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Libye, que peuvent des élections

par Derguini Arezki*

Libye, que peuvent des élections dans un contexte d'asymétrie des forces militaires, économiques et politiques? En Libye se trouve posé à nouveau le problème de la nature du régime politique et ce qu'il suppose du triptyque sur lequel repose la démocratie (occidentale), à savoir le rapport entre pouvoir économique (économie de marché ou économie d'État), pouvoir politique (démocratie politique ou «dictature») et libertés individuelles.

L'accord de cessez-le-feu et l'éventualité d'élections que patronne la diplomatie française, aidée en cela par les Émirats arabes unis et l'Égypte, interviennent au moment où une asymétrie des forces militaires se consolide avec la monopolisation des ressources nationales par l'une des forces qui se présente comme armée nationale. L'armée de Haftar contrôle désormais les ressources pétrolières. Accord curieux selon un expert[1], puisque Serraj n'a pas de groupes armés sous son commandement et qu'il y a eu peu d'affrontements directs entre les forces de Haftar et les milices loyales envers le gouvernement de Serraj. L'accord réalisé est en fait un blanc-seing délivré à Haftar pour combattre les groupes qui ne se soumettraient pas à son projet de construction d'une armée nationale au titre de l'efficacité des luttes contre le terrorisme et l'émigration clandestine.

S'oriente-t-on donc vers un Haftar ministre de la Défense et assisterons-nous comme à une répétition du scénario que nous avons connu en Algérie avec le duo Boumediene-Ben Bella? Avec un processus de monopolisation des ressources (violence et pétrole) qui s'achèvera par une prise du pouvoir effectif par le général Haftar?  Celui-ci n'envisage pas en effet de se soumettre au verdict des urnes, il réclame le droit de construire une armée professionnelle et celui d'en être le futur responsable. Il vient d'obtenir le concours de l'Europe pour s'imposer aux forces intérieures trop divisées pour établir un pouvoir national. «Fayez al-Sarraj a pour lui la légitimité internationale, mais il ne dispose pas d'une armée capable d'imposer son autorité sur les milices. Il n'a pas accès aux ressources pétrolières. Il n'est pas en position d'améliorer le quotidien des Libyens, très appauvris. Khalifa Haftar, lui, est en position de force militairement, mais il veut une reconnaissance.

Il réclame le poste de ministre de la Défense»[2] Les élections permettront de sauter par-dessus les forces politiques incapables de définir les conditions de leur coopération-compétition, et qui pourront être organisées lorsque les forces armées dirigées par Haftar seront en mesure d'en garantir le déroulement. Ce n'est probablement pas un hasard non plus si c'est la France avec sa riche expérience africaine qui orchestre la mise en œuvre d'un tel scénario. L'enjeu est d'importance : il s'agit de maîtriser le processus de conquête du pouvoir en Libye pour savoir ce qu'il pourra être obtenu de ses dirigeants. L'Europe peut réserver à l'Italie d'autres tâches dans lesquelles elle se trouve déjà engagée : contenir les débordements immédiats des crises démographiques et économiques de l'Afrique.

La question se pose donc : face à un double processus de monopolisation de la force et de ressources par elle monopolisables, ayant de surcroît le soutien des puissances extérieures, quel pouvoir peuvent donner des élections, sinon un semblant de légitimité temporaire?           

L'objectif de l'émissaire de l'ONU, Ghassan Salamé, théoricien de la démocratie sans démocrates, étant celui de la stabilité, on ne le voit qu'accompagnant les processus de monopolisation des ressources pour en faire les comptes rendus qu'il convient à chacun.

On fait semblant d'oublier trop souvent que ce ne sont pas les élections qui font la démocratie. Que les élections ne sont qu'une façon de mettre un terme au débat politique. La démocratie suppose une différenciation et une décentralisation du pouvoir, des ressources. L'État de droit et l'économie de marché vont donc encore une fois faire défaut à la société libyenne, les puissances extérieures préférant une économie d'État, un pouvoir monopolisé par une minorité dont les intérêts pourront être ainsi facilement dissociés de ceux de la majorité de la population, comme c'est le cas pour toutes les sociétés dont les États ont hérité de la propriété coloniale. Comme le soutient Georges Corm, elles préféreront un capitalisme d'État et une gestion patrimoniale de l'économie à une économie de marché[3].

La solution est connue. Mais ce n'est pas un hasard non plus si sa promotion n'est pas assurée par les institutions internationales, elles qui promeuvent soi-disant et tous azimuts une économie de marché et la privatisation des entreprises publiques. Les puissances étrangères veillent à maintenir l'asymétrie de pouvoir entre elles et le reste du monde par le moyen de l'asymétrie entre la minorité dirigeante et la société au moyen de la propriété publique et de sa gestion patrimoniale. Par ce moyen elles compteront s'approprier les ressources du reste du monde et fabriquer des intérêts divergents entre pouvoir d'État et société. Citons encore Georges Corm : «En ôtant aux États la propriété des gisements pétroliers pour la mettre entre les mains de millions d'actionnaires, dans le monde arabe en priorité, mais aussi sur les grandes Bourses occidentales, on désamorcerait la symbolique mythologique de crises futures, telles que celle qui a servi de déclencheur à la guerre du Golfe, puis à l'invasion de l'Irak, et on ouvrirait la voie à des changements positifs profonds dans la vie des sociétés arabes.

Pour que ces changements aient lieu, il faudrait que des fonds spécialisés gèrent une partie des actions qui devraient être distribuées gratuitement aux couches les plus défavorisées des populations arabes, leur donnant enfin le sentiment de ne pas être dépossédées de tout dans leur propre pays»[4]

Sans donc une remise en cause de la structure de la propriété, une remise en cause des enjeux du pouvoir (monopoliser certaines ressources (celle de la force) pour monopoliser leur ensemble (en commençant par les puits de pétrole), il n'y aura pas d'autre solution pour la Libye qu'un retour à l'autoritarisme. La société libyenne ayant cédé à la domination d'un pouvoir d'État qui aura cumulé pouvoirs financier et militaire, ne pourra l'empêcher de qualifier et de disqualifier les autres types de ressources. Non, ce n'est pas la France qui va faire la promotion de la démocratie en Afrique et en Libye.

L'ancienne puissance coloniale ne peut envisager que de profiter de ses anciennes colonies d'une nouvelle manière. Pour elle, voilà le sens du terme progrès. Elle travaillera pour dissocier les intérêts de la minorité dirigeante, qu'elle corrompra, de ceux de la société pour les associer aux siens. Les valeurs qu'elle prétendra défendre ne serviront que la rhétorique par laquelle elle voudra se défaire de ses adversaires et donner bonne conscience à son opinion. L'Europe veut faire de la Libye une barrière contre l'émigration clandestine, elle veut construire un mur entre l'Europe et l'Afrique. L'Europe a besoin d'un État autoritaire qui puisse appliquer ses décisions et recourir à la force si nécessaire. Le chaos dans lequel a vécu jusqu'ici la société libyenne étant suffisant pour justifier un ordre autoritaire.

Plutôt que de penser un monde avec des puissances généreuses, il faut penser un monde aux pouvoirs équilibrés, une différenciation des pouvoirs de sorte qu'un pouvoir puisse arrêter un autre pouvoir. Adam Smith avait bien raison : c'est dans l'intérêt de chacun qu'il faut trouver son intérêt[5]. Ce que les asymétries de pouvoir permettent dans le sens des intérêts de certains et pas d'autres, les intérêts dominants ne prenant pas en compte ceux des plus faibles.

Ce que semble avoir compris le général Haftar : il offre une gestion centralisée des flux pour les puissances extérieures, l'ordre pour les Libyens qui veulent sortir de la guerre civile. Pour la Libye tout pourrait se passer comme si on avait chassé un «dictateur» pour en établir un autre, après avoir usé les ressources de résistance de la société et transformé ses préférences. La société renoncerait aux libertés individuelles et privilégierait la dictature à la guerre civile. On aura remplacé ainsi un Kadhafi par un Haftar.

Le peuple ayant été exclu de la construction du pouvoir grâce à l'aiguisement de ses divisions, on aura fait appel à un nouveau «dictateur», sans les plans africains de Kadhafi, pour rétablir l'ordre et la sécurité. Les plans de Kadhafi qui n'entraient pas dans ceux de Sarkozy et de Paris.

Mais pourquoi donc l'Europe ne veut-elle pas se rendre compte que le temps de la puissance occidentale n'est plus ce qu'il était, pour penser que Haftar et la société libyenne ne pourront pas être autres que ceux qu'on voudrait qu'ils soient, face aux missions que l'on voudra leur imposer. Le cas de l'Algérie est ici aussi parlant. Pourquoi Haftar voudrait-il faire moins bien que Kadhafi ? Comment emploiera-t-il les ressources de la Libye pour faire face aux problèmes de l'Afrique. Certes, l'Afrique n'a pas encore trouvé sa voie vers la démocratie et la Libye ne pourra inaugurer une telle entrée en matière, mais elle ne pourra s'exclure du mouvement de transformation.      

L'Afrique n'a pas encore suffisamment réalisé une différenciation, décentralisation de ses ressources encore dominées par celles naturelles monopolisables ; elle n'a pas encore complètement digéré son héritage colonial, pour donner une base économique et politique à la démocratie. Mais le temps approche où l'Afrique devra compter sur d'autres ressources que celles monopolisables pour subvenir à ses besoins.

Et il y a fort à craindre que ce ne soit l'Europe plutôt que l'Afrique qui ne soit plus tout à fait dans le cours de l'Histoire.

La stabilité est un objectif cardinal, mais il faut distinguer le mot et la chose. Au moment où le gouvernement par la consommation[6] s'essouffle, seul un ordre inclusif est en mesure de la garantir de manière durable.

La Libye pourra-t-elle jouir seule de son pouvoir d'achat ? Ne devra-t-elle pas en consacrer une part non négligeable à se protéger des désordres africains ? Car, comment pourra-t-elle s'y prendre, pour assurer une stabilité chez elle et se prémunir de son voisinage ?

Les Algériens sont en train d'expérimenter le fait que si l'on ne va pas au monde, le monde vient à vous. On ne peut s'abstraire de l'Afrique, l'Europe du reste y compte pour faire barrage à l'émigration clandestine.

La Libye pourra-t-elle faire partie de la forteresse européenne ? Suivra-t-elle l'Afrique dans son chaos ? Comment tenir entre les deux ?

L'Europe veut se débarrasser des conséquences destructurantes de ses actions coloniales?de l'Histoire préfèrera-t-on dire.

À l'Afrique de les, de «se», prendre en charge ? Cela ne signifie-t-il pas dans un cas sortir de l'Histoire et dans un autre y entrer ? Il y aurait là comme une revanche de l'Histoire.

L'Algérie commence à être confrontée à un tel problème, sans institutions inclusives on ne pourra plus acheter la paix civile[7]. La Libye peut croire qu'elle pourra encore vivre d'une économie d'État, que la société pourra troquer en contrepartie d'un certain pouvoir d'achat sa soumission à un gouvernement autoritaire. Je pense que cette illusion ne tiendra pas longtemps. La société algérienne se décille déjà les yeux. La croissance de la démographie et des inégalités menace tout le continent africain.      

La Libye ne pourra être une citadelle dans un continent en ébullition. Les parties libyennes devraient bien s'imprégner de cette réalité : on ne pourra composer une Libye sereine sans les Africains.        

Sa composition avec les seules puissances extérieures contre celles intérieures, comme l'entreprend le général Haftar aujourd'hui, n'est qu'un début qui ne dit pas sa fin.           Ce sont des ressources qui vont de nouveau être gaspillées, perdues pour la Libye et l'Afrique.

La force, pure dépense, ne pourra être indéfiniment nourrie par les ressources naturelles.

On peut simplifier et dire que la démocratie (occidentale) a procédé d'un État de droit (hérité de la monarchie de droit divin ou de la tradition) qui a permis une décentralisation du pouvoir économique (révolution urbaine). La construction de l'État de droit entrepris avec la monarchie a jeté les bases de l'Etat nation et a accompagné l'émergence de l'économie de marché qui a permis la différenciation du pouvoir en pouvoir économique d'une part et pouvoir militaire et politique d'autre part. La construction de l'État nation que les indépendances post-coloniales ont permis a conduit, dans les sociétés qui n'avaient donc pas connu de décentralisation du pouvoir économique, à une économie d'État et un pouvoir politique autoritaire.

Les États africains ont émergé dans le cadre de structures coloniales, dont une propriété, qui avaient pour fin à l'origine la monopolisation concentration des ressources en faveur de la métropole. Les nouveaux États, étant donné la rareté des ressources et les nécessités de leur développement, ont cru bon de faire avec un tel héritage, ils conservèrent donc une telle centralisation monopolisation des ressources. La doctrine du socialisme aidant, on a cru pouvoir sauter par-dessus la transformation capitaliste. Résultat : nous en sommes toujours à une accumulation primitive du capital [8] et une économie de marché dans les limbes. Ces structures coloniales furent donc à la base de la concentration du pouvoir post-colonial et de sa nature autoritaire et à l'origine de la malédiction des ressources naturelles.

La question de la démocratie n'est donc pas une question de valeurs, mais de pouvoirs. Les valeurs que se réserve le monde occidental ne sont pas de ses seuls attributs. Leur mise en œuvre ne bénéficie simplement pas des mêmes conditions [9] qu'il s'attache à différencier. Les libertés individuelles sont ici un facteur de cohésion, d'élargissement de droits consentis, des uns sur les autres, elles sont là un facteur de dispersion, les droits ne se soutenant pas les uns les autres. L'État de droit et l'économie de marché soutenant l'expansion et la diversification des droits. L'État de non-droit et l'économie d'État organisant leur désordre à défaut de responsabilité sociale de l'individu. La question de l'État de droit n'étant pas réglée, comment pourrait advenir une économie de marché ? « Aucun programme, qu'il soit libéral ou non, de droite ou de gauche, ne peut être valable dans un système de non-droit. Et nous sommes dans un système de non-droit.» [10] Aussi, doit-on être en mesure d'identifier les causes structurelles qui s'opposent à l'établissement d'un État de droit dans les pays africains. Pourquoi leur société ne se soumet-elle pas à l'obéissance de la loi ou de la tradition, comme ont pu l'être des sociétés européennes avec leur tradition et leur monarchie de droit divin  ? Entre une loi qui ne peut être dictée (car par qui et pour quoi ?), et des traditions largement détruites, l'Afrique doit réinventer ses fonctionnements. L'origine de l'État de droit en Algérie commence avec l'État colonial qui en exclut les Indigènes et la dictature militaire qui veut être l'État des humbles. Une dictature issue de la révolution qui ne consent pas à une décentralisation du pouvoir économique dans un contexte mondial de domination occidentale. La décentralisation n'a pas la faveur des autorités révolutionnaires qui la considèrent comme une dispersion dangereuse des ressources publiques. En effet, l'asymétrie de pouvoir entre le monde impérialiste et les nouveaux pouvoirs indépendants mettent ceux-ci en position défensive et l'embryon d'économie indigène qui s'est formé lors de la période coloniale ne peut constituer à leurs yeux la matrice de l'économie indépendante.   

Il ne s'agira donc pas de conquérir le marché mondial, mais de s'en défendre en se soumettant à une économie d'État. La doctrine est simple: l'État contre le marché et non pas la transformation des conditions de l'échange.

Certains y tiennent encore. Il faudra attendre l'Extrême-Orient, le Japon, les quatre dragons que l'Occident voulait dresser contre les communismes russe et chinois, et surtout la Chine post-maoïste pour qu'une telle éventualité (prendre place sur les marchés extérieurs plutôt que de s'en extraire) puisse disposer d'une réelle crédibilité. Et maintenant toute une catégorie de réémergents et d'émergents, dont l'Inde, la Turquie, l'Iran et le Brésil cherchent leur voie entre démocratie économique et démocratie politique. Aussi, l'État, ne s'étant pas construit sur une tradition nationale et s'inscrivant dans un contexte persévérant d'asymétrie des pouvoirs nationaux et internationaux, ne pouvait-il pas avoir pour but la réalisation d'un État de droit qui garantirait la hiérarchie des normes nationales et internationales, mais la gestion d'un Etat de non-droit pour garantir l'indépendance du pouvoir politique vis-à-vis de l'ordre international.

Pour assurer l'«alternance» au pouvoir, éviter sa transmission héréditaire, il fit de la corruption un moyen de gouvernement. En effet, entre le droit et la corruption, il faut choisir. N'en déplaise à certains qui voudraient les refuser tous les deux pour en rester à une idée de la justice dont seuls ils auraient le secret. Pour ce faire, on fabriquera des dossiers, on mettra aux postes de responsabilité ceux que l'on pourra démettre. Le meilleur dossier sera celui le mieux étoffé. Mais cela ne pouvait durer, car à la longue le corrupteur ne peut pas se protéger de la corruption. Le cœur du système ne peut s'ériger en monde des purs. Les services de sécurité ne peuvent continuellement être juge et partie. Le pouvoir économique d'État, dans un tel gouvernement par la corruption et la consommation, devenu aussi astronomique qu'inattendu, prenait le dessus sur le pouvoir sécuritaire régulateur. Mais là aussi, pour quel résultat ? Un tel triomphe n'est-il pas une victoire à la Pyrrhus ? La crise économique remet les pendules à l'heure.

Combien de temps faudra-t-il pour comprendre que des services de sécurité performants, soucieux de la stabilité du pays et non plus simplement d'une gestion des intérêts absorbés dans la capture de la rente, ont besoin de pouvoirs économiques performants ? C'est le financement des guerres royales qui est à l'origine du déclassement des propriétaires terriens, puis de la monarchie en faveur de la bourgeoisie des villes. Sans la conquête des marchés extérieurs, il n'y aurait eu ni révolution industrielle ni démocratie. Entre la compétition économique et la guerre économique, il y a une différence de statut chez les participants : la compétition est entre frères/égaux, la guerre pour remettre chacun à sa place quand on ne peut convenir par la première du statut de chacun.

Pour l'Algérie aujourd'hui, il ne s'agit plus de gérer une corruption et une consommation par lesquelles tenir la cohésion de l'ensemble, mais de trouver les ressources nécessaires à l'entretien des différents corps d'État qui menacent désormais de faire défaut. Le risque est grand que l'on doive assister comme en Égypte et en Libye à une tentative de restauration de l'État autoritaire pour permettre à la privatisation rampante de poursuivre l'accumulation primitive du capital.           Car la phase actuelle s'apparente bien à une période de restauration de l'autoritarisme, les bases de la démocratie étant ignorées par les uns et occultées par les autres. Les forces sociales qui ne prennent pas en considération les rapports de force réels, internes et externes, ne distinguent pas les bons rapports des mauvais et leur transformation, ne pourront que participer par leurs divisions à une telle restauration. L'Histoire n'est pas un fleuve tranquille, certainement, mais elle a quelque chose d'un fleuve dont on s'efforce de tracer le lit.

Les passions de l'égalité et de la liberté conduiront toujours les hommes. Ils s'occuperont constamment à se rattraper, à se dépasser, à faire et à défaire les asymétries de pouvoir pour accroître leurs droits les uns sur les autres.

En vérité, une remise en cause des asymétries de pouvoir internes et externes suppose des élites en mesure d'affronter les différentes formes de compétition mondiale. Des élites et des capitaux au pluriel dont les intérêts ne pourraient être dissociés de ceux de la société dans son ensemble, qui puissent se seconder pour le pouvoir[11] de l'ensemble, car l'un(e) ne saurait tenir longtemps sans l'autre, qui puissent par conséquent émerger d'institutions inclusives. Seules donc des institutions inclusives, des élites performantes qui sachent conjuguer égalité et liberté sont en mesure de nous éviter de sombrer à nouveau dans le chaos et la guerre civile pour œuvrer ensuite à la restauration d'un État autoritaire. Car en l'absence d'une telle visée, on ne pourra faire face aux désordres à venir. Sur le chemin de la restauration de l'ordre autoritaire seront désolidarisées, utilisées l'une contre l'autre, liberté et égalité. Au nom de l'égalité la lutte contre la corruption s'en prendra aux élites économiques ; au nom de la paix civile la répression s'attaquera à la liberté d'organisation. Sur le chemin de la démocratie, les élites partageront avec les masses la passion de l'égalité, les masses avec les élites celle de la liberté.

*Enseignant chercheur en retraite, faculté des sciences économiques, Université Ferhat Abbas, Sétif. Ancien député du Front des Forces socialistes  (2012-2017), Bejaia.

Notes

[1] Karim Mezran, Libya's Haftar Comes Out on Top, Atlantic Council du 26.07.2017

[2] Hasni ABIDI à la Tribune De Genève : «Un accord en Libye était devenu urgent. C'est un tournant !»

[3] « La privatisation des secteurs pétrolier et phosphatier dans le monde arabe, en mettant fin au capitalisme d'État transformé en gestion patrimoniale de l'économie, pourra à la fois changer le jeu économique interne peu productif et le style de relations politico-économiques entre le Proche-Orient et les puissances occidentales», in Georges CORM, «Le Proche-Orient éclaté 1956-2010 », conclusion générale p. 1070.

[4] Ibid pp. 1068-69

[5] Un verset du Coran affirme que le monde se corromprait si Dieu ne faisait pas s'opposer les hommes les uns aux autres.

[6] Voir mon précédent article La fin du gouvernement par la consommation le Quotidien d'Oran du 13.07.2017

[7] Voir à propos des institutions inclusives Daron Acemoglu et James A. Robinson La Faillite des nations. Pourquoi certains pays sont-ils riches et d'autres pauvres ? (2012)

[8] Voir la thèse de l'accumulation primitive inachevée du Pr Abdellatif Benachenhou, Formation du sous-développement en Algérie. OPU. 1978.

[9] Amartya Sen distingue des ressources au départ de capacités et des capacités qui se réalisent dans des fonctionnements. Voir Bonvin Jean-Michel, «La démocratie dans l'approche d'Amartya Sen», L'Économie politique 3/2005 (no 27), p. 24-37. www.cairn.info/ revue-l-economie-politique-2005-3-page-24.htm.

[10] «L'État de droit est l'input majeur qui manque à notre pays», soulignait Hocine Aït Ahmed dans l'interview accordée à Libre Algérie en mars 2000.

[11] La définition implicite du pouvoir par Amartya Sen me paraît la plus pertinente et la plus opératoire : le pouvoir est ressources (par ex. pouvoir d'achat, santé et éducation), capacités (de les mettre en œuvre) et fonctionnements (mises en œuvre effectives).