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La ville, c'est de l'inenvisageable

par Benkoula Sidi Mohammed El Habib*

  Si la recherche sur la ville est si peu développée dans nôtre pays, c'est aussi à cause du profil de l'université algérienne qui peine à comprendre que la pensée ne se quantifie pas et surtout ne se temporalise pas, c'est-à-dire qu'il est difficile de la soumettre à une limite obvie des calendriers et les pressions du marché qui exigent des résultats adéquats à leurs attentes. Le tout entrepreneuriat au sein de l'université (algérienne) est un suicide car, en effet, il y a des secteurs qui peuvent céder totalement ou en partie sans grands dégâts à la pression pour ne pas dire le harcèlement des entrepreneurs et des entreprises, et d'autres pas. C'est d'autant plus particulièrement suicidaire dans le cas algérien avec l'inexistence d'un véritable marché fondé sur la concurrence de l'innovation et la transparence des activités et échanges économiques.

La ville est un sujet brûlant qui met en jeu la qualité de notre vie collective; l'esprit de la ville fait partie du domaine du «non mesurable» (dixit Louis I. Kahn, architecte) et est souvent éloigné de l'élitisme des urbanistes, des statistiques et du zoning fonctionnaliste. Mais la ville ne dépend pas surtout de l'acharnement des promoteurs de l'immobilier qui ne se soucient généralement que très peu de la possibilité d'une ville démocratique, équitablement possible par principe pour tous.

L'absurdité la plus absolue a voulu que des doctorats portant sur la ville soient limités dans le temps, donc qu'on ne donne pas aux candidats la possibilité de laisser mûrir leurs modes de penser, de se connaître avant de connaître quoi que ce soit, ce qui fait que le doctorat n'est plus sa retrouvaille propre qui permet la retrouvaille de l'autre, et se donner la joie de la souffrance de crapahuter sur des chemins plutôt méconnus qu'inconnus, mais juste un étalage de données déjà vues et revues sans aucun questionnement particulier.

Pour revenir à mon propos, depuis longtemps je n'ai de cesse à dire que «la ville peine à faire ville» ; elle n'est plus tellement le produit du désir de partager un espace avec l'autre, qu'on est bien loin du triptyque : «urbanité, diversité, altérité», du philosophe de l'urbain, Thierry Paquot, qui dit aussi que «la ville n'existe plus».

En tout cas c'est plus que certain, ce philosophe a une conception de la ville que nous devons tous suivre avec beaucoup d'attention, car il nous ouvre l'esprit sur l'ampleur du désastre urbain qui nous guette, comme pour ne citer que quelques cas, ce qu'il appelle la gestion thématique de l'urbain que pratiquent les décideurs, et l'impact négatif des résidences fermées (gatted communities) sur la possibilité du vivre-ensemble.

Il m'est arrivé personnellement, après avoir constaté l'aliénation de l'espace urbain des villes agglomérées algériennes, de faire le rapprochement avec les politiques coloniales de l'urbain, et de prévenir les formes de ségrégation qui empêchent l'émergence d'un projet de ville qui permet à tout un chacun de se reconnaître dedans. Ce constat se double d'un autre qui est que l'analyse des enjeux d'identification à l'espace au sein de la «ville-non-ville» est un exercice quasiment inexistant dans nos structures de recherche; pourtant cette analyse, relevant plutôt du domaine de l'anthropologie de l'espace, peut avoir pour mérite de nous éclairer, nous renseigner sur l'intelligence des pratiques géographiques en «mi-lieu» urbain.

En effet, ce que nous perdons généralement de vue, c'est que la ville, sa signifiance, se trouve aussi dans les micro-territoires plus que les macro-territoires. La notion d'habitabilité est liée au lieu, à sa force et sa capacité d'absorber une pratique, de la contenir et la maintenir dans la longue durée. Comme je le dis à mes étudiants, ce n'est pas pour rien qu'un groupes d'hommes âgés vont s'asseoir à tel endroit qui ne fût aucunement envisagé dans les plans sommaires des urbanistes et architectes. Je dirai même que j'ai tendance à penser que la ville, disons la vraie, c'est surtout de l'inenvisageable. L'enseignement de l'urbanisme comme de l'architecture est à inverser. Il peut être conçu autour de la recherche de l'inenvisageable, ce qui permettrait d'atténuer le poids déformant de l'élitisme de l'architecte qui ne sait envisager que ce qui lui parait envisageable «parce que l'expérience l'a montré», argue-t-il.

Dans ce sens, j'ai vu très peu d'études qui s'intéressent par intérêt (et je ne dis pas la précision) aux espaces de l'intimité qui peuvent être à la fois des espaces privés et d'accueil collectif. Le micro-territoire a une dimension fondatrice, et même si je n'aime pas trop le mot, «identitaire», pour la ville et le quartier, il peut constituer pour la géographie de la ville un élément-jalon tout à fait exploitable dans une démarche de parcours. Cet élément-jalon selon sa diversité peut aider à récupérer et valoriser l'étalement urbain qui, pour beaucoup, témoigne de l'éclatement social, le refus de reconnaître la même règle, de l'impossibilité de valoriser dans l'intérêt collectif, et surtout «l'absence de confiance» qui ne permet à aucun projet d'aboutir.

Le mal, disons, est plus profond dans le cas de la ville algérienne plurielle qui souffre d'une véritable crise de rupture culturelle. Où que je sois allé, j'ai senti l'inadéquation de l'être culturel à l'être spatial. L'urbanisme algérien est régi par la notion de besoin quantifié, réduit au statut de consommable, et soumis dans de nombreux cas à la volonté de décideurs qui parachutent les projets parfois en dehors des périmètres urbanisables, dans du foncier agricole. Cette gestion participative par le haut et jamais par le bas incarne l'échec de l'urbanisme algérien qui n'a jamais su accompagner le mode d'habiter des Algériens. En réalité, le tout élitisme a produit la méconnaissance de l'Algérien, mais aussi son mépris et sa relégation au statut de demandeur de logement, comme sait si bien le dire Mohamed Larbi Merhoum. A ce propos j'ai dit récemment: «Cette politique de redistribution de la rente qui visait à acheter la paix sociale est devenue un sujet brûlant. L'Etat refuse de lâcher la main de peur de perdre un levier très efficace de contrôle de la population»

Ce qui manque donc à l'urbanisme, c'est l'humilité de l'urbaniste qui peut être un citoyen sans formation universitaire. J'ai plus appris sur l'espace avec le berger qu'avec les universitaires qu'ont aveuglés leurs longues expériences. Mais ce que je veux dire surtout, c'est que l'urbanisme en dehors des modèles et théories institutionnalisés, est toujours une première fois, ce n'est jamais la même chose, même si nous avons l'impression que les discours sont les mêmes. L'urbaniste doit s'acharner à démontrer l'exception, à l'expliquer et à la valoriser sans tomber dans le dogme.

Architecte-urbaniste*