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Il n'y a pas d'intérêt général

par Arezki Derguini

Il n'y a pas d'intérêt général, juste des intérêts particuliers. Telle est la thèse de cet article. Il s'agit juste de veiller à ce que chacun ait un poids convenable, qu'ils puissent être représentés et équilibrés.

Il n'y a pas d'intérêt général, juste des intérêts particuliers, même quand il s'agit d'équipements ou biens publics. Les premiers bénéficiaires sont ceux qui attribuent et obtiennent le marché de leur réalisation. Quant aux usagers, qui ne sont pas représentés autrement que de manière indifférente par l'État, aussitôt l'ouvrage réalisé, on pourra observer qu'il a moins été produit pour eux que pour réaliser les profits des maîtres d'œuvre et d'ouvrage : ce qu'il devient après sa réalisation n'a pas ou peu d'intérêt, sauf à pouvoir créer de nouveaux profits à ses premiers bénéficiaires. Si on prend l'exemple des infrastructures routières, l'intérêt général est représenté par les usagers de la route et non par tous les citoyens. De plus on ne peut mettre sur un pied d'égalité tous les usagers de la route, ils ne consomment pas tous le même nombre de kilomètres, ni ne transportent la même quantité de marchandises ou de personnes. On ne peut donc pas dire que tout le monde profite de la même manière d'un équipement dit public. Il faut examiner à chaque fois concrètement comment chaque partie prenante d'un équipement public profite de sa réalisation et de son usage.

Dans ce cas-là et tous les autres, il n'y a donc pas d'intérêt général, mais des intérêts en présence qui sont plus ou moins larges, plus ou moins bien représentés et défendus. En période de vaches grasses, tous les intérêts en présence peuvent trouver satisfaction à mesure de leur exigence. En période de vaches maigres, la présence de certains intérêts se fait plus pressante, la confrontation des intérêts se fait plus serrée. Certains besoins apparaissent incompressibles, d'autres superflues. Certains dangereux, inacceptables. Certains doivent battre en retraite, d'autres doivent être rappelés en renfort.

Bref, il n'y a pas d'intérêt général, mais toujours une configuration particulière d'intérêts qui a la prétention de la généralité, c'est-à-dire l'ambition de représenter l'ensemble des intérêts de la société. La question est alors de savoir si une telle configuration constitue une représentation convenable de l'ensemble des intérêts de la société et de leur poids, intérêts en cours et à venir.

On a coutume de parler d'intérêt général dans le sens où une certaine volonté transcende l'ensemble des intérêts. Violente transcendance d'une règle abstraite qu'imposerait un homme fort incarnant une volonté divine (saint ou monarque de droit divin) ou générale (Rousseau) et qui inclurait les intérêts des plus faibles dans le cercle de ceux qui comptent.

De là, on peut aller jusqu'à parler de la dictature d'une catégorie, telle celle du prolétariat pour le socialisme scientifique, dans la mesure où les intérêts qui dominent ne peuvent le faire que par la force. Ceux qui ne sont rien veulent devenir tout, ceux qui apportent peu veulent prendre beaucoup. On sait ce qu'il est advenu : la force a fini par manquer de ressources.

On a aussi coutume de parler d'intérêt général pour justifier un investissement lorsqu'il a un rendement profitable pour la société, mais pas pour l'investissement privé. Les économistes parlent alors de rendement social et privé de l'investissement, d'externalités positives : l'entreprise privée n'étant pas en mesure de rentrer dans ses frais, d'internaliser les effets positifs d'un tel investissement. Se trouve ainsi justifiée l'intervention de l'État face à une " défaillance " du marché qui dans la doctrine libérale est censée équilibrer les intérêts en présence. Mais là aussi, il ne s'agit pas d'intérêt général, mais d'intérêts particuliers plus ou moins larges qui justifient une intervention publique, autrement dit un prélèvement puis une dépense de l'État, étant donné un produit de la dépense supérieur au prélèvement pour la société.

On peut ensuite parler d'intérêt général comme d'une convention. Chaque fois que la société peut convenir du fait qu'une gamme d'intérêts particuliers est assez large pour représenter comme l'intérêt de toute la société. Par exemple on pourrait soutenir que les sociétés scandinaves admettent et vérifient qu'un niveau de santé et d'éducation élevé pour tous, et donc un financement public des investissements en ces matières, est le meilleur moyen d'intensifier la compétition sociale jusque dans la réalisation de ces investissements, et de lui faire obtenir les meilleurs résultats internationaux étant donné le capital et le filet de sécurité ainsi apportés à chacun.

Dans le cas d'une transcendance de l'intérêt général, on peut prendre l'exemple du président rwandais Kagamé. L'intérêt général qu' " incarnerait " l'Etat au travers de cet " homme fort ", se présente comme celui de l'avenir transcendant les intérêts présents. Intérêts présents comme se projetant, se dépassant dans des intérêts futurs. Les communautés d'intérêts, ethniques ou autres, s'identifiant dans un intérêt commun, en cours et en devenir. Comme dans une vision partagée de leur avenir.

Dans une éventualité comme celle-là, le problème peut être qu'au départ les intérêts en présence soient peu différenciés. Avec le temps et le " développement ", certains intérêts prennent consistance plus que d'autres et peuvent avoir plus de facilités à s'imposer que d'autres. L' " intérêt général " (ou " volonté générale ") qu'incarne l' " homme fort " doit conduire et transcender un mouvement de différenciation des intérêts qui aura tendance à le rabattre sur ceux-ci au fur à mesure de leur différenciation. Il doit régulièrement faire avec des configurations précises, mais mouvantes, les prendre en compte et veiller à ce que des asymétries ne croissent pas au détriment de l'harmonie de l'ensemble. Comment donc conserver une cohésion d'ensemble, un horizon commun à une dynamique de différenciation des intérêts particuliers ? Et finalement, en situation de différenciation importante des intérêts et dès lors que le poids et le pouvoir de ces intérêts particuliers s'avèrent supérieurs au poids et au pouvoir de l'Etat, comment des intérêts particuliers peuvent-ils arriver à composer un intérêt général suffisamment représentatif de l'ensemble des intérêts ?

Les expériences africaines montrent que le défaut d'institutions inclusives de l'ensemble des intérêts de la société finit par établir la prééminence d'intérêts minoritaires dans la dynamique de différenciation des intérêts qu'occasionne le processus de rationalisation de l'activité sociale. Car en vérité, si un " homme fort " peut réussir à incarner l'intérêt de la partie la plus vulnérable de la société à un faible niveau de différenciation de celle-ci, il ne peut pas le faire à tous les niveaux. À un niveau supérieur de différenciation, la transcendance de l'intérêt supérieur, ce saut dans le futur qui garde la présence de l'ensemble dans le monde, doit être incorporée par les différents intérêts en présence de sorte à en constituer une dimension supérieure.

Autrement il ne pourrait rester qu'extérieur à la dynamique sociale, ce qu'il sera aisé de dénoter dans l'écart entre ce qu'il convient de dire et ce que l'on peut accomplir. Dès le départ, l' " homme fort " doit donner aux intérêts de l'ensemble de la société les moyens de se contrôler mutuellement, de se " balancer ". C'est de cette manière que son potentiel de personnel peut devenir social. Il doit faire avec les traditions, les automatismes d'une société faiblement différenciée desquelles son autorité pourrait alors aider à l'émergence d'institutions politiques inclusives [1] d'une société dynamique. Dans le cas contraire, l'autorité de l' " homme fort " finirait par se dégrader en autoritarisme et la compétition des intérêts en guerre civile, ce qui reconduirait le cycle de la rationalisation entrevu par Max Weber à son point de départ.

Reconduction du cycle de la rationalisation que l'on constate en Libye, où le général Haftar nouvel " homme fort " risque de succéder à Kadhafi qui a joué des automatismes de sa société, mais n'a pu en faire émerger des institutions durables. Le cycle reprend au départ sans garantie d'accomplissement, l'homme fort ayant probablement compris les leçons de l'Histoire, mais ne pourra certainement pas bénéficier du crédit ou de la complaisance accordés à son prédécesseur.

On pourrait aussi tenter l'analyse pour l'Afrique du Sud, que le charisme de Mandela a pu unifier, mais où son parti et le président Zuma se retrouvent captifs d'intérêts dont a été favorisée l'émergence et dont on n'a pas pu protéger le parti et la société.

La transformation de l'autorité d'une personne en autorité des institutions, la transformation d'un processus d'identification d'une population dans une personne en machine sociale et esprit de corps, ne sont pas de minces affaires d'autant que tout le monde et les puissances dominantes en particulier peuvent ne pas y trouver leurs intérêts. Les puissances étrangères confortent la personnalisation du pouvoir plutôt que son impersonnalisation/institutionnalisation et travaillent à sa soumission à des intérêts particuliers dans le but de se constituer une clientèle locale. Elles redoutent une rationalisation des conduites que pourrait arbitrer l'autorité d'un " homme fort " et qui pourraient donner naissance à de nouvelles institutions en mesure d'équilibrer les intérêts de la nouvelle société émergente. Elles s'activent pour faire et défaire les clientèles en imposant une rationalisation de l'activité sociale qui exproprie la société de ses cadres d'expression.

Nous avons soutenu jusqu'ici qu'il n'y avait pas d'intérêt général, mais une configuration particulière d'intérêts particuliers qui peut porter plus ou moins bien l'intérêt de l'ensemble de la société, autrement dit comprenant celui de ses franges le plus démunies. Allons plus loin maintenant : il n'y a plus d'intérêt national qui ne soit pas composé par des intérêts régionaux. Seule une telle composition est en mesure de contenir la différenciation des intérêts en faveur de leur ensemble, de maintenir une certaine indifférenciation des intérêts nécessaire à la cohésion sociale. Il est aussi erroné de vouloir séparer le pouvoir de l'argent du pouvoir tout court, les affaires de la politique, que de vouloir construire un intérêt national sur la négation des intérêts régionaux, autrement dit de vouloir autonomiser l'intérêt national par rapport aux puissances dominantes à l'échelle mondiale sans s'appuyer sur l'intérêt régional pour contenir les puissances locales qui auraient tendance à se transformer en clientèles de celles extérieures plus puissantes. Si l'on a pu jusqu'ici, depuis Boumediene particulièrement, séparer les affaires de la politique c'est parce que le pouvoir financier du pouvoir politique était écrasant par rapport au pouvoir financier des particuliers.

L'intérêt régional de l'ancrage duquel les intérêts particuliers ne peuvent s'extirper est seul en mesure de contenir les puissances de l'argent dans celles sociales et politiques. Il ne s'agit pas de séparer les puissances de l'argent de la puissance publique, c'est oublier qu'elles étaient jusqu'ici confondues et qu'aujourd'hui l'autorité de l'État risque de se dégonfler avec sa puissance financière. Mais de permettre le développement de cette puissance financière non pas sur les ruines de l'État social, mais dans le cadre de celui-ci.

L'ancrage régional des intérêts particuliers est l'entrée par laquelle l'intérêt particulier relève d'un milieu social, dont il ne peut s'abstraire qu'au risque d'être extradé, ostracisé. On raconte que le magnat d'un village, lors du mariage d'un de ses enfants, ne prit pas soin de respecter une convention portant sur la pollution sonore. Lorsque l'heure du repas de la fête arriva, il constata l'absence des invités. Le village avait décidé de lui rappeler ainsi sa dépendance.

L'ancrage régional des intérêts particuliers est l'entrée par laquelle le capital social retrouve sa place parmi les autres formes de capitaux et leur offre une structure adéquate. Car ce sont les formes sociale et humaine du capital qui permettent la valorisation des formes de capital physique et financière en réduisant les coûts de transaction et de circulation de l'information. Car le droit n'est qu'une forme étendue de la convention sociale, en particulier lorsqu'elle bénéficie d'une autorité en mesure de se distinguer et de pouvoir arbitrer entre les parties prenantes.

Le pacte social ne doit pas être construit donc par une tripartite, mais par une quadripartite. Les " partenaires sociaux " devant être eux-mêmes encadrés et ne pas être laissés dans un face à face entre eux et avec l'État. La quadripartite rappellerait aux " partenaires sociaux " leur inscription sociale. Elle pourrait arbitrer de l'effort social requis pour chaque catégorie. Est-ce un hasard si la puissance publique rechigne à parler d'effort social pour l'ensemble de la population ? À titre d'exemple les services publics d'éducation et de santé publique ne doivent plus être une affaire de cogestion de l'État avec les partenaires sociaux. Ils ne trouveraient plus rapidement de financement et leur privatisation ne pourrait conduire qu'à l'accroissement des coûts. Il faut livrer les hôpitaux et les universités à leurs régions. Il faut stimuler la compétition des capitaux régionaux pour la prise en charge de tels intérêts. Le débat public sera libre ou ne sera pas. Il peut l'être dans certains cadres et pas dans d'autres.

1- À l'exemple du Bostwana cité par Daron Acemoglu et du Rwanda s'il permet l'émergence d'institutions en mesure de " balancer " les différents intérêts de la société. On peut ici s'appuyer sur Max Weber et ses types de dominations. Pour ma part, je pense qu'il faut entendre autrement le terme de tradition trop fixé dans le passé. La tradition telle qu'entendue par Max Weber et d'autres sociologues, devant s'entendre comme une " rationalisation en finalité " des conduites dans une société stationnaire, autrement dit comme l'automatisation d'une rationalité incorporée dans les conduites qui n'a plus besoin d'être explicitée. Je reprendrais alors la continuité, le va-et-vient, entre charisme, routinisation du charisme, traditions et institutions (dites bureaucratiques chez Max Weber). En pointillé, il y a là comme une relecture de Max Weber à partir d'Herbert Simon, le théoricien de la rationalité limitée et de Pierre Bourdieu le théoricien de l'habitus, à propos de la dialectique entre innovation, dévolue par Weber au charisme, et automatisation, dévolue par Weber aux traditions et à l'institutionnalisation.