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Faire en sorte que le «travail des femmes» compte

par Bharati Sadasivam*

ISTANBUL - Au cours des prochains mois, les 12.000 employés du siège d’Apple à Cupertino en Californie emménageront dans leur nouveau campus futuriste. L’Apple Park, ou le « vaisseau spatial », couvre une surface de 26.000 hectares et comprend un studio de yoga sur deux étages, des pistes de courses et des boîtes à pizza révolutionnaires dans lesquelles les tranches restent croustillantes. Par contre, pas de crèche d’entreprise.

En dédaignant l’importance des garderies d’enfants pour les parents qui travaillent, la marque à la pomme est loin d’être la seule. Et cette lacune pose un obstacle de taille à la capacité des parents, et des femmes en particulier, à réaliser leur potentiel économique.

Dans le monde, les femmes effectuent en moyenne deux fois plus de tâches domestiques et de soins aux personnes – dont le temps passé à l’éducation des enfants, aux soins aux malades et aux membres plus âgés de la famille et à la gestion du foyer – que les hommes. Dans certains pays, dont le Mexique, l’Inde et la Turquie, cette proportion s’élève à trois fois plus.

L’inégale répartition des tâches domestiques entre les sexes limite les choix des femmes parce qu’elle restreint leurs possibilités de suivre un parcours universitaire, et ainsi d’obtenir des emplois de qualité et une rémunération égale. En fait, alors même que les femmes dans le monde travaillent plus que les hommes (à la fois à des tâches rémunérées ou non), elles gagnent en moyenne 25 pour cent de moins, n’occupent qu’un quart des postes de cadres supérieurs du secteur privé et moins d’un quart des sièges de l’ensemble des Parlements nationaux. La moitié seulement des femmes en âge de travailler occupent des emplois rémunérés, contre plus de 75 pour cent des hommes.

Mais la situation évolue lentement. Les tâches domestiques et de soins perdent progressivement leur réputation de travail réservé aux femmes, et les hommes assument davantage de responsabilités aujourd’hui que leurs pères et grands-pères. Certains pays, en particulier en Europe, revoient leur politique traditionnelle de congé maternité de façon à ce que les parents puissent choisir eux-mêmes qui prendra un congé après la naissance d’un enfant.

De manière plus générale, les tâches domestiques et des soins non rémunérées ont une valeur – non seulement pour la famille, mais également pour la santé à long terme des sociétés et des économies – qui est de plus en plus reconnue. Les tentatives d’évaluation de la contribution des seuls soins aux économies nationales vont de 20 à 60 pour cent du PIB.

En 2015, les États membres des Nations unies ont adopté les Objectifs de développement durable (ODD), qui appellent à reconnaître, réduire et redistribuer les soins non rémunérés dispensés par les femmes – une mesure défendue depuis longtemps par des économistes féministes et les partisans de l’égalité des genres. La question qui se pose aujourd’hui est de savoir comment procéder pour atteindre cet objectif.

La responsabilité en incombera avant tout aux gouvernements. Même si les entreprises et les associations communautaires peuvent proposer des solutions de gardes d’enfants aux parents qui travaillent, leur coût et leur qualité varient énormément. Une action gouvernementale est nécessaire pour s’assurer qu’une prise en charge des soins existe pour tous ceux qui en ont besoin – des enfants d’âge préscolaire aux malades, des handicapés aux personnes âgées – et qu’elle soit universellement accessible et abordable.

Au-delà des services, il faudra un changement de politique pour concrétiser les ODD. Surtout, les gouvernements devront fixer les règles des congés parentaux. Ils peuvent aussi, aux côtés des entreprises privées, offrir des incitations financières pour que les femmes et les hommes partagent les tâches ménagères et les soins aux proches de manière plus équitable. Ces mesures politiques se sont révélées efficaces non seulement dans les pays scandinaves – le modèle le plus couramment cité – mais également dans les pays baltes, en Lituanie et en Estonie, et même en Hongrie, prouvant qu’elles peuvent être appliquées partout.

Au moment où de nombreux gouvernements, des pays en développement en particulier, sont confrontés à de sévères contraintes budgétaires, de telles mesures peuvent sembler chimériques. Mais les dépenses dans le secteur des soins doivent être perçues comme un investissement, et non comme un coût. Une étude menée récemment en Turquie montre qu’un dollar dépensé par l’État dans le secteur des soins médicaux et sociaux peut créer deux fois et demi plus d’emplois qu’un dollar investi dans le bâtiment. Plus de la moitié de ces emplois – des emplois décents en mesure d’améliorer les revenus et le niveau de vie, en particulier des foyers pauvres – reviendraient aux femmes.

Les institutions internationales ont également un rôle important à jouer pour aider les gouvernements à saisir les occasions présentées par les investissements dans le secteur des soins. Dans l’ancienne République yougoslave de Macédoine, le Programme des Nations unies pour le développement a lancé une initiative qui a aidé des femmes ayant passé l’essentiel de leur vie à travailler chez elles à trouver un emploi dans le secteur des soins et ainsi mettre leurs compétences à profit, en prenant soin d’enfants et de jeunes adultes handicapés, un emploi qui est également une source de revenus.

Compte tenu de la croissance démographique et du vieillissement des populations, le secteur des soins médicaux et sociaux ne fera que se développer. Les pays qui s’adaptent aujourd’hui à cette nouvelle conjoncture auront un net avantage, puisque les mesures prises à cette fin renforcent les droits et les libertés des femmes, génèrent des emplois et contribuent à une plus grande égalité au sein des sociétés. Alors, qu’attendons-nous ?

*Conseillère régionale pour l’égalité des genres, pour la région Europe de l’Est et Asie centrale, du Programme des Nations unies pour le développement