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Hidjra de 1911 à Tlemcen

par Reda Brixi

En cette année fatidique, de tous les coins d'Algérie (Alger, Bougie, Skikda, Annaba, etc.) refusant le projet de la conscription militaire, des familles entières se ruèrent vers les frontières du Maroc comme celle de la Tunisie. Un mouvement de résistance, comme considéré par la colonisation. De nombreuses tribus jurent de ne pas donner leurs enfants à l'armée française. La population de la région de Sétif connaît le même mouvement vers la Tunisie. En Kabylie, un rapport officiel signale l'apparition de maquis formés de déserteurs et d'insoumis.

1912 : sous le mot d'ordre «Nous ne donnons pas nos enfants», des manifestations éclatent à Souk Ahras, Khenchela, Beni Yacoub. Des notables signent des pétitions à Alger, Blida, Médéa et Sétif. Une délégation est même envoyée à Paris où un paysan déclare: «Je supporte les impôts écrasants, je suis de toutes les corvées, je suis humilié, l'usure me ruine, la colonisation me refoule et aujourd'hui on me demande de donner le seul bien qui me reste ! Mon enfant». Ce drame tragique plein de douleur est celui de tout un peuple.

A Tlemcen, la fatwa déclarée à la grande mosquée par le muphti de la ville après la prière du vendredi, en 1911, du haut de sa chaire, est une décision juridique. Le service militaire était contraire aux principes islamiques. Il affirma d'une manière décisive la résolution qui devait pousser une grande partie de la population à s'exiler pour échapper à la conscription militaire: «Les musulmans ont non seulement le droit mais le devoir de s'expatrier vers des pays islamiques du Moyen Orient pour protester contre le service militaire imposé par la France.

Si El Haj Djelloul Chalabi qui siégea à la tête du culte musulman de 1884 à 1916, date de sa mort, envoya lui-même deux de ses enfants en Syrie (Braham et Abdelkader ainsi que ses deux neveux).

La politique humiliante, ces réformes en faveur des Algériens préconisées par Jules Ferry (Président du Sénat sous Napoléon III) ont été littéralement escamotées et jamais appliquées. La politique coloniale allant d'entrain prônait sa civilisation, son assimilation, sa promulgation du Sénatus Consulte, etc.

Le maréchal de Sain-Arnaud relatait ses sinistres exploits: «J'ai laissé sur mon passage un vaste incendie, tous les villages, à peu près 200, ont été brûlés, des jardins saccagés, des oliviers coupés?»

Une institutrice du côté de Constantine à Djemaa Sararidj posa à un de ses élèves la question suivante: «Pourquoi devez-vous aimer la France ? Parce qu'elle est notre mère», répondit innocemment le petit Algérien. Jules Ferry, présent intervient: «Une mère ? Une marâtre hélas !, s'indigna-t-il, présent en classe. Il y a une incompatibilté des lois françaises et du statut musulman. Cette impasse, le général Mac Mahon l'a bien soulignée. Pour lui, pour être français il fallait abjurer toute croyance, excepté le christianisme. La mission d'évangélisation fut confiée au cardinal Lavigerie.

Des centaines (1 200) de familles tlemceniennes se préparaient à s'expatrier au cas où le projet du Service Obligatoire serait maintenu. L'idée de l'émigration fit son chemin en peu de temps et les premiers départs eurent lieu au mois de décembre 1908.

321 Tlemceniens avaient demandé leurs passeports pour émigrer en 1909 et 1910, une centaine de personnes partirent clandestinement vers les pays islamiques.

La plus grande manifestation eut lieu le 19 décembre 1908. Selon la police, elle avait réuni 2 000 manifestants et fut suivie par d'autres d'aussi grande ampleur. Selon l'Echo d'Oran du 14 au 18 octobre 1911, 1 200 personnes auraient quitté la ville de Tlemcen. Le nombre des émigrants augmentait de jour en jour. Des personnalités des grandes familles (aristocratie) s'exilèrent d'une manière ostensible afin d'encourager la population, si bien que ce mécontentement populaire fut suivi dans plusieurs villes du pays: Alger, Bougie, Skikda, Annaba?

El Haj Mourad Bendimerad en écrivant à sa sœur, lui brosse cette épopée: «ma chère sœur Zolikha, voici plus de six mois que nous nous sommes arrachés à notre vie mielleuse de Tlemcen. Nous avons encore l'arrière-goût de cette sortie matinale à travers les ruelles de notre cher quartier d'El Rahiba. Le muezzin venait de terminer son deuxième appel quand en queue leu leu nos mulets s'emboîtaient le pas. Quelques regards furtifs du haut des terrasses nous accompagnaient silencieusement. C'est la hidjra! Advienne que pourra ! Répondaient nos cœurs stressés. Nos femmes penchées sur leurs chapelets avalaient les couplets du Coran, elles suivent la mort dans l'âme pour une nouvelle vie. Une vie d'obéissance au mari, à l'islam, à leur honneur, telle est la rançon de cet exil forcé».

Que te dire ma chère sœur, même si nos corps sont hors de portée de la menace coloniale, nos cœurs palpitent à Tlemcen. A la fin de nos prières, c'est toujours le retour à notre patrie qui est sollicité. Dieu fera la part des choses ! Pour l'instant nous tenons de se faire place au soleil.

Nos amis syriens ne lésinent pas de leur hospitalité ; à chaque vendredi, après la prière, ils s'empressent d'inviter des Algériens. Indépendamment de cette générosité, leur bonne volonté s'implique à nous insérer dans leur communauté soit par la recherche de travail, soit en aide sociale. La plupart des Algériens ont trouvé refuge dans le même quartier, celui de l'ancêtre: Emir Abdelkader. De ce côté, je reste confiant, Dar el Islam va nous absorber et Dieu ne peut nous laisser en rade. Pour le peu de fortune que chacun de nous garde jalousement dans sa hindiya (grosse serviette rouge qui sert à tous usages), je suis sûr que l'invehstissement va être intelligent. Déjà el Hadj Bouchenak s'est engagé avec un de ses parrains dans la pâtisserie. Pour ma part, à la maison où nous nous sommes installés, je pense transformer une partie en dépôt de laine, et commencer à fabriquer le tapis. C'est une double chance qu'on est arrivés en bonne santé, et surtout qu'on a trouvé un accueil de frères.

Toute la communauté, chaque fin de journée, se trouve réunie autour d'une tasse de café pour deviser sur Tlemcen. Comme la chanson d'el Ghomri, le messager (pigeon) est invité à survoler les principaux quartiers de Tlemcen tout en évoquant leurs caractéristiques et leurs charmes. Le thé est dégusté nostalgiquement pendant des heures. Ces heures pénibles de l'exil où, déraciné, l'arbre cherche son tropisme.

Ainsi passent nos fins de journée en communauté cherchant prise dans la nouvelle vie qui s'offre à nous. Nous sommes installés dans un laisser-aller sublime. Le cadre est féérique, souk, mosquées des Umayades, architecture, étals, etc. Au souk, entre boutiques serrées, la gaudriole est dans l'air et la liberté guide nos pas. Tous les Algériens vivent la même doxa. La tête haute, ils déambulent à la recherche d'une nouvelle vie en terre d'islam. Voilà un peu notre sort depuis qu'on a quitté notre chère Tlemcen.

Je te quitte les yeux en larmes, que Dieu vous bénisse et vous protège des loups coloniaux. Embrasse petits et grands sans oublier lalla el hadja notre voisine. En espérant des jours meilleurs, je prie Dieu de veiller sur tous les musulmans.

Ton frère, el hadj Mourad.

Ps: N'oublie pas d'arroser les bacs d'hibiscus et de ravitailler les pigeons.