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L'attente du livre

par Hacène Saadi*

Ecrire un roman tout à fait différent du roman traditionnel, aux antipodes du roman contemporain (qui est, au grand désespoir des écrivains puristes, sens dessus dessous, ou, plus grave encore, d'une indigence rare, écœurante), écrire donc un roman qui est l'histoire d'un projet d'écriture qui prend de plus en plus forme et force (dans l'esprit, et dans les essais préparatoires, ou en progrès, du géniteur) jusqu'au moment propice où l'auteur décide enfin de l'écrire, ayant eu l'intuition, l'aperception, ou l'éclair de génie que le moment est définitivement venu de faire œuvre d'art, car le roman peut être aussi une œuvre d'art quand tous les éléments propres à ce tout unique (caractérisé par une création d'une œuvre à l'architecture et à la beauté originales, destinée à survivre aux vicissitudes du Temps) se trouvent miraculeusement réunis.

Pour oublier, pour exorciser son angoisse perpétuelle, la peur et l'inexorable marche du Temps, l'homme, quand il devient poète, multiplie les tentatives d'évasion hors du temps, dans un rêve de beauté, de jeunesse éternelle, d'un amour indestructible pour les êtres chers, un rêve de grâce et d'harmonie dans une créativité artistique authentique, soutenue et débordant de spiritualité. Ce n'est guère un rêve d'éternité illusoire, mais la conscience d'avoir marqué son existence dans l'histoire de l'humanité créatrice de chefs-d'œuvre qui caractériseraient son passage à travers les temps historiques, même si ces temps sont terriblement dérisoires, et donc extrêmement, incroyablement éphémères à l'échelle du cosmos, puisque c'est l'idée même de vouloir réaliser cela qui va, par sa puissance conceptrice, au-delà de cet infini. L'idée, en cela, pouvant embrasser, constituer ou porter sur tout un univers de choses et de personnages avec une infinité de détails caractéristiques qui représenteraient une multiplicité innombrable, indescriptible de nuances dans les méandres de la réflexion, des sensations, des sentiments, des passions, des précisions de tous genres, des notations, des retouches qui en feront une espèce d'infiniment grand dans l'infiniment petit ! En d'autres termes, l'infiniment grand est un miroir double -précisément symétrique- de l'infiniment petit.

Le Temps dans son implacable action dévastatrice, ravageuse, annihilante aurait transformé, ravagé, détruit, balayé toutes ces belles choses qu'on a aimées, vécues, adorées, mais n'aurait pas tant (du moins, c'est ce que les nostalgiques croient dur comme fer) desséché les cœurs? Or, chez les poètes le Temps, ce «vieil alchimiste», comme l'aurait dit Léo Larguier (voir son chapitre sur le Quartier Latin, dans «Paris, tel qu'on l'aime», éditions Odé (Doré Ogrizek), 1949), métamorphoserait la mémoire ( celle de l'écrivain ou du poète) en un organe magique qui transformerait cette réalité vécue au contact du monde extérieur des êtres et des choses en une autre réalité, une réalité intérieure miraculeusement (et merveilleusement quand, fatalement, on ajoute le travail du style, car il est inconcevable qu'un écrivain, qui plus est un poète, puisse écrire un compte rendu terre à terre, banal, anonyme de ses expériences de la vie) transcrite par le moi créateur de l'écrivain.

Il y a bien des années, je vivais à Londres comme étudiant-chercheur. En ce temps-là, quand je m'offrais quelques semaines de repos pour vadrouiller à ma guise, à la belle saison, dans la ville tentaculaire, Londres me montait à la tête comme un vin nouveau. Dans un poème de Valery Larbaud (grand écrivain-voyageur et poète qui a vécu de longs mois dans le Londres d'avant la Seconde Guerre mondiale, plus exactement dans le premier quart du 20ème siècle, amoureux impénitent de Chelsea où il a laissé un peu de sa jeunesse, et les quartiers limitrophes, des ?old Mansions Houses' et des vieilles églises au «teint rose et délicat des briques sous le hâle noir lentement accumulé par l'air chargé de vapeurs, de fumées et de couchants rouges?» comme il le dit avec une rare poésie dans «Beauté, mon beau souci» in «Amants, heureux amants»,1923, et puis Gallimard, collection L'Imaginaire, 1993) intitulé «Vœux de poète» (in «A.O. Barnabooth», Gallimard, 1948) sur ce Londres d'avant 1930 et son atmosphère unique, si merveilleusement rendue dans nombre de textes de Valery Larbaud, et qui a tant marqué sa sensibilité de poète-voyageur, plus que les autres capitales européennes où il a séjourné des semaines durant, il nous touche profondément avec cette prière où, sous le brouillard emblématique des rues de Londres, de Brompton Road à Marylebone, de Holborn et d'ailleurs, «les cabs se heurteront»?

Lorsque je serai mort depuis plusieurs années

Et que dans le brouillard les cabs se heurteront,

Comme aujourd'hui (les choses n'étant pas changées)

Puissé-je être une main fraîche sur quelque front !

Sur le front de quelqu'un qui chantonne en voiture

Au long de Brompton Road, Marylebone ou Holborn,

Et regarde en songeant à la littérature

Les hauts monuments noirs dans l'air épais et jaune.

Oui, puissé-je être la pensée obscure et douce

Qu'on porte avec secret dans le bruit des cités,

Le repos d'un instant dans le vent qui nous pousse,

Enfants perdus parmi la foire aux vanités ;

Et qu'on mette à mes débuts dans l'éternité,

L'ornement simple, à la Toussaint, d'un peu de mousse.

J'ai connu, plus de soixante-dix ans après Valery Larbaud, presque les mêmes impressions, les mêmes sensations en flânant, la nuit, de Marylebone Road à High Holborn, et de Gray's Inn Road à Farringdon Road et Clerkenwell, dans un décor aussi étrange et évocatoire qu'un Sunset Boulevard avec son atmosphère nocturne de toutes les imaginations, à la recherche de sensations d'un autre temps, avec son charme particulier que nulle photographie, nulle peinture et nul film de cinéma ne pourrait ni ne saurait décrire.

Il y a, dans ce même contexte de désir alchimique pour le Londres d'un autre temps (j'y reviendrai tout à l'heure), dans une autre ville, une très belle photographie (ceci n'est point une contradiction de ce que je viens de dire avant cela, en raison du fait que notre imagination pourrait, parfois avec bonheur, donner beaucoup plus de vie à une image réelle fixée par la photographie, laquelle sans notre imagination ne saurait jamais rien dire) de la rue Ravignan, à Montmartre, juste avant 1914, et donc dans le Paris effervescent d'avant la 1ère Guerre mondiale (qui a vu naître les chefs-d'œuvre marquants du 20ème siècle, de Cendrars à Apollinaire, de Gide à Proust, et d'Alain Fournier à Larbaud), à la même période où Valery Larbaud découvrait les secrètes beautés de la capitale anglaise. Je m'imagine en train de la gravir et, à un coude, j'aperçois à quelques dizaines de mètres de l'endroit où je me trouve, la porte à deux battants teintés en marron sombre d'un cabaret montmartrois attendant son heure. A ma droite deux peintres en chapeaux noirs dessinent la courbe de la ruelle aux antiques pavés et ces vieux amours de maisonnettes à un étage. L'ombre d'Utrillo rôdait ce jour-là?

A l'époque de ces errances nocturnes, de baguenaudes d'un rêveur impénitent, dans un Londres sans âge, j'ai pu me résoudre à écrire une histoire d'un héros de nulle part pris dans les rets de Dame Cockney(1), et désormais sans espoir pour un amour passé, histoire dont je ne pourrais donner ici, en raison des limites d'un article, qu'un condensé qui n'est autre que l'ouverture du récit qui suit.

Les couloirs de la nuit

Un soir, vers la fin de novembre, Abiod sortit de chez lui à Kensworth House plus tôt que d'ordinaire. Il était déjà accoutumé, dès le départ d'Amanda en Tunisie en mai dernier, à sortir en début d'après-midi tout le mois de juin et une partie de juillet, habité par ce démon irrésistible, impérieux, cet implacable double chimérique qui ne le quitte plus, et qui habite tous les mordus des librairies et bouquinistes de Charing Cross Road -pour se rendre ensuite au National Film Theatre, attiré comme toujours beaucoup plus par l'atmosphère combien reposante du «coffee-room» que par les sélections de films d'auteur, remarquables pour leurs talents de cinéastes, qui se sont souvent affirmés en dehors des chemins battus des grosses productions hollywoodiennes, et régulièrement projetés dans cet endroit tout à fait idéal pour ce genre de spectacles. Il était à peine 18 heures et la nuit était déjà là, plus glaciale et humide que jamais aux alentours du pont de Waterloo, non loin des bouquinistes du quai nord de la Tamise, habituellement fréquenté jour et nuit.

Un brouillard épais transformait Somerset House, les bâtisses derrière la station de Temple, et les lointains buildings le long du quai Victoria en de fantastiques monstres préhistoriques, arc-boutés et somnolents depuis des temps immémoriaux, à peine éclairés d'en bas par la lumière cendrée des réverbères le long du quai, et les quelques halos de lumière s'échappant des hautes fenêtres de bureaux, tout proches, des quelques rares employés encore rivés à la besogne à cette heure du soir. Il traversa le pont en frissonnant, et se hâta vers l'autre côté, puis dégringola les larges marches en pierre sombre des escaliers menant au quai Albert, pour rejoindre enfin le National Film Theatre. Autrefois, à la belle saison et pendant le jour, il aimait s'attarder sur le pont de Westminster, à quelques centaines de mètres de Waterloo Bridge, et observer avec une certaine délectation, les péniches, les petits bateaux de plaisance et bateaux pneumatiques descendre la rivière aux eaux toujours aussi sombres. Il avait maintes fois rêvé voyager en bateau pneumatique le long de la rivière?Un jour, aux approches de l'hiver, il décida d'emprunter le pont de Waterloo. Arrivé au beau milieu du pont, il s'arrêta net et regarda, pendant de longues minutes, en dépit du froid glacial à cet endroit précis, au commencement de la nuit londonienne, du côté de l'amas de buildings noirs, à peine éclairés et à quelques dizaines de mètres de Somerset House, au nord de Victoria Embankment ; la station du métro de Temple apparaissait seule, scintillante de lumière, tel un phare perdu au milieu d'une mer de bâtiments aussi obscurs qu'une nuit sans lune. Des images d'un autre temps, un autre lieu, mêlées de souvenirs de lectures, d'histoires étranges ou regorgeant de mystères, se pressèrent dans son esprit. Et soudain ce fut comme une vision, ou plutôt un rêve. Il avait l'impression d'être perdu au milieu de rues qui s'enfonçaient comme de longs couloirs sans fin, au bout desquels clignotaient des lumières vagues, telles des clartés obscurcies de quinquets d'une gare centenaire, et dont on a oublié d'enlever la suie, dans une ville inconnue plongée dans une nuit terriblement froide et lugubre.

Une ville lunaire, semblable à celle d'un Chirico, sans les silhouettes difformes d'êtres sans voix, sans destins. Pourtant, dans tout ce silence inquiétant, au milieu d'une température polaire, par delà les immenses nappes d'ombres des hauts buildings, des cours obscures, des magasins aux néons depuis longtemps éteints le long des étroites rues silencieuses, on pourrait deviner une présence humaine endormie ou épiant la rue sombre et vide, dans l'attente de quelque chose?

La nuit avait fini par transformer tout ce paysage nocturne en une mer d'encre. Une étrange envie lui traversa l'esprit : il voudrait encore et toujours se perdre ainsi, à la tombée de la nuit, dans une flânerie sans fin au milieu de rues qui ne mènent nulle part, dans une ville comme celle-là, ou dans une grande métropole du Nord. Là-bas, au détour d'un coin de rue mal éclairée, la silhouette d'une femme drapée d'un long imperméable s'éclipsa brusquement à l'angle de la rue, happée par la nuit commençante ! A-t-elle été enlevée par une main de fer d'un inconnu tapis dans l'ombre ? Etait-elle si pressée de disparaître dans la nuit noire ? Etait-ce pour échapper à un poursuivant qui ne devrait être pas loin de l'endroit où elle se trouvait ? Ou alors, était-ce seulement pour attirer l'attention d'un regard qui n'a jamais été pris à défaut dans de pareilles circonstances ? Mais cette silhouette de femme au long imperméable ne lui était pas tout à fait inconnue. Il avait l'impression, et même la certitude qu'il avait rencontré un soir comme celui-là, la femme qui se cachait derrière cette grande silhouette brune, au sortir du métro d'Old Street, près de Sutton Estate, dans le quartier de Hackney. Et déjà d'autres silhouettes, d'autres visages connus ou entraperçus se trouvèrent subrepticement mêlés à cette mystérieuse femme sortie de nulle part. Cette étrange apparition d'une fin de novembre, dont j'ai parlé, avait d'immenses yeux clairs et fascinants. A-t-il réellement vu ce regard particulièrement brillant dans un passé pas très loin, ou en rêve, ou dans une autre vie ? Il a souvenance d'une histoire où il est question d'une femme aux grands yeux d'une extraordinaire beauté, mais insoutenables. C'était son père qui les avait aperçu, quelque temps avant sa naissance, lorsqu'il traversait un pont, tard dans la nuit, après une longue journée de travail. Il raconta son étrange histoire à sa mère. Des années plus tard, un soir de brume, dans le Londres immense, ce même regard ardent et brillant d'étrangeté, l'a fixé au sortir du métro d'Old Street. C'était juste à l'angle d'un long escalier sombre et lugubre?Qui était-elle ? Que voulait-elle ? Quelle force mystérieuse l'a conduite précisément là dans le noir glacial d'un passage qui débouche sur une rue silencieuse et grise, rappelant une autre de triste mémoire ? Il ne sait. C'était une grande et belle femme avec un long imperméable qui lui couvrait tout le corps, une mèche de cheveux qui pouvait être châtain clair lui tombait sur des yeux immenses et limpides qui ne cessaient de le fixer, avec toujours ce regard venu d'ailleurs, lequel le bouleversait, le subjuguait, le paralysait?

Elle prononça quelques mots dans un anglais impeccable, qui enfin le rassurèrent sur son intention et le soulagèrent. Il ne pouvait croire ses yeux ; cette femme mystérieuse et à la tenue irréprochable demandait un peu d'argent pour prendre le métro et rentrer chez elle, car il se faisait tard. Etait-ce possible ? Avait-elle réellement besoin d'un peu d'argent pour rejoindre sa maison, ou était-ce une autre demande ? Elle pouvait rester à l'intérieur de la station, à l'abri (la pluie dans cette région du monde étant imprévisible) et demander ou tenter sa chance avec n'importe quel usager du métropolitain, au sortir du tourniquet ( ?!). Pourquoi attendre dans ce passage obscur, au tournant d'un haut escalier aux murs sombres et repoussants ? Quelle était son intention réelle, son dessein ? Etait-ce simplement le fruit d'un hasard qui l'a amené là et qu'elle l'a fortuitement fixé du regard, et l'accoster ainsi pour lui demander ce que l'on sait ? Ou alors était-ce partie d'un rituel impénétrable pour l'esprit d'un mortel ? Quelle signification donner à ce regard aussi énigmatique et inexplicable qu'un rêve d'élu. Pendant qu'il se posait toutes ces questions sur la présence de l'énigmatique inconnue, elle avait disparu comme par enchantement ?! Il ne sut si elle avait pris l'escalier lugubre du métro, ou si elle était partie ailleurs, vers une destination inconnue. Des yeux d'un bleu orient, au regard étrangement mobile, envoûtant, indéfinissable? C'est ce même regard dont le souvenir l'obsède et qui remonte à loin, dans un passé tourmenté. C'était du temps de sa prime jeunesse, et il croit voir un vieux tacot de bus qui s'essouffle inutilement le long d'une pente d'un faubourg oublié de la vieille ville où il est né. Il sentait ce regard lui transpercer le dos alors qu'il s'escrimait à tenir debout près de la rampe d'entrée. Quand il se retourna brusquement, il vit ces grands yeux étincelants d'une attique beauté et qui le fixaient, au-dessus d'un voile blanc pur et sans l'ombre d'une tache, étrangement, profondément? il fut tellement troublé qu'il faillit perdre l'équilibre, et il se réveilla soudain comme s'il était en proie à une demi-torpeur, après l'avoir fixé a son tour, attiré par l'aimant de son regard.

Tout cela appartient, désormais, à un passé lointain, mais le souvenir de cette étrange apparition est resté vivace dans sa mémoire. Ce soir-là, Abiod erra longtemps de la station de Temple à Charing Cross Road, et se dispersa de «pub» à «wine bar» et de «wine bar» à «pub», sans but, sans raison, le long du Strand où grouillait encore un monde cosmopolite (à cause de sa proximité avec Trafalgar Square, éternellement touristique), en dépit du froid déjà aigu en cette période de l'année, et de l'heure?

* Universitaire et écrivain

- Le Cockney est la langue populaire du East End Londonien ; l'appellation ?Dame Cockney' désigne, par extension, la ville des «public houses» (ou pubs).