos environnements urbains. En réalité, nous fabriquons ces derniers par morceaux d'emprunt, à l'origine, rien ne vient de nous ou presque; mais à force de se le persuader nous finissons par y croire. Nous ne sommes pas dans une démarche culturaliste seulement, encore moins moderniste ou progressiste, comme nous le répètent nos sociologues qui ne nous ont pas expliqué grand'chose et se limitent à reprendre des approches occidentalo-occidentales hors-contexte, mais plutôt dans une démarche «résidualiste», ce qui veut dire que nous n'avons pas gardé en nous une «tradition vivante» (dixit Hassan Fethy, architecte) de quoi que ce soit; nous atavisons par contre des choix qui n'ont plus de but originel (je propose de lire à ce sujet Esthétique de G. W. F. Hegel) et se limitent à des reproductions sans lendemain qui servent, cependant, à des légitimations idéologiquement identitaires, comme c'est le cas du recours abusif à l'architecture dite arabo-musulmane. C'est en ce sens que nous avons proposé notre concept «néo-néo-mauresque» pour expliquer la déliquescence de la reproduction sans esprit, mais aussi «médinisation» pour rendre compte du surgissement de certaines tendances spatiales culturelles en nous appuyant sur le cas de Canastel, actuel quartier «el Menzah» (commune d'Oran) ayant connu en particulier pendant les années 2000 une densification urbaine importante au détriment de tous les espaces verts privés et publics qui y dominaient auparavant. Il y a eu un saucissonnage des parcelles de l'ancien lotissement colonial accompagné d'une éradication brutale des espaces arborés, et un chevauchement des nouvelles constructions ne tenant pas compte dans de nombreux cas du respect de voisinage ou la mémoire esthétique du lieu. Une architecture atavique y est présente, comme les hautes clôtures, parfois trois mètres et plus qui rappellent le caractère introverti des maisons des médinas, les acrotères décorés de balustres qui rappellent un caractère italianisant, et qui m'a fait dire comme c'est le cas d'autres éléments qui font partie du paysage urbain (je pense que tout ce qui est extérieur est d'abord urbain avant d'être architectural !) que nous sommes en plein néo-culturel, mais sans travail de consolidation de la référence aussi bien théorique que technique.

2. L'omniprésence de l'espace privé

Tout ce que je dis se rapporte à mon idée de l'omniprésence de l'espace privé dans la ville agglomérée algérienne. Le tout tient en partie importante, à mon sens, d'abord, à la part de présence très faible de l'autorité de l'État dans l'espace public. C'est pour provoquer d'ailleurs que je n'ai pas hésité il y a quelques années de dire que l'État algérien n'y existe pas au lieu de dire est absent, mais surtout pour mieux nuancer notre réalité urbaine par rapport au discours de l'urbanisme régnant en France, que la plupart des universitaires répètent en étant certains que les réalités se valent. En Algérie, l'État comme les citoyens se comportent égoïstement. Les règles existent et ne sont pas appliquées. Je crois que la forme de l'État ne correspond pas à la forme sociétale, et je veux dire que l'État algérien a de tout temps légiféré sans se soucier de l'état culturel de la société (y a-t-il de l'urbanité et de la citadinité dans ce que j'appelle nos «villes-non-villes» pour signifier particulièrement «la force de la ruralité» qui continue à y dominer grâce à sa matrice naturelle laquelle est l'espace privé ?), et a pris l'habitude de déroger à ses propres règles et engagements dans l'intérêt des oligarques, ce qui a fini par provoquer une crise de confiance profonde puisqu'il n'a fait qu'encourager et exacerber par son comportement, par le comportement des détenants des pouvoirs publics, les dépassements permis au sein même des populations (qui a permis la construction de l'immonde tour de Karguentah à Oran ?) La création et le développement d'une véritable situation de relâchement, du tout permis, une situation dangereusement permissive, a donc rompu les formes urbaines existantes «coloniales» et a consolidé l'espace privé qui domine l'espace public.

En d'autres termes, en Algérie, il n'y a que de l'intérêt individuel. Ce dernier est supérieur à l'intérêt général, et grignote gravement le peu de choses qui restent du projet de vivre ensemble vu, disons, de l'angle d'une certaine culture occidentale empruntée. Pourquoi je m'avise de le dire de cette façon? C'est parce que nous avons tendance à oublier que notre référence profonde n'est pas la ville européenne, mais la ville appelée improprement selon moi «ville arabo-musulmane», ou médina, appellation qui me semble plus acceptable. Ce qui se passe, c'est que chaque fois que nous abandonnons une attache qui nous liait à un élément constitutif de notre identité reconnue/pas reconnue, nous provoquons un froissement de représentation, et le faisons spatialement émerger dans une posture comme visuellement brutale, comme c'est le cas des hautes clôtures des habitations individuelles (il y a des exemples impressionnants dans le quartier Protin d'Oran !), ou même l'enclos des édifices publics qui refusent de s'aligner à même les trottoirs (on peut rencontrer des tas d'exemples du côté de l'USTO, et constater aussi la disparition de la belle et si architecturale clôture que Kenzo Tange a dessinée de l'université Mohamed Boudiaf pour des raisons, dit-on, sécuritaires). En fait, nous avons perpétué des réflexes des médinas que nous avons spatialisés autrement sans l'aboutissement de l'idée que nous nous faisons de nous-mêmes aujourd'hui, c'est-à-dire que nous avons cru que nous sommes dans la modernité alors que nous sommes en réalité à la fois dans une «non-modernité» et un «non-archaïsme»; nous sommes embourbés dans un mélange violent de modernité inacceptée par complexe d'infériorité surtout vis-à-vis de l'Occident et un archaïsme revendiqué au nom d'un Orient lui-même désorienté, pour des raisons identitaires. En poursuivant ce raisonnement que je ne fais que développer pour comprendre, nous pouvons nous rendre compte que l'espace public ne peut pas avoir de réelle existence dans nos villes-non-villes. Dans les médinas, les rues sont étroites et les portes pour préserver l'intimité des maisons ne sont pas placées les unes en face des autres. Cette disposition spatiale en quinconce des portes d'entrées qui, dans l'esprit, correspond à l'esprit de la skifa (on disait bien qu'une maison sans skifa est comme une femme nue! ) me fait dire que l'extérieur a de tout temps été dans la médina un prolongement naturel de l'intérieur, que l'espace privé malgré l'introversion des maisons débordait naturellement dans l'espace public (qui n'était pas vraiment public ! et est toujours masculin !) et les gens y étaient invités à circuler en permanence. Posons-nous donc la question si nous avons une vraie culture de l'espace public devant la prééminence culturelle de l'espace privé qui pousse les uns et les autres à squatter de différentes manières les trottoirs et une partie des chaussées et vous empêche de stationner devant les portes d'entrées des maisons ! Le même raisonnement je l'applique sur ce qui est censé être des places et qui sont devenues de véritables aires de stationnement des semi-remorques et d'autres engins de construction (Maraval nous offre des exemples terrassants !).

3. Sans compter conclure

Je crois que nous avons tout intérêt de faire le diagnostic de nos villes-non-villes loin des outils procéduriers de l'urbanisme réglementaire algérien et leur stérilité suggestive constatée à tout point de vue. Je ne dis pas que ce que nous avons sous les yeux est tout négatif, bien au contraire ! Toutefois, je crois que nous avons fabriqué un urbanisme irréfléchi, que nous pouvons remodeler comme en recourant à mon idée de l'inenvisageable qui ne se trouve pas dans les réponses mécaniques et paresseuses des directions et bureaux d'études publics et malheureusement privés. Comme Camillo Site le fit avec son ouvrage «L'art de bâtir les villes», nous devons faire une étude des caractères résiduels des villes-non-villes algériennes, et qu'au lieu de ressortir les fondements esthétiques comme le fit Camillo Site, cherchons nous les tendances coutumières dans la spatialisation des pratiques lesquelles peuvent nous permettre de fabriquer des règles dans lesquelles peuvent se reconnaître les populations pour ne pas se sentir étrangères à leurs espaces urbains.

*Architecte-Enseignant (USTO) et docteur en urbanisme (IUP)