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Le cirque Neymar

par Kebdi Rabah

Ces derniers jours, la scène médiatique française, prise d'hystérie collective, s'est enflammée toute affaire cessante autour du transfert d'un jeune footballeur brésilien. Diantre ! Mangeant au même râtelier, elle ne peut que rejoindre la sarabande. On savait depuis longtemps les limites de la démesure franchie, mais là, avec 222 millions d'euros pour un jongleur, on est carrément dans le délire, dans l'indécence. Les Barcelonais eux-mêmes, en mettant la barre aussi haut quant à la clause libératoire de Neymar, ne pensaient pas qu'il y aurait quelqu'un d'assez fou pour relever le défi. Mais c'est ignorer que l'argent ne compte pas pour ceux qui ne l'ont pas gagné mais seulement trouvé. Un mini Etat qui n'a rien d'autre pour briller ne peut que sombrer dans l'ostentatoire.

«Allons enfants de la patrie, le jour de foot est arrivé» serait sans doute le nouvel hymne des supporters du PSG. De là-haut, Rouget de Lisle(I) devrait s'amender à constater que finalement la gloire de la France est au bout du pied d'un Brésilien et que c'est dans un ballon qu'elle aura à trouver de quoi bonifier sa grandeur. Certains diront que c'est sans doute mieux ainsi, mieux que les canons et les sillons gorgés de sang impur. C'est en tout cas ce qu'espère ce minuscule Etat dont l'existence et le mérite ne reposent que sur la chance qu'il a d'habiter sur un immense gisement d'hydrocarbures et sur sa faculté à plonger la main pour en sortir à pleines poignées des pétrodollars à distribuer indécemment aux quatre coins du globe. Hélas, de ces enfants gâtés, il y en a plein qui se contrefichent de la morale, de la déontologie, de l'éthique sportive et de tout le reste.

Ainsi si Paris vaut bien une messe, c'est donc par Saint-Germain que le Qatar pense lui allumer un cierge. En contrepartie, en usant du marchepied d'un fonds d'investissement étranger, la France pense de son côté accéder à une gloire footballistique à laquelle elle n'eut jamais accès, en comparaison de ses voisins autant latins qu'anglo-saxons. Un seul trophée au niveau des clubs (Olympique de Marseille), c'est peu pour une «France historique»(2) du baron de Coubertin(3) et de Jules Rimet(4). Autant dire que le tintamarre en boucle de toutes les télés de l'Hexagone sur les péripéties rocambolesques de l'arrivée - pas du Messi(e) mais de son ex-compagnon - ne fait que donner corps à l'existence de cette soif de trophées, cette fringale latente inassouvie. Les extrêmes se rejoignent, dit-on, et entre deux pays qui se cherchent une vitrine au moindre effort, dans ce monde nomade et globalisant, le vecteur foot est ce qui se fait de mieux pour enjamber les distances. En l'enfourchant, c'est par conséquent la meilleure façon de donner consistance à cette frénésie toute consumériste mais combien porteuse pour un pouvoir en perte de vitesse et en quête de reconnaissance. Au diable l'avarice, que représentent 222 millions d'euros pour un tel destin ? Et ce salaire annuel de 30 millions d'euros dans le biberon d'un Brésilien à peine sorti de l'adolescence ? Presque rien sinon le salaire annuel de 600 médecins environ. Des centaines de médecins qui pèsent autant qu'un tripoteur de balle dont la seule habilité est de la conduire du pied et l'envoyer mourir au fond d'une cage. Goal ! Il y est ! Quid de la réelle valeur, utilité sociale, économique, culturelle d'un tel exploit ? On attend toujours les réponses des experts à ce sujet, surtout des «psys» qui auront à nous expliquer le pourquoi de cette schizophrénie collective, aveuglante au point d'empêcher la majorité de distinguer l'utile du futile, l'essentiel du marginal. Un jour, ma vieille mère, qui ne comprenait rien à ce jeu (foot) et voyant à la télévision comment les joueurs se disputaient violemment la possession de la balle, me fit, avec toute sa naïveté de campagnarde, cette remarque: «mais pourquoi ne leur donne-t-on pas un ballon à chacun ? Ça leur évitera d'avoir à se chamailler autour d'un seul ballon et de se blesser pour rien !». C'est que dans sa culture, la confrontation n'est admissible que si elle est imposée par la nécessité de se défendre, pas quand il s'agit de se distraire. Ma mère est morte avant la naissance de Neymar, elle ne saura donc jamais que le salaire annuel d'un seul de ces gamins chamailleurs, grâce à un jeu futile dans un monde en folie, pourrait servir à nourrir durant une génération toute la population de son douar. Heureux les humbles qui n'ont rien vu !

C'est à travers le délitement des valeurs qui la régissent qu'apparaissent les interstices d'une société en déperdition et c'est à travers elles qu'éclosent les germes de sa folle décadence. Lorsqu'on met au sommet des valeurs marchandes celles dont le but essentiel est de déboucher sur une recherche effrénée des bénéfices strictement comptables, en ignorant tout de leur caractère économique et de leur impact sur le développement humain, culturel, social, etc. Lorsqu'on érige le superficiel en sauce cupide et ses considérants comme moteurs «fondamentaux», permanents et universels, pour guider le monde, on ne fait que conforter le renversement tendanciel de la pyramide des valeurs et réduire ainsi l'homme à ce qu'il a de plus banal et d'animal, à savoir: titiller son instinct hédonique. Allez expliquer après cela à un enfant qu'il a tout intérêt à bien travailler à l'école lorsqu'un tripoteur de balle gagne, en un mois, ce que l'immense Einstein n'a pas gagné durant toute sa carrière de savant. C'est vrai que tout est relatif mais bon courage quand même messieurs les pédagogues !

Au sommet du monde trône le «Marché», ce dieu vivant dont les règles sont connues de tous mais ne s'imposent qu'aux plus faibles. Depuis que les Etats ont été dessaisis de leur rôle régulateur, depuis que la course au profit a supplanté la recherche de la satisfaction des besoins, le marché a perdu sa main invisible en laquelle, finalement, seul Adam Smith(5) y a cru, car, de main invisible, il n'est pas sûr qu'il y en ait eu un jour. Le marché l'a emmurée dans les dédales de la financiarisation pour ne garder d'elle que quelques doigts crochus de prédateurs prêts à agripper n'importe quelle proie pour peu qu'elle soit comestible. Toutes griffes dehors, l'œil rivé sur le concurrent, chaque prédateur essaie par tous les moyens de défendre son pré carré sans considération quant aux conséquences sur la morale, les êtres et l'environnement. Oui, si l'environnement est à ce point maltraité, c'est aussi et précisément parce que l'échelle des valeurs en est piétinée et des Neymar et tous ceux qui lui ressemblent, pas seulement en foot, sont cédés comme des esclaves ou des objets à 222 millions d'euros l'unité, avec pour mission de faire vendre des maillots et toutes ces pacotilles aussi inutiles les unes que les autres. Booster toujours plus un marché suffoquant, quitte à sombrer dans le gaspillage et au détriment d'une planète agonisante, voilà le défi. Le foot en est un des vecteurs. Il n'est pas à incriminer, c'est un jeu distrayant sans plus, mais ça ne devrait être ni une religion ni le ressort à philosophie de vie. Mais comme pour beaucoup d'objets, c'est l'usage qui en est fait qui est prohibitif et non l'objet lui-même. On aurait pu parler de tennis ou autre et si ce thème/foot s'impose à nous, c'est seulement parce que parmi tous les tenseurs de ce marketing aliénant, c'est celui qui représente le sédatif le plus euphorisant. Un opium si efficace qu'il fait partie de la panoplie des moyens dont même les pouvoirs politiques n'hésitent pas à faire usage pour la manipulation des masses. En ce sens, ils ne font donc qu'emprunter au marché une de ses règles: la manipulation par autosuggestion.

Depuis que le «Marché» et son corolaire les forces de l'argent ont phagocyté le milieu du sport, après avoir digéré celui des arts, il n'a de cesse d'en faire une source de revenus inépuisable et de le déplumer de tout ce qui peut aller à l'encontre de cette ultime finalité. C'est-à-dire le châtrer de tout ce qui le rattache à l'homme en tant qu'être social dont la valeur, à leurs yeux, se doit d'être confinée à la stricte contrepartie de ce qu'il rapporte. Aussi supprimèrent-ils, progressivement, toutes les vertus et référents affectifs, moraux, éthique, fair-play, etc. sans valeur marchande, qui constituaient le terreau dans lequel s'enracinait traditionnellement la pratique sportive en tant qu'expression des valeurs humaines et des attributs caractériels les mieux partagés dans le tissu social et le vivre ensemble. Un êthos incompatible avec la rigueur anonyme et impersonnelle du marché. On nous rétorquera que c'est le progrès et que grâce à l'argent, les performances sont meilleures. Sans doute, mais la recherche de la performance par tous les moyens est-elle le but ultime de la pratique sportive ? Quant à savoir ce que l'on a perdu en contrepartie, peu en ont conscience. On ne concourt plus pour l'honneur, les couleurs et autres considérants d'ordre moral mais d'abord et avant tout pour ce que cela rapporte en termes d'argent. Aujourd'hui, l'aventure de la glorieuse équipe du FLN historique, qui a duré d'avril 1958 à 1962 et qui a contribué à libérer le pays, ne pourrait même pas se concevoir car aucun joueur ne répondrait à un tel appel. Et ce n'est pas la seule conséquence de l'irradiation par l'argent car il y a aussi l'explosion des cas de dopage, de triches, de comportements immoraux et antisportifs. Pratiques qui témoignent si nécessaire de la dérive d'une activité «sport» censé représenter ce que l'homme a de meilleur en lui mais qui finalement suscitent en lui ce qu'il y a de plus hideux.

La corrosion du sport par les forces de l'argent n'est qu'un syndrome parmi tant d'autres d'un mal profond qui se nourrit du surenchérissement du futile, parce qu'il fait vendre, au détriment de l'essentiel: celui qui produit. C'est aussi toute la problématique de la rémunération du travail producteur des richesses et de leur répartition par rapport aux rentiers et aux «amuseurs» qui est ainsi posée. Mais il est à craindre qu'au regard de l'avidité ambiante, ceci ne soit que la préoccupation d'une infime partie d'humanistes marginaux, et ce malgré les appels incessants d'une planète à bout de souffle. Gagner toujours plus d'argent en produisant plus et en consommant plus. En fin du processus, on trouve ces «VRP», ces nouveaux milliardaires qui, grâce à une paire de gants de boxe, une balle de golf, de tennis ou de foot ou autre tirent profit d'un système incontrôlable car il a pris soin de se structurer extra-muros dans des fédérations internationales autonomes en veillant à se mettre hors de portée de toute puissance étatique tutélaire régulatrice. Fédérations qui sont parvenues à imposer à des Etats souverains de n'obéir qu'à ce maître incontestable qu'est le dieu Argent. Dès lors, il apparaît normal, dans la «logique» du marché, de rémunérer celui qui suscite un besoin et contribue à vendre un produit mille fois plus cher que celui qui le produit. Hélas, les appels à la raison de quelques âmes bien pensantes se perdent dans la clameur des arènes surchauffées. Mais eux seuls savent qu'à ce rythme, la société n'a d'autres issues que d'aller droit dans le mur; les autres s'en rendront compte quand il sera trop tard.

1.- Rouget de Lisle (1760-1836). Il est l'auteur de l'hymne national français «la Marseillaise».

2.- Expression du président français Valéry Giscard d'Estaing, prononcée lors de sa visite en Algérie en 1975.

3.- Baron Pierre de Coubertin (1863-1937) Rénovateur des Jeux olympiques et fondateur du Comité International olympique.

4.- Jules Rimet (1873- 1956). Dirigeant du football, initiateur de la Coupe du monde, laquelle a porté son nom un certain temps.

5.- Adam Smith (1723-1790). Philosophe et économiste écossais. Un père du libéralisme et de la fameuse main invisible par laquelle le marché s'auto-régulait par le libre jeu de l'offre et la demande.